Comment articuler en théorie et en pratique la lutte contre l’exploitation et la destruction du vivant à l’oppression des femmes par les hommes, et plus généralement à tous les systèmes d’oppression et de domination ? C’est la question que posent dans les années 1970 les pensées écoféministes en Amérique du Nord, en Europe, en Inde et en Amérique latine. Longtemps marginalisées dans les mouvements féministes comme écologistes, les pensées écoféministes ont connu ces dernières années un nouvel engouement. Quelles sont leurs principales lignes de force ? Comment écoféminismes et anticapitalisme peuvent-ils se conjuguer ?

Propos recueillis par Clément Petitjean et Catherine Achin, membres du comité de rédaction de Mouvements.

Mouvements : Vous venez de publier votre deuxième ouvrage commun, Yoga Shalala[1], qui explore les liens entre la pratique du yoga et l’écoféminisme à partir de ton expérience, Jeanne. Votre premier roman graphique, sorti en 2021, décrivait déjà les idées, les rituels et les pratiques des ReSisters[2], une communauté écoféministe en rupture avec le système capitaliste patriarcal néocolonial. Est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous avez, chacune, rencontré l’écoféminisme ?

Jeanne Burgart Goutal (J.B.G.) : J’ai commencé à travailler sur le sujet en 2012. Mais cela faisait déjà longtemps que les questions qui m’intéressaient en tant que prof de philo et lectrice de philo tournaient autour de la critique de la modernité et du capitalisme. Je lisais déjà pas mal d’auteur·ices écolos, ou bien des auteur·ices sur lesquel·les j’avais beaucoup travaillé pendant mes études, comme Nietzsche, qui a priori n’est pas très écoféministe mais chez qui on trouve déjà une critique de la modernité, de la rationalité, des valeurs bourgeoises. Et je m’intéressais aussi aux féminismes. La découverte de l’écoféminisme s’est faite un petit peu par hasard. J’ai vu un documentaire de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global (2010), dans lequel il y a des passages d’interviews avec Vandana Shiva et d’autres personnes comme Claude et Lydia Bourguignon, des membres du mouvement des paysans sans terre au Brésil. Toutes évoquent des liens entre, par exemple, les politiques de développement, d’industrialisation de l’agriculture et la dégradation de la condition des femmes en Inde, ou bien des liens plus symboliques entre la terre et la femme, la mère, le labour et la pénétration, voire le viol Et à peu près au même moment, je suis tombée là aussi un peu par hasard sur un article de Janet Biehl dans Le Monde Diplomatique[3], qui est une critique vraiment acerbe de l’écoféminisme. Et forcément, quand on tombe sur une contradiction, quelque chose qui nous enthousiasme et qui en même temps suscite directement une critique, c’est hyper stimulant ! Ça m’a donné envie de plonger dans la recherche sur ce sujet. Et au fur et à mesure, ça m’a amenée à sortir complètement du mode de recherche habituel en philo, purement livresque, et d’aller vraiment sur le terrain, faire des séjours, des immersions, plein de rencontres, ce qui a profondément changé aussi mon rapport à la philo, à l’enseignement.

Je ne suis donc pas partie d’un engagement militant mais d’un intérêt philosophique. En même temps, je trouve ça un peu artificiel de séparer les deux. Quand on est philosophe dans l’âme, la philosophie, ce n’est pas juste du baratin intellectuel. Ça engage existentiellement. Et puis, quand j’ai découvert ça, je vivais en Normandie et j’étais pas mal dans les milieux alternatifs, qui mélangeaient complètement la pensée et la vie.

Aurore Chapon (A.C.) : Je venais d’un endroit de déconstruction plutôt écolo, transmis par mes parents (que l’on peut définir comme des gens de gauche libérale). Ensuite, je suis arrivée dans les mouvements féministes vers mes 18-20 ans, grâce auxquels j’ai pu développer à une pensée plus précise et plus radicale au fil du temps. Pendant des années, je n’ai jamais entendu parler des écoféminismes, alors qu’il y a un corpus littéraire énorme. C’est une lutte qui date des années 1970, donc on peut s’étonner de cette ignorance, a posteriori ! Même si j’avais commencé à faire des liens un peu intuitivement en me documentant sur les différents sujets que traitent les écoféminismes, je n’ai pas croisé le terme avant début 2019. Je crois que la première occurrence du mot « écoféminisme » que j’ai vue, c’est dans le Sorcières de Mona Chollet[4]. Et alors que j’étais en train de lire ce livre, Jeanne donnait une conférence à Rennes sur le thème « Féminisme et écologie, même combat ? ». Cet événement arrive donc dans ce contexte où j’ai une sensibilité accrue aux mouvements non seulement féministes (plutôt queer donc), mais aussi écolos, antiracistes / décoloniaux, etc. L’approche dépeinte par Jeanne lors de cette intervention m’a semblé faire la somme de tout cela, sans faire l’économie d’un sujet par rapport à un autre et même au contraire en les articulant entre eux. C’est à ce moment que je me suis demandé comment il était possible qu’en presque une décennie d’intérêt pour ces thèmes, je n’aie pas rencontré cette analyse transversale, qui propose des hypothèses et des pistes sur les crises majeures (sociales, environnementales) auxquelles l’humanité doit faire face de façon de plus en plus urgente. Donc je me suis dit qu’il y avait visiblement un problème au niveau de l’accessibilité de ces idées : le corpus reste en effet très théorique, le tout dans un format et une langue peu grand-public… ce qui est un comble, pour des mouvements nés plutôt sur le terrain, créés par des populations minorisées, pauvres, avec globalement peu d’accès à l’éducation. Alors il m’a semblé qu’une des premières actions à imaginer, et qui m’était accessible, ce pouvait être une meilleure stratégie de diffusion, une proposition de forme différente et moins universitaire. J’ai alors contacté Jeanne dans l’idée de produire quelque chose en intégrant une dimension visuelle prépondérante, même si je ne savais pas encore quoi exactement (des strip BD pour réseaux sociaux, un pdf à télécharger ?). Je voulais initialement simplement reprendre le contenu de la conférence, et en proposer une version visuelle, en rendant très visibles les chiffres et statistiques, par exemple. Jeanne m’a répondu qu’on pouvait sans doute faire plus que ça… Et voilà comment est né le projet !

Mouvements : Et c’est ainsi que débute votre construction commune des ReSisters. Et après tout ce travail, ces lectures, ces recherches, comment vous positionnez-vous dans la galaxie écoféministe ? Est-ce qu’il y a des courants desquels vous vous sentez plus proches, ou des expériences militantes qui vous parlent plus que d’autres ?

A.C. : Oui, je me positionne ! Quand j’ai découvert l’écoféminisme, j’y ai vraiment vu la convergence des luttes, à la fois féministes et queers, écolos, décoloniales, anticapitalistes, de classe, etc. Je me suis dit, c’est merveilleux, c’est ça qu’on cherche depuis le début. Et j’étais persuadée que pour tout le monde, l’écoféminisme, c’était ça. Mais j’ai été confrontée à des réactions défensives de la part notamment de féministes de mon entourage qui me regardaient avec un peu d’agacement quand je leur en parlais. J’ai compris par la suite que l’écoféminisme n’a pas très bonne presse en France, qu’il est associé à des mouvements que personnellement je résume sous l’étiquette « féminin sacré divin » ou « féminin divin » – desquels je me désolidarise absolument, au passage, parce qu’ils ont une dimension très essentialiste voire même transphobe. Or moi j’évolue dans des milieux plutôt très queer, on peut donc facilement comprendre pourquoi ça coinçait. J’ai passé beaucoup de temps à discuter de la méfiance à l’égard de l’écoféminisme, en essayant de parler des mouvances dont je me sens plus proche, comme l’écologie queer par exemple, qui propose justement de dépasser les binarités homme/femme, humain/animal, etc. C’est ce que je trouve de plus intéressant dans ce mouvement : détricoter les arguments pseudo-biologistes, qui s’inspirent d’une nature prétendument binaire (et originelle, intouchée, vierge…), qui en fait ne l’est pas du tout quand on s’y intéresse réellement ! Quand on étudie différents types d’écosystèmes, on peut constater une immense variété dans les types de symbioses, les formes de reproduction, les sortes de familles, de système sociaux… C’est une bonne nouvelle, parce que ça signifie que ceux prônés par l’hétéro-patriarcat ne sont en réalité qu’un type de modèle parmi une infinité d’autres, et que donc en principe on peut en changer… ou en tout cas commencer à l’imaginer ! Moi, j’y vois une inspiration énorme pour les mouvements féministes et queers, qui tentent justement de renouveler nos imaginaires et nos organisations sociétales vers quelque chose de plus diversifié… et donc forcément de plus riche et joyeux pour tout le monde.

J.B.G. : En ce qui me concerne, ce qui est un peu bizarre, c’est que dans mon bouquin Être écoféministe[5], qui est paru avant la BD, il y a un interlude dans lequel j’ai écrit noir sur blanc « Je ne crois pas à l’écoféminisme, blablabla ». Et malgré cela, je suis tout le temps étiquetée « philosophe écoféministe ». Apparemment, quand on tape mon nom sur Google, on trouve ça, et maintenant « professeure de yoga », ce que je ne suis pas non plus. Venant de la philo, je n’avais jamais vécu ce truc d’identification à un sujet. En philo, on a le droit d’étudier toutes les pensées qui nous intéressent avec une forme de réflexivité, de distance critique. Et là, dans le cas de l’écoféminisme, j’ai été confrontée à une tout autre logique où on supposait que j’étais écoféministe. Ce qui discréditait mon propos. Dans des colloques universitaires, il est arrivé qu’on pose à tou.tes les autres intervenant.es des questions de fond et que moi, on me cherche sur mon positionnement pour essayer de savoir si j’étais écoféministe ou pas. C’était vraiment bizarre comme expérience. Et dans les milieux militants, ce n’était pas non plus confortable puisqu’il y avait une sorte de soupçon sur le fait que je n’adhère pas à tout, que je questionne, ce qui signifiait que je n’étais pas amie, mais ennemie. Si je n’étais pas 100% pour, j’étais contre. Ce qui, évidemment, est hyper simplificateur.

Dans Être écoféministe, l’un des enjeux était justement de tenir une ligne de crête, de ne faire ni un livre écoféministe, ni une critique de l’écoféminisme, mais de trouver ce positionnement d’observation participante, comme en ethnologie, ou d’observation sympathisante mais néanmoins lucide. C’est mon positionnement de départ. Et j’ai beau répéter dans les conférences « je ne suis pas écoféministe », tout le monde veut que je le sois. Et c’est un peu vrai même si je tiens, effectivement, à ne pas revendiquer cette étiquette. Je ne vois pas pourquoi je me définirais plus comme écoféministe que comme nietzschéenne ou comme rousseauiste ou comme tantrika[6] ou je ne sais pas quoi. Et en même temps, je vois bien qu’avec les bouquins, avec le nombre de conférences que j’ai faites, d’interventions publiques, d’interviews, d’entretiens avec des étudiant·es, je contribue à la diffusion de cette pensée. Ce que j’essaie de faire avec le plus d’honnêteté possible, même si je n’adhère pas à tout. En fait, cela m’agace souvent que dans le débat public ou dans la médiatisation du mouvement, ce soient les versions les plus discutables ou les plus simplistes qui soient répandues. Et donc, quand j’interviens, j’essaye de mettre en valeur ce qu’il y a, selon moi, de plus intelligent, de plus enthousiasmant dans les différentes versions de l’écoféminisme. Donc, comme Aurore, ce qui m’intéresse et ce qui me paraît porteur, c’est un écoféminisme qui puisse vraiment faire alliance avec les luttes les plus déconstructives, les plus radicales qu’il puisse y avoir en ce moment. Donc un écoféminisme qui soit clairement plus du côté queer que du côté essentialiste, qui prenne en compte la dimension décoloniale, antiraciste, qui se replie le moins possible sur les versions commerciales qu’on peut trouver dans le mouvement.

Et dans ma pratique d’enseignante, ça a aussi changé beaucoup de choses. D’une part dans les textes que je fais étudier aux élèves, mais surtout dans mes pratiques pédagogiques. En fait, pour moi, ça revient simplement à essayer de créer plus de justice là où on travaille. Si vraiment on veut contribuer le moins possible aux logiques de reproduction sociale, de racisme systémique, de perpétuation des inégalités dans le système scolaire, ça suppose de changer complètement les manières de faire travailler les élèves, de les évaluer, de les noter, de se relier ou pas à Pronote, Parcoursup, etc. J’avais envie de changer mes pratiques avant de découvrir l’écoféminisme, mais cela m’a aidée à oser.

Mouvements : Nous avons aussi beaucoup apprécié l’interlude d’Être écoféministe : défendre une approche empirique en philosophie, montrer une forte empathie pour les autrices et les militantes dont tu parles et en même temps dire « je n’y crois pas », c’est une posture d’enquête très intéressante. Pour continuer… qui sont vos autrices écoféministes clés, les moments marquants pour vous de l’histoire de ces mouvements ? Et puis, un peu en lien avec ça, comment est-ce que vous expliquez le regain et la diffusion des idées de ce mouvement ces dernières années ?

J.B.G. : Sur les autrices, pour ma part, ça a un peu changé, là aussi, au fil du temps. Au début, comme j’avais une approche très philo, ma préférée, c’était Val Plumwood, une philosophe écoféministe australienne. Ces derniers temps, on parle pas mal d’elle parce qu’il y a eu la traduction en français de plusieurs de ses ouvrages. D’abord, des articles où elle raconte son attaque par un crocodile dans le parc national de Kakadu[7]. C’est un texte un peu spectaculaire. En plus, en ce moment, on adore les anthropologues qui se font attaquer par des ours, les philosophes qui pistent des loups… Puis récemment, la publication d’un de ses plus gros bouquins théoriques[8]. Sur le plan philosophique, il me semble que c’est vraiment la plus fine, la plus subtile, la plus honnête intellectuellement.

Et par contre, la première fois que j’ai lu Rêver l’obscur de Starhawk[9], je me suis dit : « Mais c’est quoi ce truc ?! C’est complètement bidon ce qu’elle raconte ! » Elle fait une espèce de nouvelle topique, comme les topiques freudiennes, mais un truc avec l’enfant, je ne sais pas quoi. Ça me paraissait vraiment bizarre. Mais au fur et à mesure, en changeant mes manières d’évaluer les pensées à partir de la question « Est-ce que c’est vrai, rigoureux, bien argumenté ? », en cherchant plutôt à me demander ce que ça produisait dans la réalité, pour les gens, psychiquement, socialement, politiquement, etc., je me suis rendu compte de la force des textes de Starhawk et de textes moins « rationnels », on peut dire, moins rigoureux sur le plan philosophique, mais qui en fait sont beaucoup plus efficaces pour que des collectifs militants s’en emparent, et qui leur donnent des outils géniaux. Par exemple, l’été dernier, j’ai participé à un chantier organisé par un collectif écoféministe dans le Minervois, dans le Sud-Ouest, qui existe depuis deux, trois ans. Elles, elles se sont vraiment complètement imprégnées des outils de Starhawk, de gestion de groupe, d’organisation des collectifs. Et c’était génial.

Il y a plein d’autrices que j’aime bien, mais il y en a une que j’aimerais citer, parce qu’en France on n’en parle jamais. Et pour l’instant, elle n’est pas traduite, même si j’ai peut-être une piste de publication d’un petit extrait. C’est une théologienne écoféministe qui s’appelle Rosemary Radford Ruether[10]. Elle est hyper intéressante parce qu’à la différence de Starhawk, elle a fait le choix de rester au sein du christianisme, mais de faire une version écoféministe, avec une relecture d’une grande profondeur historique des évolutions de la religiosité. Je trouve sa pensée vraiment intéressante pour une spiritualité écoféministe qui n’irait pas du côté sorcière, néopaganisme, ce que je trouve chouette aussi.

Ensuite, sur les grands moments, évidemment, il y a les grandes mobilisations du début du mouvement, la Women’s Pentagon Action en novembre 1980 aux États-Unis, le campement de Greenham Common en Grande-Bretagne, un campement antinucléaire qui commence en septembre 1981, autour des luttes antinucléaires. Ce qui est délicat, c’est qu’il y a beaucoup de luttes très importantes pour l’histoire de l’écoféminisme mais qui ne se sont jamais dites écoféministes. C’est par exemple le mouvement Chipko, dans le Nord de l’Inde, qui lutte contre la déforestation et qui a eu des effets d’émancipation des femmes, de redéfinition des rapports de genre dans les villages concernés. Ou encore les luttes autour de l’extractivisme minier en Amérique du Sud, ou de la désertification au Kenya avec le mouvement de la ceinture verte de Wangari Maathai. Tout cela a complètement inspiré les écoféministes et nourri cet imaginaire et cette idée d’un vaste mouvement international de résistance, de proposition d’un autre monde. Ça allait avec l’ambiance altermondialiste des années 1990. Ces luttes-là n’utilisent pas le terme d’écoféminisme mais sont importantes pour percevoir la sensibilité, les aspirations ou les rêves des écoféministes non occidentales. Dans les mouvements récents, ce n’est pas évident car, comme depuis le début d’ailleurs, rien n’est centralisé. Même si des figures un peu étonnantes ont émergé, genre Sandrine Rousseau, qui ont porté une forme d’écoféminisme dans la « politique politicienne », la nébuleuse écoféministe reste relativement peu visible. Souvent, ce sont des petits collectifs, des petits festivals, des initiatives par-ci, par-là. Notamment dans les zones rurales, portées par des meufs qui s’en foutent complètement que leur combat soit connu des médias parisiens. Mais c’est vrai qu’il existe une vague de fond assez bouillonnante.

A.C. : Sur la question des influences : je lis des essais, mais même si je trouve que c’est une ressource incroyable en termes de « savoirs bruts », ce n’est pas forcément ce dont je me sens le plus proche parce qu’au final je nourris une passion ardente pour la fiction ! Je crois qu’une des clés qui m’a fait basculer pendant ta fameuse conférence, Jeanne, c’est lorsque tu as parlé de Princesse Mononoké[11]. Je me suis dit « ah mais oui, c’est pour ça que je suis obsessed avec Princesse Mononoké depuis que j’ai 8 ans ! » C’est le film que j’empruntais en boucle (époque cassettes VHS oblige)… c’est une histoire qui parle d’extractivisme minier avec des divinités animales et un peu mutantes qui protègent la forêt contre les humains. Et toute cette symbolique autour de la princesse qui est une humaine mais qui se retrouve du côté des animaux, cette friction entre modernité et traditions qui est assez bien nuancée je trouve, cela m’a nourrie pendant très longtemps. Nausicaä de la Vallée du Vent, de Miyazaki, aussi, mais également des livres plus anciens, comme Ronya, fille de brigand de Astrid Lindgren[12] (plus connue pour sa série Fifi Brindacier). Je suis globalement fascinée par toutes les histoires qui se passent dans la forêt comme d’ailleurs Dans la forêt de Jean Hegland[13], ou les récits qui montrent un quotidien de subsistance tout en produisant de la pensée comme Le Mur invisible, de Marlen Haushofer. Je suis aussi beaucoup influencée par l’heroic fantasy, peut-être que ça se voit dans mes dessins… Beaucoup d’auteurices de livres d’heroic fantasy profitent du fait qu’ielles créent un univers de toutes pièces pour y glisser des critiques des oppressions systémiques présentes dans le monde réel. Et surtout, le côté très magique, métamorphe, m’intéresse, ça rejoint la dimension hybride et pas du tout normée des écosystèmes autres qu’humains dont je parlais tout à l’heure. C’est là qu’on peut boucler fiction et théorie en parlant du travail de Donna Haraway[14], et de sa pensée autour du cyborg en tant qu’être de natureculture en un seul mot, toujours dans l’idée d’exploser les dualismes et de penser l’évolution dans un monde qui sera forcé d’ajuster ses pratiques… sous peine, à terme, de voir anéanties les conditions nécessaires à la perpétuation de la vie sur terre !

Dans mes inspirations plus actuelles, j’ai envie de parler de la collection Bestial des éditions JC Lattès, qui invitent des auteurices à explorer une figure animale : Devenir lionne de Wendy Delorme, Le renard de Pauline Harmange ou encore Courir l’escargot de Lauren Bastide[15] (ce dernier étant, par exemple, ode à la mutation, à la non-binarité, à une forme de lenteur anti-capitaliste).

Des graines ont germé ensemble,
puis poussé en racines tordues, bizarres et riches
Et soudain un tronc des branches un houppier
La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette
La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer
Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages
pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution
Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,
Abolir les barreaux et chanter des printemps
Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…
Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne
Qu’elles ne puissent déplacer.
Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)

Mouvements : On voudrait revenir sur les éventuelles spécificités françaises rendant compte d’une réception assez tardive et timide de l’écoféminisme, même si, depuis quelques années l’écoféminisme semble infuser partout. Comment percevez-vous les liens entre le mouvement écoféministe et d’autres mouvements féministes très vivants en France à l’heure actuelle, comme le féminisme matérialiste, le féminisme queer, le féminisme intersectionnel ou encore le féminisme anarchiste ?

A.C. : C’est vrai que l’écoféminisme a du mal à s’implanter en France, alors que celle qui aurait forgé le terme « écoféminisme », Françoise d’Eaubonne, dans Le féminisme ou la mort en 1974[16], est française. Pour moi, l’écoféminisme s’inscrit dans la continuité de la pensée de Beauvoir, mais je vois bien que c’est une idée qui a du mal à faire son chemin dans la pensée féministe française, par peur d’un essentialisme supposé. J’ai l’impression que la perception courante du discours écoféministe, c’est que « les femmes et la nature, c’est la même chose, c’est pour ça qu’on lutte ensemble ». Alors que selon moi l’écoféminisme dit : « le PATRIARCAT pose que les femmes et la nature (et tout type de population minorisée) c’est la même chose dans le but de dominer les unes par les autres ». La nuance est vraiment de taille, parce qu’elle place ces deux approches quasiment à l’opposée l’une de l’autre sur le plan symbolique et donc politique ! Pour moi, l’écoféminisme démontre à quel point ce lien présupposé entre les femmes et la nature est une construction, de la même façon que la féminité et la masculinité sont des constructions… et, de fait, continue la pensée de Beauvoir en ajoutant la dimension écologique. Donc il ne faudrait pas faire l’erreur de dire les femmes sont plus naturelles que les hommes ou les hommes sont moins naturels que les femmes. Cette fausse interprétation continue d’avoir la vie dure.

Ça me fait penser à cette formule de la penseuse écoféministe Ynestra King : « qui voudrait une part d’une tarte cancérogène pourrie ? » Si moi, en tant que femme blanche privilégiée, on me propose un poste à responsabilité dans une entreprise au nom du féminisme, mais que ce poste va contribuer à polluer plus, à faire travailler des gens dans des conditions indécentes et horribles, ce n’est pas le féminisme que je souhaite voir s’incarner dans ma vie. En d’autres termes : je ne souhaite pas que « les femmes deviennent des hommes comme les autres », pour reprendre encore une formule célèbre… si cela implique que seule une poignée de femmes (cis, blanches, etc.) bénéficient soudain d’un accès aux privilèges semblables à ceux des hommes… Et donc, ça n’est envisageable que sous le prisme antiraciste, anticapitaliste et écologique. C’est la pyramide entière de domination qui doit être défaite, déconstruire la masculinité hégémonique (et capitaliste et coloniale) parce qu’elle est mortifère, insensible à tout et fertile en rien.

Une autre raison, c’est que Françoise d’Eaubonne était légèrement radicale dans sa façon d’exprimer sa pensée et que peut-être que faire exploser des trucs, c’était un peu beaucoup pour les féministes de l’époque !

J.B.G. : Il faudrait distinguer le niveau théorique et la réalité concrète. Sur le plan théorique, les possibilités d’alliance de l’écoféminisme avec des formes de féminisme matérialiste, anarchiste, décolonial, sont très claires, il y a des passerelles et des affinités évidentes : le rejet de toutes les formes de dualisme, de domination, d’exploitation, l’exigence intersectionnelle, etc. Mais au niveau concret, les actions communes et les convergences réelles entre des collectifs restent compliquées. J’ai l’impression que l’écoféminisme a du mal à trouver sa place au sein des mouvements féministes en France. Vous disiez que le mot se répand un peu partout, mais c’est à nuancer ! Par exemple, mes élèves qui regardent plus BFM et CNews, je ne pense pas qu’ielles aient entendu parler d’écoféminisme. Alors ça s’est effectivement décloisonné, c’est sorti des purs milieux militants, mais ça reste connu surtout des gens de gauche un peu intellos, qui lisent Mediapart ou Reporterre. Même s’il y a eu le moment Sandrine Rousseau où il en a été beaucoup question, cela reste quand même relativement faible comme médiatisation.

Paola Broggi, une danseuse avec qui j’avais parlé pour l’écriture d’Être écoféministe, m’avait bien expliqué un aspect du problème. Elle travaille à la Maison des femmes de Montreuil, qui porte un féminisme matérialiste très « à la française ». Mais Paola, qui est italienne, me disait que c’était difficile de porter une parole écoféministe face à des féministes matérialistes « à la française », parce que toute la dimension spirituelle, ou même écolo, un peu sentimentale, d’amour de la nature, leur paraissait bidon et farfelue. Et qu’a contrario, dans l’autre milieu dans lequel elle bosse, « bien-être, spiritualité, féminin sacré », où elle intervient à travers des ateliers de danse, dans des festivals, là, c’est la dimension très politique, anticapitaliste, radicale de l’écoféminisme qui est très mal perçue.

J’ai l’impression aussi que les difficultés autour du mot écoféminisme persistent. Par exemple récemment j’ai fait un entretien avec une étudiante qui faisait une recherche sur l’écoféminisme dans le milieu du cinéma français et elle me disait qu’elle a rencontré plein de femmes qui étaient soit référentes égalité femmes/hommes soit éco-référentes sur les tournages ou dans les boîtes de production, et qu’aucune d’entre elles ne se définissait comme écoféministe. Même celles qui connaissaient le mot voyaient bien que stratégiquement, se dire ouvertement écoféministe, c’était quand même un peu chercher la merde, parce que ça reste polémique, associé à des images négatives.

Et de la même façon, dans d’autres milieux, par exemple le féminisme de la subsistance qu’a étudié Geneviève Pruvost[17] en région rurale, il y a beaucoup de femmes qui ont des modes de vie, des pratiques, des formes de sociabilité, qui sont très écoféministes dans l’esprit, mais qui n’utilisent absolument pas ce mot. Il y a plein de cercles de femmes, des « mandalas » d’entraide économique entre femmes, des soirées de guérison du féminin, etc., mais sans connaître le mot, ou bien avec une méfiance vis-à-vis du mot qui reste souvent associé à des personnes un peu comme moi, qu’on suppose urbaines, intellos, etc.

Idem pour les mouvements décoloniaux. Ça m’intéresse de voir comment Fatima Ouassak utilise ou non le mot écoféminisme selon le contexte. Comme pour Paola Broggi, on a l’impression qu’elle a peut-être le cul entre deux chaises, car selon le public, ça va être soit stratégique, soit au contraire repoussoir. C’est vrai que globalement, les autrices qui portent un discours écoféministe ou sur l’écoféminisme dans la sphère publique donnent une image assez uniforme. Je me souviens d’un débat avec Solène Ducretot des Engraineuses, on était trois blondinettes, avec nos cheveux longs, qui adorent bouquiner, écouter des podcasts, on aurait dit des clones ! Plein de femmes ne vont pas s’identifier à ça. Cela participe des choses qui font que les liens concrets sont beaucoup plus difficiles à tisser que les liens théoriques. Quand je m’adresse à des milieux militants queer, eux et elles se figurent l’image de la femme cis dans un champ de fleurs. Pour elles, c’est ça l’écoféminisme. Si on s’adresse à des collectifs antiracistes, eux, ils vont voir à raison la dimension très blanche du mouvement en France. Et si on s’adresse à des mouvements « bien-être », comme on a pu aller dans cette zone avec Yoga Shalala, là, bizarrement, le mouvement paraît trop radical, trop politique. Donc en fait, il n’est jamais bien. Il est toujours mal perçu, quel que soit le milieu avec lequel on essaye de créer des affinités.

Mouvements : On y arrive donc, depuis un point de vue écoféministe, à quoi ça peut ressembler l’anticapitalisme ?

J.B.G. : Déjà, un truc sur lequel il faut être clair, c’est que par essence, l’écoféminisme est un mouvement anticapitaliste. D’abord pour des raisons théoriques, il y a une démonstration que le capitalisme est nécessairement patriarcal et écocide, colonial et néocolonial, que le fonctionnement du capitalisme a comme condition de possibilité la surexploitation de la nature, les inégalités de genre, les inégalités au niveau international, etc. Et donc, un écoféminisme qui ne serait pas anticapitaliste, c’est un écoféminisme qui, sur le plan théorique, ne fonctionne pas. Il y a bien sûr des récupérations. Un exemple qui m’avait vraiment scotchée, c’est des coques d’iPhone siglées « Ecofeminist », avec des petites fleurettes, ou bien un sommet en ligne intitulé « Semaine de l’entrepreneuriat écoféministe » ! On trouve aussi des récupérations par l’extrême droite. Mais si on lit les textes, on voit qu’il y a cet ADN anticapitaliste de l’écoféminisme, à la fois dans son histoire, dans sa sensibilité politique qui vient de l’anarchisme, du municipalisme libertaire, ou d’un féminisme marxiste, et pour des raisons théoriques, argumentatives.

Ensuite, sur la façon dont on percevrait l’anticapitalisme depuis le prisme écoféministe, si on prend par exemple une sociologue allemande comme Maria Mies, qui a écrit avec Veronika Bennholdt-Thomsen sur la subsistance[18] et avec Vandana Shiva sur l’écoféminisme[19], ou encore la philosophe australienne Ariel Salleh[20], leur perspective consiste justement à partir d’un marxisme assez classique et à essayer de voir ses impensés. De s’inscrire dans l’anticapitalisme et de le compléter ou l’infléchir à partir de préoccupations féministes, écologistes et décoloniales. Il y a un schéma hyper clair là-dessus, qu’on a mis dans ReSisters – en plus, Aurore l’a fait en 3D ! –, qui représente la pyramide ou « l’iceberg » du capitalisme patriarcal néocolonial, et synthétise bien cette manière de compléter ou d’infléchir l’anticapitalisme à partir de ces préoccupations.

Autre exemple, Rosemary Radford Ruether, que j’évoquais tout à l’heure, essaie d’imaginer une sorte d’utopie écoféministe dans un livre de 1975, New Woman, New Earth. Ses sources, c’est à la fois le marxisme, la théologie de la libération, l’imaginaire du kibboutz et du municipalisme libertaire de Murray Bookchin. Sa version de l’utopie écoféministe est anticapitaliste, avec un accent mis sur la manière dont notre communauté autogérée, notre kibboutz écoféministe, organise et répartit le travail productif et reproductif, comment on gère les déchets, la mort, les transports etc. C’est une des premières questions qu’elle pose : comment articuler le milieu de travail et la maison, pour faire en sorte qu’il n’y ait pas cette division entre « une vie de travail aliénée et une vie domestique étriquée » ? Il y a l’idée, au contraire, de les réarticuler d’une façon beaucoup plus fluide, à la fois en termes de genre, de classe aussi, de ne pas refourguer tout le travail domestique à des personnes de classes populaires, racisées, sous-payées. Ce sont choses assez compliquées à mettre en œuvre dans la réalité, de tenir ce prisme intersectionnel et de ne jamais oublier les enjeux de justice sociale, de genre, décoloniaux, écologistes et antiracistes, soit quand on imagine une utopie, soit quand on cherche à créer un changement réel. L’écoféminisme implique de se poser toutes les questions en même temps.

A.C. : Jeanne a tout dit. Cela me fait penser à l’ouvrage de Silvia Federici, Caliban et la sorcière[21], où elle montre le passage de la féodalité vers le capitalisme, où on observe l’explosion au niveau industriel de la notion d’exploitation du corps des autres. Les corps des animaux, les corps des humains, et de certains humains plus que d’autres. Alors oui, évidemment, si on part du principe que l’écoféminisme, c’est la lutte contre toute forme d’exploitation des corps minorisés, et que le capitalisme repose précisément là-dessus, l’un est forcément en opposition avec l’autre. Silvia Federici insiste sur le gros impensé de Marx sur les questions féministes et antisexistes. C’est très bien de s’intéresser à la lutte des classes et de savoir comment est-ce que cette main d’œuvre exploitée subit les conséquences du grand capital, mais il omet complètement qui produit cette main d’œuvre, qui fait du care et qui produit les corps, tout simplement.

Mouvements : Quelles sont les stratégies anticapitalistes défendues par les mouvements écoféministes ? Au-delà de l’investissement d’une politique du quotidien, existe-t-il des mouvements qui prônent d’autres types d’actions politiques, plus conventionnelles ou plus directes ?

J.B.G. : Au cours de l’histoire du mouvement, il y a eu des formes d’action très directes. Par exemple, la fameuse bombe posée par Françoise d’Eaubonne sur un site de construction d’une centrale nucléaire, qui n’a pas arrêté la construction mais qui l’a quand même compliquée et retardée. Ces dernières années, le collectif des Bombes Atomiques a repris le flambeau de l’écoféminisme antinucléaire et a fait plusieurs actions à Bure, autour de ce site d’enfouissement de déchets nucléaires, avec de grosses mobilisations, des confrontations avec la police, etc.

Traditionnellement dans l’histoire du mouvement, il y a plutôt une méfiance vis-à-vis des élections, des institutions, de l’État, et puis de la notion de pouvoir, puisqu’il y a cette sensibilité anarchiste. Mais il y a eu Sandrine Rousseau. Et d’ailleurs pas seulement elle : au moment des primaires écologistes en 2022, Sandrine Rousseau et Delphine Batho, les deux femmes candidates, se sont toutes les deux dites écoféministes. Alors évidemment, ça pose plein de questions – et je ne suis pas sûre que les collectifs écoféministes se reconnaissent dans ce que porte Sandrine Rousseau. Mais j’avais été contactée par la Commission Écoféminisme de Génération Écologie et la commission Genre et écologie d’EELV. Et je dois dire que les femmes qui font partie de ces commissions ont un engagement écoféministe vraiment sincère. Elles cherchaient à mettre au point une sorte de charte écoféministe, par exemple pour les questions de harcèlement sexuel au sein du parti, ou de fonctionnement hiérarchique, des prises de parole, des prises de décision, de représentation de la diversité, etc. Mais après, il y a toute la difficulté de faire passer ça dans le fonctionnement interne du parti ou dans un programme. C’est assez facile de se moquer de Sandrine Rousseau. Mais sa campagne n’a pas été une grosse réussite aussi parce qu’il est très compliqué de porter un discours écoféministe auprès du grand public, dans un milieu où tout le monde se tire dans les pattes et où la moindre phrase sur un barbecue va tourner pendant 6 mois pour discréditer l’ensemble d’un propos.

Il y a aussi une présence écoféministe dans des actions militantes plus larges. Par exemple, dans les actions des Soulèvements de la Terre autour de l’autoroute A69, à chaque fois, il y a des cortèges écoféministes qui interviennent, avec beaucoup de présence artistique, de musique, de danse, de réflexion sur la manière de prendre soin les un·es des autres dans le militantisme. Par exemple, l’association Les Allumeuses développe plein de choses autour du soin aux militants et militantes, contre les formes de burn-out militants. Il n’y a donc pas une seule stratégie, il y a toutes ces formes d’engagement.

A.C. : Je suis également pour la pluralité des stratégies. C’est-à-dire qu’à la fois, étant donné la dimension historiquement anarchiste et anticapitaliste du mouvement, je comprends pourquoi il est difficile d’envisager d’aller sur le terrain électoral et politique. Mais j’ai aussi du mal à imaginer comment ne pas en passer par là ? Puisqu’on veut changer les dynamiques de pouvoir, comment ne pas s’attaquer aux sphères qui le possèdent actuellement, ce pouvoir… Je ne suis pas sûre qu’on soit suffisament avancé·es dans la lutte, en termes de résultats effectifs, pour rester bloqué·es dans nos postures esthétiques de pureté militante.

Certains collectifs écoféministes ne seront peut-être pas forcément d’accord avec Sandrine Rousseau par exemple, figure politique qui porte les idéaux écoféministes dans les sphères de pouvoir. Moi je pense que l’urgence est trop grande et que chacun·e doit investir le terrain qu’iel peut, car la bataille se déroule sur tous les fronts : idéologiques, imaginaires, politiques, matériels… Donc si pour Rousseau, avec son parcours de vie et ses entrées dans le milieu politique, cela fait sens de porter cette parole-là, pourquoi pas ?

Je pense que quand les fruits de cette lutte pourront être récoltés (si tant est que ça arrive, dans un monde idéal probablement fantasmé), ce ne sera pas le fait d’une seule personne, d’un seul livre ou d’une seule structure en particulier : ce sera le résultat du travail collectif effectué dans toutes les sphères de la vie.

En termes d’expériences concrètes : depuis deux ans je me rends au festival La Sève, un festival écoféministe organisé par le collectif Voix Déterres. C’est en mixité choisie sans hommes cisgenres hétéros. Je n’ai pas l’occasion de fréquenter souvent des espaces en mixité choisie pendant plusieurs jours et avec autant de personnes… donc déjà en soi c’est une expérience positivement déstabilisante, quand on l’habitude d’être minorisé·e. Mais ce que je trouve le plus intéressant dans ce festival, outre les ateliers et les activités proposées, c’est l’organisation en auto-gestion, impliquant toustes les participant·es : comment on s’en sort avec les tâches ménagères et le care (aux humains, à l’environnement) ? Tous ces aspects sont considérés comme étant des activités à part entière du festival, il y a un énorme tableau sur lequel on s’inscrit sur telle ou telle tâche. Il faut prendre des décisions à 130 pendant 5 ou 6 jours sur comment on se nourrit, avec quoi, d’où ça vient, qui fait la cuisine, à quel moment et qui nettoie les chiottes, et qui dort où. Moi, je n’avais jamais expérimenté ça à cette échelle-là. Je trouve que ça change tout de faire ce genre d’essai à plusieurs dizaines, voire centaines, ça sort des « petits gestes du quotidien » : ça a un impact plus direct et plus mesurable, et cela crée vraiment quelque chose dans le cerveau. Ce genre d’initiative, même si on rêve de transformation à plus grande échelle, reste une porte d’entrée et d’expérimentation collective très intéressante.

J.B.G. : Parmi les références de l’écoféminisme qu’on n’a pas évoquées et qui s’inscrivent dans une perspective politique radicale, il y a le mouvement des femmes kurdes du Rojava et des femmes du Chiapas. Elles mettent en œuvre des formes d’action et d’organisation radicale, comme l’a rapporté par exemple Corinne Morel Darleux, qui a passé pas mal de temps au Rojava. Ces femmes du mouvement de la Jineoloji au Rojava viennent parfois dans les festivals présenter comment elles s’organisent dans un confédéralisme démocratique pour vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires, avec une ambition politique très forte.

Mouvements : Il y a aussi l’idée que le problème n’est pas tant le capitalisme que le productivisme et l’extractivisme. Émilie Hache évoque ainsi dans son dernier ouvrage[22] le souci de (re)génération propre aux sociétés pré-industrielles. Est-il possible de ré-inventer des pratiques génératives aujourd’hui ?

A.C. : On trouve souvent des mots en « re » dans l’écoféminisme, c’était aussi une des explications du titre « Re-Sisters ». L’idée est de trouver l’équilibre pour reconstruire sur les cendres : en s’inspirant de pratiques qui ont déjà existé tout en remplaçant celles qui semblent délétères par des alternatives plus désirables. Une sorte d’aller et retour perpétuel entre pratiques du passé et du présent qui se transforment mutuellement pour mieux « designer » le futur… Non pas pour nos seuls conforts et usages, mais au contraire en ouvrant nos perceptions aux besoins du vivant à plus grande échelle. Ce n’est pas revenir à un modèle qui aurait existé, façon paradis perdu et syndrome de l’âge d’or, « c’était mieux avant ». Mais c’est plutôt travailler avec ce qu’on a dans une optique d’économie des ressources, d’égalité et même d’équité. Pour moi, ça rejoint ce que je disais tout à l’heure sur la mutation, l’évolution, l’hybridation. En fait, peut-être l’équilibre à trouver, ce serait de danser sur les ruines de ce qu’on a ? C’est un peu déprimant dit comme ça, mais… dans l’idée de retrouver, retourner, résister, « retisser le monde [reweaving the world][23] », qui est le titre d’un ouvrage important dans le mouvement. Retisser les mailles brisées par les dualismes et peut-être retricoter quelque chose avec plein de laines différentes, et embrasser cette pluralité, cette diversité et ces matières hétéroptiques qui composent le monde.

J.B.G. : Il y a Reclaim[24] aussi, qui commence par « re ». Ce « re » m’a beaucoup interrogée. Par exemple Mary Daly, autrice de Gyn/Ecology[25], fait plein de néologismes et utilise tout le temps « re, re, re ». Je trouve que c’est à double tranchant de dire que des formes d’organisation sociale plus souhaitables, plus justes, ont existé. Je me méfie de l’idéalisation du passé et de la croyance que « c’était mieux avant ». Et en même temps, un des intérêts de se dire ça, c’est de montrer qu’on n’a pas à tout inventer ex nihilo, qu’autre chose a pu exister. Et cela donne une sorte de confiance, comme toutes les relectures féministes ou écoféministes de la préhistoire, qui montrent qu’il n’est pas impossible qu’il ait réellement existé des sociétés non patriarcales, des sociétés qui vivent en harmonie avec la nature, etc. Val Plumwood s’est toujours attachée à dépasser ce qu’elle appelle les faux dilemmes. Par exemple, conservatisme vs progressisme. Elle est toujours contre ces manières binaires de poser les questions, et avance que dans les sociétés prémodernes, comme dans toute tradition, il y a du bon et du mauvais. Il ne s’agit pas simplement de vouloir retourner à un prétendu passé idéal, mais de se demander ce qui peut être une source d’inspiration pour des sociétés aujourd’hui ou ailleurs. Où est-ce qu’on trace la ligne de partage ? Qu’est-ce qu’on veut garder ? Qu’est-ce qu’on ne veut pas garder ? Les rôles genrés, le rapport à la nature, les modalités de travail, les types de familles, etc. Comment on fait le tri ? Ça me parle, cette idée de passer les traditions au crible des valeurs qu’on a envie de porter. C’est pour ça que les expériences utopiques, préfiguratives, et le lien avec le passé ne s’excluent pas, à condition de ne pas proposer un retour illusoire dans un passé illusoire.

Par exemple, j’idéalisais vachement les modes de vie autonomes avant d’en faire l’expérience. J’avais l’impression que c’était comme ça qu’il fallait vivre et que c’était trop bien de sortir du monde professionnel et capitaliste. Et en fait, après avoir vécu en semi-autonomie avec mon ex-compagnon dans les collines, je n’ai pas peur de dire que je kiffe l’eau courante ! Je me suis aperçue que je préférais dépendre du réseau des eaux de Marseille que d’un gars pour avoir de l’eau. C’est facile d’idéaliser un mode de vie autonome, autosubsistant, tant qu’on ne l’a pas vécu. Mais pour ma part, une fois que j’y étais, j’avais l’impression que 100% de mon temps passait dans la subsistance, et qu’il n’y avait plus de temps pour réfléchir, lire, écrire, rêver, etc. Cela invite là aussi à descendre des théories et à voir dans la pratique ce qui est réellement vivable et désirable. Mais bien sûr il s’agit d’une expérience personnelle, et non pas d’une affirmation générale.

A.C. : La fiction qui explore ça, c’est La servante écarlate[26], qui montre comment un système fasciste récupère des idéaux écologiques et prémodernes pour sauver l’espèce entière. Et ça ne se passe pas très bien, notamment pour les meufs, mais pas que ! Donc, je trouve ça très intéressant, ce que fait l’autrice avec cette fiction, en nous alertant sur le fantasme d’un supposé âge d’or et en nous incitant à passer au tamis ce qu’on a envie de garder ou de ne pas garder d’autres organisations sociales. C’est le pouvoir de la fiction d’explorer les impensés et les possibilités de ce qu’il y a devant nous. Les humains étant des êtres de récits, c’est un terreau très riche d’imaginer et de faire des mini-expériences sociales sous forme écrite (ou dessinée, filmées, etc.) pour explorer ce qui pourrait se passer, sans prendre trop de risques et voir ce qu’on pourra changer une fois qu’on aura l’expérience imaginée. C’est le premier pas.

Mouvements : Dans votre première BD, la communauté des Resisters défend un mode d’action spécifique, la « contre-armée ». Et dans la seconde, Yoga Shalala, vous expliquez comment Jeanne, tu arrives au yoga par l’écoféminisme, puisqu’il y a beaucoup de ponts et de connexions entre les deux. Est-ce qu’on peut envisager de voir une certaine redéfinition du yoga comme une forme de contre-armée et, pour prendre le titre du bouquin de Zineb Fahsi[27] à l’envers, de dire que le yoga pourrait être le nouvel esprit de l’anticapitalisme ?

J.B.G. : Eh bien, là aussi, il y a un écart entre le potentiel philosophique et ce qui se passe dans la réalité. Ce que décrit Zineb Fahsi est vrai, sur la façon dont le yoga est aujourd’hui devenu massivement un outil au service de l’individualisme, du perfectionnement personnel, de la performance au travail. Et puis aussi tout le business du yoga, avec des retraites en Inde ou à Bali, des vêtements et tapis synthétiques, qui est complètement intégré dans le capitalisme, et véhicule aussi des objets et des valeurs capitalistes.

Cela dit, j’ai l’impression que c’est plus vrai dans les grandes villes que dans les campagnes. En ayant zoné dans pas mal de lieux de yoga, j’ai aussi rencontré beaucoup de choses qui ne correspondent pas à ce que décrit Zineb Fahsi. D’ailleurs, le lieu dont je parle beaucoup dans Yoga Shalala, où vit le personnage de Bernie, c’est le même que celui qui m’a inspiré l’endroit où vivent les ReSisters. C’est un lieu réel où j’ai passé beaucoup de temps. Et à cet endroit-là, où il y a un gars assez hors-normes qui vit en semi-autonomie, dans un mode de vie décroissant, il y a aussi beaucoup de cours de yoga, de stages. Et ça brasse des gens qui ont une fibre alternative, avec une sensibilité à la question de la justice et de l’accessibilité des cours. Cette fibre se manifeste par des positions alternatives politiquement ou socialement, ou en termes d’attention à l’écologie, de choix de vie plus ou moins marginaux. La plupart des élèves ne sont pas des bobos, mais des gens qui habitent dans les villages du coin. Personne n’est habillé en legging super chic !

Dans l’histoire de l’attrait des Occidentaux pour le yoga, à l’origine, ce sont surtout des penseurs ou des groupes profondément en décalage ou en résistance avec la civilisation industrielle, capitaliste et bourgeoise, qui s’y sont intéressés. Dès le XIXe siècle, Thoreau[28] écrit « j’ai l’impression parfois d’être un yogi », et Schopenhauer s’intéresse à des textes fondamentaux de l’hindouisme, comme la Bhagavad Gita ou les Upanishads. Après, dans les années 1960-70, c’est la contre-culture hippie qui s’est emparée du yoga et qui y a vu des valeurs alternatives au christianisme, en tout cas à ses versions les plus répressives et mortifères, et aussi aux valeurs capitalistes, bourgeoises, de consommation…. Donc c’est évident qu’il y a ce potentiel-là, et c’est avant tout ce qui a attiré les Occidentaux dans le yoga, avec un Orient un peu fantasmé, comme un rêve et un contre-modèle auquel on aspire.

Et j’ai l’impression que malgré le génie du capitalisme pour récupérer tout ce qui pourrait l’affaiblir, il y a de vraies réflexions et de vraies actions. Par exemple, Cy Lecerf Maulpoix, qui a écrit Écologies déviantes[29], est prof de yoga aussi, à Marseille, et dans ses cours, il y a vraiment un souci d’inclusivité, de faire du yoga à prix libre, dans des assos LGBT, ou en relation avec des associations d’aide aux migrant·es. Donc ça existe aussi et ça paraît complètement en affinité avec les philosophies qui sous-tendent le yoga.

A.C. : En fait, ça pourrait se résumer au titre de l’ouvrage de Camille Teste, Politiser le bien-être[30]. Est-ce que les yogi·nis de cette potentielle contre-armée politisent le bien-être qu’ielles pratiquent au quotidien ? C’est-à-dire que si on dépolitise la question de toutes ces pratiques, et qu’on les vide de leur substance, de sorte à individualiser ou sur-psychologiser les problèmes, ça ne pourra pas faire une contre-armée puisque précisément il s’agit de former un groupe qui base sa réflexion sur des expériences communes, dont l’observation et l’étude nous montrent comment elles se produisent, dans quel type de contexte géopolitique, social etc. Si les yogi·nis refusent de se poser la question des dominations systémiques, ça n’ira pas plus loin. Mais si ielles choisissent d’investir ces impensés et angles morts, on a sans doute plus de chances d’assister à l’émergence d’un discours et d’actions collectives en effet ! Comme il est raisonnable de penser que les choses sont multifactorielles, la plupart du temps, ça serait sûrement intéressant de voir ce qu’il peut ressortir d’une prise de conscience autour des dynamiques de pouvoir (celles auxquelles on est soumis·es et celles auxquelles on soumet les autres), tout en intégrant ça dans une démarche de développement personnel, d’introspection, d’exploration du corps, de l’esprit et des communautés dans lesquelles ceux-ci s’inscrivent.

 

[1] Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, Yoga Shalala, Paris, Tana éditions, 2024.

[2] Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, ReSisters, Paris, Tana éditions, 2021.

[3]Janet Biehl, « « Féminisme et écologie : un lien « naturel » ? », Le Monde diplomatique, mai 2011.

[4]Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris, La Découverte, 2018.

[5]Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe. Théories et pratiques, Paris, L’Échappée, 2020.

[6]Le terme désigne une personne qui pratique le tantra. Pour plus de détails sur la philosophie tantrique et son rapport au yoga, voir Yoga Shalala.

[7]Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile : l’humanité comme proie, Marseille, Wildproject, 2021.

[8]Val Plumwood, La crise écologique de la raison, PUF et Wildproject, 2024 (e. o. 2002).

[9]Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015 (e. o. 1982).

[10]Voir par exemple Rosemary Radford Ruether, Integrating Ecofeminism Globalization and World Religions, Rowman & Littlefield Publishers, 2005.

[11]Film d’animation de Hayao Miyazaki, 2000.

[12]Astrid Lindgren, Ronya, fille de brigand, Paris, Librairie générale, 1984.

[13]Jean Hegland, Dans la forêt, Paris, Gallmeister, 2017.

[14]Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils, 2007.

[15]Lauren Bastide, Courir l’escargot, Pairs, JC Lattès, 2024.

[16]Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, Paris, Pierre Horay éd., 1974.

[17]Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance, Paris La Découverte, 2021.

[18]Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, La subsistance, une perspective écoféministe, Paris, La Lenteur, 2022.

[19]Maria Mies et Vandana Shiva, Ecoféminisme, Paris, L’Harmattan, 1999.

[20]Ariel Salleh, Pour une politique écoféministe. Comment réussir la révolution écologique, Marseille, Wildproject, 2024.

[21]Sivia Federici, Caliban et la Sorcière. Femme, corps et accumulation primitive, Paris, entremonde, 2017.

[22]Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, Paris, La Découverte, 2024.

[23]Irene Diamond, Gloria Orenstein, Reweaving the World: The Emergence of Ecoféminism, San Francisco, Sierra Club Books, 1990.

[24]Emilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016.

[25]Mary Daly, Gyn/Ecology : the Metaethics of Radical Feminism, Beacon Press, 1990.

[26]Margaret Atwood, La servante écarlate, Paris, Robert Laffont, 2017.

[27]Zineb Fahsi, Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, Paris, Textuel, 2023.

[28]Henri David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, 1990 (e. o. 1854).

[29]Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes. Voyage en terres queers, Paris, Cambourakis, 2021.

[30] Camille Teste, Politiser le bien-être, Paris, Binge Audio, 2023.