FABRIQUE DES IDÉES. Intellectuelle inclassable – sociologue de la culture, féministe, militante anticoloniale au sens large – Ella Shohat est associée à la pensée postcoloniale depuis ses origines mais s’est toujours réclamée de son courant (auto)critique, comme le démontre le présent article, repris dans de nombreuses anthologies. 4 octobre 2007

Elle y met en garde contre les « modes de déploiement anhistoriques et universalisants » de la notion du « postcolonial » ainsi que « ses implications potentiellement dépolitisantes ». Née en Israël de parents juifs arabophones de Bagdad, Ella Shohat est professeur à New York University, où elle enseigne plusieurs matières (art, science politique, études moyen-orientales, lettres comparées, genre et sexualités). Parmi d’autres livres elle a publié : Unthinking Eurocentrism (avec Robert Stam, Routledge, 1994), Talking Visions : Multicultural Feminism in a Transnational Age (MIT/New Museum, 1998), et Taboo Memories, Diasporic Voices (Duke, 2006). On peut lire en français son Sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël (La Fabrique, 2006).

L’opposition des universitaires à la guerre du Golfe (1991) a mobilisé bon nombre de termes familiers – « impérialisme », « néocolonialisme », « néoimpérialisme » – dans une contre-offensive contre le Nouvel Ordre Mondial. Mais un terme a brillé par son absence – le terme « postcolonial » – même dans les discours des personnalités les mieux connues qui l’employaient d’habitude. Etant donné l’extraordinaire circulation du terme dans les colloques universitaires, les publications et les nouveaux programmes d’enseignement, cette invisibilité soudaine pouvait laisser perplexe. Etait-ce un pur hasard ? Ou bien y avait-il quelque chose dans ce terme qui ne se prêtait pas à la critique géopolitique ou à la critique des macro-récits sur la guerre du Golfe des médias dominants ? A l’heure où les « lignes tracées dans le sable » hantent les géographies du tiers-monde, il est urgent de se demander où situer sur la carte conceptuelle le terme « postcolonial ». C’est à partir de ma position particulière d’universitaire arabe-juive, dont les topographies culturelles sont disloquées/déplacées(dis-located) en Irak, en Israël/Palestine et aux Etats-Unis, que je voudrais explorer certaines ambiguïtés théoriques et politiques du « post-colonial ».

Où se loge le postcolonial ?

En dépit de la multiplicité vertigineuse de ses positions, la théorie postcoloniale ne s’est curieusement pas interrogée sur la « politique de localisation » (politics of location) du terme « postcolonial » lui-même. Je propose ici d’entamer une interrogation sur ce terme, en questionnant ses modes de déploiement anhistoriques et univeralisants, ainsi que ses implications potentiellement dépolitisantes. La reconnaissance institutionnelle de plus en plus marquée du terme « postcolonial », ainsi que des « études postcoloniales » en tant que discipline émergente, est pleine d’ambiguïté. Mes expériences en tant que membre de la commission de l’enseignement multiculturelle et internationale à la City University of New York illustrent quelques-unes de ces ambiguïtés. En réponse aux propositions de notre commission, les membres, pour la plupart conservateurs, de la commission des programmes d’études ont refusé toute formulation qui évoquait l’impérialisme, la critique tiers-mondiste, le néocolonialisme et les pratiques culturelles de résistance, voire, plus généralement, la géopolitique des échanges culturels. Ils étaient visiblement soulagés, cependant, par le terme « postcolonial ». C’était seulement par le geste diplomatique consistant à abandonner les termes « impérialisme » et « néocolonialisme », qui terrorisaient ces collègues, et à adopter le terme « postcolonial », plus rassurant, que nous avons pu obtenir leur aval.

Mon intention ici n’est pas seulement d’explorer l’anatomie du terme « postcolonial » par l’analyse sémantique, mais aussi et surtout de le situer géographiquement, historiquement et institutionnellement, en soulevant quelques doutes à propos de son caractère politiquement opératoire. Voici les enjeux : quelles perspectives sont proposées au nom du « postcolonial » ? A quelles fins ? Avec quels glissements ? Dans cette brève discussion, mon intention n’est ni d’examiner toute la gamme diverse des écrits provocateurs produits sous la rubrique de la théorie postcoloniale, ni d’essentialiser le terme, mais plutôt de mettre en évidence ses significations politiques instables (slippery), qui échappent parfois aux visées nettement oppositionnelles des praticiens de la théorie. Je plaiderai pour un usage plus limité et plus historiquement et théoriquement spécifique du terme, qui le situe dans le contexte de ses relations avec d’autres catégories (tout aussi problématiques).

Le « postcolonial » n’a pas fait son apparition afin de remplir on ne sait quelle case vide dans le langage de l’analyse politique et culturelle. Au contraire, son usage très répandu à partir de la fin des années 80 coïncidait avec, et dépendait de, l’éclipse d’un autre paradigme, celui du « tiers-monde ». Ce glissement terminologique est une indication du prestige professionnel et de l’aura théorique dont ces problèmes ont commencé à jouir, en contraste net avec l’aura plus militante dont jouissait le terme « tiers-monde » dans les milieux universitaires progressistes. Créé en France dans les années 50 par analogie avec le tiers-état (le peuple, tous ceux qui n’étaient pas de la noblesse ni du clergé), le terme « tiers-monde » a été reconnu internationalement dans des contextes académiques et politiques et se référait en particulier aux mouvements anti-coloniaux et nationalistes des années 50 aux années 70, ainsi qu’à l’analyse politico-économique des théories de la dépendance et du système-monde capitaliste (André Gunder Frank, Immanuel Wallerstein, Samir Amin).

La décennie qui vient de s’écouler a connu la crise du terme « tiers-monde ». La théorie des trois mondes est hautement problématique, comme de nombreux critiques l’ont souligné |1|. En premier lieu, les processus historiques de ces trois dernières décennies ont été marqués par des développements très complexes et politiquement ambigus. La période dite de l’ « euphorie tiers-mondiste » – bref moment où la gauche du premier monde et les guérilleros du tiers-monde pensaient marcher la main dans la main vers la révolution mondiale – a cédé la place à l’effondrement du modèle communiste soviétique, la crise des socialismes réels, la frustration de la révolution tricontinentale tant espérée (avec Ho Chi Minh, Frantz Fanon et Che Guevara comme figures emblématiques), la prise de conscience du fait que les damnés de la terre ne sont pas unanimement révolutionnaires (ni toujours alliés entre eux), et la reconnaissance du fait que les régimes socialistes doivent chercher une coexistence pacifique avec le capitalisme transnational. Et malgré l’existence d’une logique hégémonique qui structure le monde, les relations de pouvoir au sein du tiers-monde sont dispersés et contradictoires. La lutte entre premier monde et tiers-monde ne se déroule pas uniquement entre nations (Inde/Pakistan, Irak/Koweït), mais également au sein des nations, en suivant les relations en perpétuel changement entre groupes dominants et subalternes, entre colons et populations indigènes, dans une situation marquée, après l’indépendance, par des vagues migratoires vers des pays du premier monde (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Etats-Unis, etc.) et vers les pays les plus prospères du tiers-monde (Etats du Golfe). La notion des « trois mondes », en somme, aplanit les hétérogénéités, masque des contradictions et gomme des différences.

« Post » et « post »

La crise de la pensée tiers-mondiste permet en partie de comprendre l’enthousiasme actuel pour le terme « post-colonial », qui désigne des discours qui thématisent des questions posées par les relations coloniales et leurs suites et qui couvrent une longue période historique, jusqu’au présent. En laissant tomber la terminaison « -isme » du « post-colonialisme », l’adjectif « post-colonial » est fréquemment accolé aux noms « théorie », « espace », « condition », « intellectuel ». Les « intellectuels du tiers-monde » deviennent ainsi des « intellectuels post-coloniaux ». Le qualificatif « du tiers-monde » accompagne plus fréquemment des noms comme « nation », « pays », et « peuples ». Plus récemment le terme « post-colonial » est devenu un nom employé au singulier et au pluriel pour désigner les sujets de la « condition post-coloniale » |2|. La consécration définitive du terme est venue avec l’effacement du trait-d’union. S’appuyant souvent sur le nom « postcolonialité » hautement chargé sur le plan théorique, le « postcolonial » est très visible dans les études académiques (culturelles) anglo-américaines et dans les analyses discursives ou culturelles influencées par le post-structuralisme |3| .

En faisant écho à la « postmodernité », la « postcolonialité » marque un état contemporain, ou une situation, une condition, une époque |4| . Le préfixe « post- » aligne le « postcolonialisme » sur une série d’autre « post » – « poststructuralisme », « postmodernisme », « post-marxisme », « post-féminisme », « post-déconstructionisme » – qui partagent tous la notion d’un « mouvement au-delà ». Et pourtant, tandis que ces « post »-là se réfèrent largement au dépassement de théories philosophiques, esthétiques et politiques passées de mode, le « postcolonial » implique à la fois un dépassement de la théorie nationaliste anticoloniale et le mouvement au-delà d’un moment spécifique de l’histoire : celui du colonialisme et des luttes de libération nationale du tiers-monde. En ce sens, le préfixe « post » aligne le « postcolonial » avec un autre genre de « post » : « post-guerre », « post-guerre froide », « post-indépendance », « post-révolution », lesquels soulignent tous le passage vers une nouvelle période et la clôture d’un événement ou d’une époque historique, désignée officiellement avec des dates. Bien que les périodisations et les relations entre les théorisations sur une époque et les pratiques qui la constituent forment toujours des terrains contestés, il me semble que les deux genres de « post » mettent néanmoins en valeur deux choses distinctes : l’un souligne les progrès disciplinaires caractéristiques de l’histoire intellectuelle, l’autre souligne les strictes chronologies de l’histoire tout court. Je soutiens que cette tension inarticulée entre les téléologies philosophiques et historiques dans le « postcolonial » explique en partie les ambiguïtés conceptuelles du terme.

Espaces-temps ambigus du postcolonial

Puisque le « post » du postcolonial suggère l’« après » de la mort du colonialisme, il est imprégné, quelles que soient les intentions de ceux qui emploient le terme, d’un espace/temps ambigu. En se diffusant de l’Inde vers les contextes universitaires anglo-américains, le « postcolonial » tend à être associé avec les pays du tiers-monde qui ont gagné leur indépendance après la deuxième guerre mondiale. Mais il se réfère également aux circonstances diasporiques des quatre dernières décennies – de l’exil forcé à l’immigration « volontaire » – dans les métropoles du premier monde. Dans certains textes postcoloniaux, on élargit le sens du « postcolonial » pour y inclure toutes les productions littéraires en anglais des sociétés affectées par le colonialisme, comme le font ici les auteurs de The Empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literatures :

Les littératures des pays africains, de l’Australie, du Bengladesh, du Canada, des pays caribéens, de l’Inde, de la Malasie, de Malte, de la Nouvelle Zélande, du Pakistan, de Singapour, des pays insulaires du sud du Pacifique, et du Sri Lanka, sont toutes des littératures postcoloniales. Il faudrait peut-être placer la littérature des Etats-Unis dans cette catégorie également. Il se pourrait qu’en raison de la position qu’il occupe actuellement en tant que puissance et du rôle néocolonisateur qu’il a joué, son caractère postcolonial n’ait pas été suffisamment reconnu. Mais son rapport avec le centre métropolitain tel qu’il a évolué depuis deux siècles a été paradigmatique pour les littératures postcoloniales partout. Ce que toutes ces littératures ont en commun, au-delà de leurs caractéristiques régionales particulières, c’est qu’elles se sont écloses, dans leur forme actuelle, à partir de l’expérience de la colonisation et se sont affirmées en mettant en valeur la tension avec la puissance impériale, et en soulignant leurs différences avec les présupposés du centre impérial. Voilà ce qui leur donne leur caractère postcolonial |5| .

Cette formulation problématique confond des formations nationales-raciales très distinctes – les Etats-Unis, l’Australie et le Canada d’un côté, le Nigéria, la Jamaïque et l’Inde de l’autre – en les désignant toutes comme « postcoloniales ». En plaçant l’Australie et l’Inde ensemble en raison du fait que les deux ont été des colonies, on postule une équivalence entre les rapports des colons blancs avec les Européens du « centre » et celles des populations indigènes colonisées avec les Européens. On suppose que les Etats fondés par des colons blancs et ceux du tiers-monde émergent ont rompu avec le « centre » de la même façon. De même, les Australiens blancs et les aborigènes sont placés dans la même « périphérie » comme s’ils n’étaient, vis-à-vis du « centre », que de simples « co-habitants ». Les différences cruciales entre l’oppression génocidaire des aborigènes par les Européens en Australie, les peuples indigènes des Amériques et les communautés afro-diasporiques d’une part, et, d’autre part, la domination européenne des élites européennes dans les colonies, sont nivelés d’un coup de plume par le mot « post ». Le terme « postcolonial » en ce sens masque les politiques colonialistes et racistes des colons blancs envers les peuples indigènes, non seulement avant l’indépendance mais aussi après la rupture officielle avec le centre impérial, en minimisant les positionnements néocoloniaux des Etats coloniaux de peuplement du premier monde.

Je ne veux pas suggérer que cet usage élargi du « postcolonial » soit typique ou paradigmatique |6| . La phrase « société postcoloniale » peut également évoquer les Etats-nations du tiers-monde après l’indépendance. Mais l’espace trompeur (disorienting) du « postcolonial » engendre des jumelages bizarres du « post » avec des géographies particulières, en évitant de préciser quelles perspectives sont mises en valeur. Le « post » indique-t-il la perspective et la situation de l’ex-colonisé (algérien), de l’ex-colonisateur (français), de l’ex-colons (pieds noirs) ou de l’être hybride déplacé dans la métropole du premier monde (algérien en France) ? Puisque l’expérience du colonialisme et de l’impérialisme est partagée, quoique de façon asymétrique, par l'(ex)colonisateur et l'(ex)colonisé, il est facile d’appliquer le « post » aux pays européens du premier monde. Puisque la plupart du monde vit aujourd’hui dans l’après-colonialisme, le « postcolonial » peut facilement devenir une catégorie universalisante qui neutralise les différences géopolitiques significatives entre la France et l’Algérie, entre la Grande-Bretagne et l’Irak, entre les Etats-Unis et le Brésil, puisque tous ces pays vivent une « époque postcoloniale ». J’ajouterai que cet effacement incontrôlé des perspectives engendre une curieuse ambiguïté dans les travaux de recherche. Tandis que le « discours colonial » se réfère au discours produit par les colonisateurs à la fois dans la colonie et dans la mère patrie, et parfois aussi à ses manifestations discursives contemporaines dans la littérature et la culture médiatique, le « discours postcolonial » ne se réfère pas au discours colonialiste après la fin du colonialisme. Il évoque plutôt les écrits théoriques contemporains, venant à la fois du premier monde et du tiers-monde et en général marqués à gauche, qui s’efforcent de dépasser les polarités binaires (présumés) de la militance tiers-mondiste.

A part sa spatialité douteuse, le « postcolonial » traduit une temporalité problématique. Premièrement, le manque de spécificité historique du « post » mène à une confusion de diverses chronologies. Des Etats coloniaux de peuplement tels que ceux des Amériques, l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’Afrique du Sud ont acquis leur indépendance, pour la plupart, aux XIIIe et XIXe siècles. La plupart des pays d’Afrique et d’Asie, en revanche, ont acquis leur indépendance au XXe siècle, certains dans les années 30 (Irak), d’autres dans les années 40 (Inde, Liban), d’autres encore dans les années 60 (Algérie, Sénégal) ou 70 (Angola, Mozambique), tandis que d’autres ne l’ont pas encore acquise. Quand donc commence exactement le « postcolonial » ? Quelle région est privilégiée dans un tel commencement ? Quelles sont les relations entre ces divers commencements ? Le point de départ vague du « postcolonial » rend difficiles certaines différenciations. Il traite comme équivalentes les indépendances acquises plus tôt par les Etats coloniaux de peuplement, où les Européens ont formé leurs nouveaux Etats-nations dans des territoires non-européens aux dépens des populations indigènes, et celles des Etats-nations dont les populations indigènes ont lutté pour l’indépendance contre l’Europe et l’ont gagnée, en général, avec l’effondrement au XXe siècle des empires coloniaux européens.

Si l’on formule le « post » du « postcolonial » en référence aux luttes nationalistes tiers-mondistes des années 1950 et 60, quelle temporalité (time frame) s’applique aux luttes anticoloniales et antiracistes contemporaines – par exemple aux écrits de Sahar Khalifieh et de Mahmoud Darwish, Palestiniens, qui écrivent de façon contemporaine avec les écrivains « postcoloniaux » ? Peut-on suggérer qu’ils sont pré-« postcoloniaux » ? La temporalité unifiée de la « postcolonialité » risque de reproduire le discours colonial sur l’Autre « allochronique », qui vient d’une autre époque, qui traîne derrière nous, les « véritables » p
ostcoloniaux. Le geste globalisant de la « condition postcoloniale » ou de la « postcolonialité » minimise les multiplicités de la situation géographique et de la temporalité, ainsi que les liens discursifs et politiques possibles entre les théories « postcoloniales » et les luttes et discours anticoloniaux ou anti-néocoloniaux contemporains. Autrement dit, on ne peut pas traiter les discours contemporains de résistance anticoloniale et antinéocoloniale, de l’Amérique centrale au Moyen-Orient et de l’Afrique australe jusqu’aux Philippines, comme des épigones, comme de simples imitations des discours trop familiers des années 50 et 60. Malgré les discours qu’ils partagent avec le nationalisme tiers-mondiste, ces luttes contemporaines doivent être historicisées, analysées dans leur contexte contemporain, à l’heure où le discours « non-aligné » des révolutions n’est plus actuel. Une telle approche permettrait de dépasser la suggestion implicite d’un décalage temporel entre les discours « postcoloniaux » et le pré-« postcoloniaux », comme on en voit un bon exemple dans le mélange de discours et de luttes de résistance dans l’Intifada |7| . Ce qu’il faut négocier donc, c’est la relation de différence et de similitude, de rupture et de continuité.

Puisque, à un certain niveau, le « post » signifie « après », il empêche potentiellement des articulations fortes de ce qu’on peut appeler la « néocolonialité ». L’indépendance formelle des pays colonisés a rarement signifié la fin de l’hégémonie du premier monde. L’indépendance formelle de l’Egypte en 1923 n’a pas empêché la domination européenne, en particulier britannique, qui a provoqué la révolution de 1952. L’ouverture d’Anouar el-Sadate en direction des Américains et les accords du Camp David dans les années 1970, ainsi que la collaboration égyptienne avec les Etats-Unis lors de la guerre du Golfe de 1991, ont été perçus par les intellectuels arabes comme une régression vers l’impérialisme pré-nassérien |8| . La Doctrine Carter a été conçue en partie pour protéger les intérêts pétroliers étatsuniens (« notre pétrole ») dans le Golfe lesquels, avec l’aide des régimes pétro-islamistes, ont cherché à contrôler toutes les forces susceptibles de les menacer |9| . De même, en Amérique Latine, l’indépendance créole formelle n’a pas empêché les interventions militaires inspirées par la doctrine Monroe ou l’hégémonie commerciale anglo-américaine au nom du libre échange. Ce processus distingue l’histoire de l’Amérique centrale, de l’Amérique du sud et de la Caraïbe du reste des pays coloniaux de peuplement, puisque, malgré les origines historiques communes avec l’Amérique du nord (dont le génocide des populations indigènes, l’esclavage des Africains et la composition multiraciale et multiethnique des populations), ces régions ont été soumises à une domination politique et économique structurelle qui est, paradoxalement, plus sévère à certains niveaux que celle des pays du tiers-monde ayant acquis plus récemment leur indépendance (Libye, Inde, etc.). Ce n’est pas un hasard si les intellectuels et les syndicats indépendants mexicains ont fortement critiqué la « gringostroïka » du récent traité de libre échange |10|. L’indépendance formelle n’a pas paré à la nécessité des révolutions de type cubain ou nicaraguayen, ni du mouvement indépendantiste portoricain. Le terme « révolution », autrefois populaire dans le contexte du tiers-monde, a assumé un moment postcolonial initié par l’indépendance officielle caractérisé dans son contenu par une hégémonie néocoloniale asphyxiante.

Le terme « postcolonial » implique l’idée que le colonialisme serait maintenant une affaire du passé, ce qui a pour effet de gommer les traces défigurantes du colonialisme – économiques, politiques, et culturelles – dans le présent. Le « postcolonial » masque malgré lui le fait que l’hégémonie globale, même à l’époque post-guerre froide, persiste sous des formes autres que la domination coloniale directe. En tant que notion prétendant évoquer une nouvelle époque historique, le terme « postcolonial », quand on le compare avec le néocolonialisme, évoque peu les relations contemporaines de pouvoir. Il manque d’un contenu politique susceptible de rendre compte du militarisme étatsunien à Grenade, au Panama, au Koweït et en Irak du style des années 80 et 90, ou des liens symbiotiques entre les intérêts politiques et économiques étatsuniens et ceux des élites locales. Dans certains contextes d’ailleurs, les oppressions raciales et nationales reflètent clairement des logiques (patterns) coloniales : par exemple, l’oppression des noirs par les Européens anglo-hollandais en Afrique du Sud et dans les Amériques, ou l’oppression des Palestiniens et les Juifs moyen-orientaux par Euro-Israël. Le « postcolonial » ne laisse aucune place, enfin, aux luttes des aborigènes en Australie et aux peuples indigènes dans toutes les Amériques – autrement dit, aux peuples du quart-monde dominés à la fois par des entreprises multinationales du premier monde et par les Etats-nations du tiers-monde.

Les structures hégémoniques et les cadres conceptuels engendrés ces cinq derniers siècles ne peuvent pas être vaincus par un coup de baguette magique du « postcolonial ». L’unification de l’Europe en 1992 renforce la coopération parmi les pays ex-colonisateurs tels que la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, contre l’immigration illégale et en vue d’une surveillance plus stricte des frontières contre l’infiltration des peuples du tiers-monde : Algériens, Tunisiens, Egyptiens, Pakistanais, Srilankais, Indiens, Turcs, Sénégalais, Maliens, Nigérians, etc.

Le grand récit colonial est triomphalement remis en scène. Des millions de dollars sont dépensés pour la réalisation d’événements internationaux tel que la célébration du cinquième centenaire des voyages de Christophe Colomb – les voyages dits de découverte – avec, pour point culminant, la « Grand Regatta », une course de grands voiliers de quarante pays qui sont partis d’Espagne et sont arrivés dans le port de New York le 4 juillet, fête de l’indépendance des Etats-Unis. Au même moment, un récit anticolonial est mis en scène depuis la rive, avec les commémorations par les indigènes des communautés anéanties aux Etats-Unis et dans tout le continent américain, ainsi que les projets consistant à bloquer les répliques des caravelles de Colomb à leur arrivée dans les ports étatsuniens.

Que signifie donc la « postcolonialité » quand certains conflits structurels persistent ? Bien que les contextes historiques soient divers, le conflit reste structurellement le même entre les indigènes d’Amérique qui voient la terre comme une responsabilité sacrée et communautaire et les Euro-américains pour qui la terre est de la propriété aliénable. Comment peut-on donc négocier l’identité et la différence dans le cadre d’un « postcolonial » dont le « post » met en valeur la rupture et minimise la continuité ?

Les cultures contemporaines sont marquées par la tension entre la fin officielle de la domination coloniale directe et sa présence voire sa régénération à travers le néocolonialisme hégémonisant au sein du premier monde et, g
râce à l’intermédiaire des élites nationalistes patriarcales, envers le tiers-monde. Le « colonial » du « postcolonial » tend à être relégué au passé et marqué par la clôture (closure) : frontière temporelle par implication qui mine sa charge oppositionnelle potentielle. Car quelles que soient les connotations philosophiques du « post » en tant que locus ambigu des continuités et des discontinuités |11|, son sens littéral (l’après) et l’attrait téléologique du « post » évoque un nettoyage à effet apologétique (celebratory) de l’espace conceptuel qui entre en conflit, à un certain niveau, avec la notion de « néo ».

« Post » et/ou « néo »

Le « néocolonial », comme le « postcolonial », suggère aussi des continuités et des discontinuités, mais l’accent est mis sur les nouvelles formes des pratiques colonialistes anciennes, non sur un « au-delà ». Bien qu’on puisse facilement imaginer le « postcolonial » entrer dans les pays du tiers-monde (le plus souvent par l’académie anglo-américaine que par l’Inde), le « postcolonial » a très peu cours dans les cercles africains, moyen-orientaux, et latino-américains, sauf, parfois, dans le sens limité de la période qui suit immédiatement la fin du régime colonial. C’est peut-être l’expérience moins intense du néocolonialisme, accompagné par le sens que la multitude des cultures, des langues et des ethnicités ne sont plus menacées, qui a rendu possible l’usage récurrent du préfixe « post » aux dépens du « néo ». Maintenant que l’Inde, où le discours « postcolonial » a fleuri, ploie sous la dette et s’est placée sous la tutelle du Fonds monétaire international, et maintenant que sa politique étrangère non alignée fait place à une coopération politique et économique avec les Etats-Unis, on se demande si le terme « néocolonial » deviendra plus courant que celui de « postcolonial » |12|.

Le « postcolonial » constitue aussi un locus critique qui sert à dépasser les récits anticolonialistes nationalistes et modernisants qui inscrivent l’Europe dans l’histoire en tant qu’objet de critique, vers des analyses discursives et une historiographie tenant compte de la multiplicité décentrée des rapports de pouvoir (par exemple, entre femmes et hommes colonisés, ou bien entre paysannerie colonisée et bourgeoisie). La signification de tels projets intellectuels fait ironiquement contraste avec le terme « postcolonial » lui-même, qui reproduit linguistiquement, une fois de plus, la centralité du récit colonial. Le « postcolonial » implique un récit de progrès où le colonialisme reste le point de référence central dans une chronologie qui avance de façon très ordonnée du « pré » au « post » mais laisse dans l’ambiguïté son rapport aux nouvelles formes du colonialisme – c’est-à-dire le néocolonialisme.

En examinant le terme « postcolonial » dans son rapport avec d’autres termes tels que le « néocolonial » et la « post-indépendance », on peut laisser place à l’éclairage mutuel des concepts. Bien que le « néocolonial », de même que le « postcolonial », implique un passage, il a l’avantage de mettre l’accent sur une répétition avec une différence, un régénération du colonialisme par d’autres moyens. Le terme « néocolonialisme » désigne utilement des rapports d’hégémonie géo-économique. Par rapport au « néocolonialisme », le « postcolonial » sape la critique des structures de domination colonialistes contemporaines, qui semble plus atteignable par la récupération et le renouvellement de la notion du colonialisme façon « néo ». Le terme « post-indépendance », quant à lui, évoque une histoire achevée de résistance, en déplaçant l’analyse vers l’Etat-nation émergent. En ce sens, le terme « post-indépendance », précisément parce qu’il implique un telos stato-national, fournit un espace analytique élargie pour examiner des problèmes aussi explosifs que la religion, l’ethnicité, la patriarcat, le genre et l’orientation sexuelle, dont aucun ne saurait être considéré comme de simples épiphénomènes du colonialisme et du néocolonialisme. Si le « postcolonial » suggère une distance par rapport au colonialisme, la « post-indépendance » célèbre l’Etat-nation mais en attribuant du pouvoir à l’Etat-nation, il rend les régimes du tiers-monde responsables de ce qu’ils font.

L’opération qui consiste tout à la fois à privilégier le récit colonial, à s’en distancer, et à le dépasser, structure la dimension « entre-deux » (in-between) du « postcolonial ». Ce caractère d’entre-deux se met en évidence à travers une sorte de test de commutation. Tandis qu’on peut postuler la dualité entre le colonisateur et le colonisé, et même entre le néocolonisateur et le néocolonisé, il n’est pas très logique de parler de « postcolonisateurs » et de « postcolonisés ». Le « colonialisme » et le « néocolonialisme » impliquent l’oppression et la possibilité de résistance. En dépassant de telles dichotomies, le terme « postcolonial » ne postule aucune domination claire et ne marque aucune opposition claire. C’est cette ambivalence structurée du « postcolonial », qui consiste à postuler une relation temporelle à la fois proche et distante au « colonial », qui est attrayante dans un contexte académique poststructuraliste. Cependant, c’est également ce caractère insaisissable qui fait du « postcolonial » un terme difficile à manier dans le cadre d’une critique géopolitique de la centralisation du pouvoir dans le monde. La théorie postcoloniale a posé de façon significative la question des contradictions, des ambiguïtés et des ambivalences culturelles |13|. Par un changement majeur d’éclairage, elle rend compte des expériences du déplacement des peuples du tiers-monde vers les centres métropolitains et des syncrétismes culturels engendrés par le croisement du premier monde et du tiers-monde – des problèmes moins bien posés par les discours nationalistes du tiers-monde ou les analyses du système-monde, plus enracinés dans les catégories de l’économie politique. L’« au-delà » de la théorie postcoloniale devient plus significatif, de ce point de vue, quand on le met en rapport avec le discours nationaliste du tiers-monde. Le terme « postcolonial » serait donc plus précis s’il était articulé en tant que « théorie post-premier monde/tiers-monde » ou « post-critique anticoloniale », en tant que dépassement d’une conception (mapping) relativement binaire, fixe et stable des relations de pouvoir entre « colonisateur » et « colonisé », entre « centre » et « périphérie ». De telles réarticulations suggèrent un discours plus nuancé qui rend compte du mouvement, de la mobilité, de la fluidité. Ici, le préfixe « post » signifierait moins un « après » : il marquerait le fait de suivre, de dépasser et de commenter un certain mouvement intellectuel (la critique anticoloniale tiers-mondiste) plutôt que de dépasser chronologiquement un certain point dans l’histoire (le colonialisme). Car ici, le « néocolonialisme » serait une façon moins passive de prendre en compte la situation des pays néocolonisés et deviendrait un mode d’engagement politique plus actif.

La théorie postcoloniale a non seulement constitué un espace dynamique pour des recherches universitaires critiques, voire de résistance, mais aussi un espace contesté, en particulier puisque certains spécialistes des études ethniques se sentent dépassés par la montée des études postcoloniales dans les départements d’études anglophones ou nord-américaines. Si la caution institutionnelle accordée au terme « postcolonial » représente un succès pour les « politiquement corrects » (les « PC »), n’est-ce pas également une façon de contenir les gens de couleur (people of color ou POC) ? Avant que le « poco » (postcolonial) ne devienne le nouveau mot d’ordre académique à la mode, il faut d’urgence prévenir de telles scissions, en particulier dans le contexte nord-américain |14|, où on a l’impression que le « postcolonial » est privilégié précisément parce qu’il ne se réfère pas dir
ectement au « ventre de la bête », les Etats-Unis. La reconnaissance de telles failles et fissures est cruciale si les chercheurs en études ethniques et études postcoloniales veulent forger des alliances institutionnelles.

Ambivalentes hybridités

Ayant posé ces questions à propos du terme « postcolonial », examinons maintenant certains concepts apparentés et leurs implications spatio-temporelles. Le fait de mettre en avant les thèmes de l’« hybridité » et du « syncrétisme » dans les études postcoloniales attire l’attention sur l’imbrication des cultures du « centre » et de la « périphérie ». L’« hybridité » et le « syncrétisme » rendent possible la négociation entre la multiplicité d’identité et de positionnements du sujet qui résultent du déplacement, de l’immigration, de l’exil, sans que l’on soit obliger de surveiller de façon policière les frontières des identités, de façon essentialiste ou en fétichisant les origines. Ce sont en grande partie les intellectuels du tiers-monde dans le premier monde – eux-mêmes hybrides, ce n’est pas un hasard – qui élaborent un cadre conceptuel qui situe l’intellectuel du tiers-monde dans une multiplicité de positions situées et de perspectives. Ce n’est pas non plus un hasard si, mutatis mutandis, en Amérique Latine le « syncrétisme » et l’« hybridité » avait déjà été évoqués il y a des décennies par les divers modernismes latino-américains, qui parlaient de cultures neologistiques, de créolité, de métissage, voir d’« anthropophagie » |15|. On peut voir les protagonistes culturellement syncrétiques du mouvement moderniste brésilien des années 1920, les « héros sans caractère », comme des « hybrides postocoloniaux » avant la lettre. Leurs théories « cannibalistes » et leurs élaborations dans le cadre du mouvement tropicaliste de la fin des années 60 et le début des années 70, partaient du principe que les gens du Nouveau Monde sont culturellement métissés et constituent un amalgame détonant d’identités indigènes, africaines, européennes, asiatiques et arabes.

En même temps, l’espace-temps problématique implicite dans le terme « postcolonial » a des répercussions pour la conceptualisation du passé dans la théorie post(anti)coloniale. La rupture implicite dans le « post » est reflétée dans le rapport entre passé et présent dans le discours postcolonial, avec une référence particulière aux notions d’hybridité. Parfois l’accent anti-essentialiste sur les identités hybrides ressemble dangereusement à la négation de toute recherche d’origines communautaires, en tant que « fouille archéologique » d’un passé idéalisé et impossible à retrouver. Et pourtant, à un autre niveau, tout en évitant toute nostalgie d’une identité transparente et unitaire d’avant la chute, nous devons également nous demander s’il est possible de forger une résistance collective sans s’inscrire dans un passé communautaire. Les récits de rap et les vidéos qui invoquent dans un esprit de résistance l’Afrique et l’esclavage seraient un exemple. Pour les communautés qui ont connu des ruptures brutales et qui sont actuellement en train de forger une identité collective – quel que soit le degré d’hybridité de cette identité avant, pendant et après le colonialisme –, le fait de retrouver et de réinscrire dans l’histoire un passé fragmenté devient un site contemporain crucial pour la formation d’une identité collective de résistance. La notion de ce passé peut ainsi se négocier autrement : non pas en tant que phase statique et fétichisée à reproduire littéralement mais en tant qu’ensembles fragmentés d’expériences et de souvenirs en récit, qui servent de base pour la mobilisation des communautés contemporaines. Une célébration du syncrétisme et de l’hybridité per se, si on les articule pas en conjonction avec des questions d’hégémonie et les rapports de pouvoir néocoloniaux, risquent d’apparaître comme une caution du fait accompli de la violence coloniale.

La façon dont on privilégie actuellement, dans les discours métropolitains, des syncrétismes à caractère de palimpseste devrait également s’appliquer aux peuples du quart-monde. Il faut rendre compte, par exemple, de la situation paradoxale des indigènes Kayapo de la forêt amazonienne qui, d’une part, utilisent des caméras vidéo et démontrent ainsi leur hybridité culturelle et leur capacité d’imitation (mimicry), mais qui, d’un autre côté, utilise l’imitation précisément afin de mettre en scène l’urgence de préserver les pratiques et les contours essentiels de leur culture, entre autres leur relation à la forêt tropical et à la propriété communautaire de la terre. L’acceptation de facto de l’hybridité comme produit de la conquête coloniale et des dislocations post-indépendance, ainsi que la reconnaissance de l’impossibilité d’un retour à un passé authentique, ne signifie pas que les mouvements politico-culturels des diverses communautés ethnoraciales doivent cesser d’explorer et de recycler leurs langues et cultures précoloniales |16|. La célébration de l’hybridité par la théorie postcoloniale risque de tomber dans une condescendance anti-essentialiste envers les communautés qui sont obligées par les circonstances d’affirmer, pour des raisons de survie, un passé perdu et impossible à récupérer. Dans de tels cas, l’affirmation de la culture qui précède la conquête fait partie de la lutte contre l’anéantissement culturel qui continue. S’il fallait prendre au sens littéral la logique de l’argument poststructuraliste/postcolonial, les Zuni au Mexique et aux Etats-Unis seraient à censurer pour leur recherche des traces d’une culture originelle et les Maori de la Nouvelle Zélande seraient à critiquer pour leur retour à la langue et à la culture aborigènes dans le cadre de leur propre régénération. La question, autrement dit, n’est pas de savoir s’il existe un passé originaire homogène, et s’il est possible d’y revenir, ni même de savoir si ce passé est abusivement idéalisé. La question est plutôt de savoir qui mobilise quoi dans l’articulation du passé, en déployant quelles identités, identifications ou représentations, au nom de quelles visions et objectifs politiques.

Il est crucial de négocier les localisations (locations), les identités et les positions situées (positionalities) par rapport à la violence du néocolonialisme, si nous ne voulons pas que l’hybridité devienne une figure de la ratification de l’hégémonie. En tant que terme descriptif « attrape-tout », l’ « hybridité » ne parvient pas à distinguer entre les diverses modalités de l’hybridité, par exemple l’assimilation forcée, l’auto-rejet intériorisé, la cooptation politique, le conformisme social, l’imitation culturelle, la transcendance créatrice. Le retournement des tropes racistes (au sens biologique ou au sens religieux) – l’hybride, le syncrétique – d’un côté, et le retournement des notions anticolonialistes puristes sur l’identité de l’autre, ne devraient pas occulter le caractère problématique de l’« hybridité postcoloniale » dans son rapport à l’action (agency). Dans des contextes tels que celui de l’Amérique Latine, l’appartenance nationale (nationhood) a été officiellement articulée en termes hybrides, dans le cadre d’une idéologie intégrationniste qui occultait le racisme institutionnel et discursif. En même temps, l’hybridité a également été utilisée comme partie de la résistance critique, par exemple par les mouvements moderniste et tropicaliste en Amérique Latine. Comme pour le terme « postcolonial », la question de la localisation (location) et de la perspective doit être affrontée, c’est-à-dire que les différences entre hybridités ou, plus précisément, les hybridités des Européens et de leurs rejetons (offshoots) dans le monde et celle des peuples (ex-)colonisés. En outre, il est i
ndispensable de prendre en compte les différences entre les diasporas du tiers-monde, par exemple entre hybrides afro-américains qui parlent anglais dans le premier monde et les afro-cubains et afro-brésiliens qui parlent l’espagnol ou t le portugais dans le tiers-monde.

L’« hybridité », comme le « postcolonial », risque de se prêter à un brouillage des perspectives. L’« hybridité » doit être examinée d’une manière différencialisante, non-universalisante, et située dans le contexte des hégémonies néocoloniales actuelles. L’enquête sur la culture engendrée par le discours de l’hybridité et du syncrétisme a besoin d’être reliée à l’analyse géopolitique à l’échelle macro. Elle exige qu’on tienne compte des médias d’information anglo-américains dans leur omniprésence (CNN, BBC, Associated Press) ainsi que les événements de la magnitude due à la Guerre du golfe, avec ses transferts de population massifs et traumatisante. L’effondrement du socialisme du « deuxième monde », il faut le signaler, n’a pas modifié les politiques néocoloniales et à certains niveaux n’a fait qu’engendrer une anxiété accrue parmi des communautés du tiers-monde telles que les Palestiniens et les Noirs d’Afrique du Sud, à propos de leur lutte pour l’indépendance en l’absence du contrepoids du deuxième monde.

La circulation du cadre théorique « postcolonial » tend à suggérer le dépassement du néocolonialisme et l’abandon des catégories du tiers-monde et du quart-monde comme catégories passées de mode et sans pertinence. Pourtant, malgré tous ses problèmes, le terme « tiers-monde » retient une valeur heuristique en tant qu’étiquette commode pour les formations impérialisées, y compris ceux à l’intérieur du premier monde. Le terme « tiers monde » est significatif en termes politico-économiques larges mais son sens se brouille dès lors qu’on examine les nuances politiques dans le domaine de la culture, les espaces enchevêtrées et contradictoires de identités mêlées. Le concept de « tiers monde » est productif s’il est placé « sous rature », c’est-à-dire accepté comme provisoire et en dernière analyse inadéquat.

Si à ce stade nous remplaçons le terme « tiers-monde » par le « postcolonial », on prend des risques. Malgré les différences et contradictions entre, et au sein, des pays du tiers-monde, le terme « tiers-monde » implique un projet commun de résistances alliées contre les (néo)colonialismes. Dans le contexte nord-américain plus précisément, il est devient un terme valorisant (term of empowerment) pour les coalitions entre communautés de différents peuples de couleur . C’est peut-être ce sens du projet mobilisateur commun qui manque dans les discussions post(anti)coloniales. Si les termes « postcolonial » et « post-indépendance » soulignent des continuités, « tiers-monde » évoque utilement les éléments structurellement communs dans les luttes. En employant « tiers-monde », on exprime une croyance dans l’histoire partagée du (néo)colonialisme et du racisme interne qui forme un terrain commun suffisant pour une alliance entre peuples si divers. Si on ne croit pas à un tel terrain commun, le terme « tiers-monde » doit en effet être écarté. C’est cette différence en termes d’alliance et de mobilisation entre les concepts de « tiers-monde » et de « postcolonial » qui suggère un usage relationnel de ces termes. En affirmant la pertinence politique des catégories telles que « néocolonialisme », et même des notions plus problématiques telles que peuples du « tiers-monde » et du « quart-monde », je ne me soumets pas à l’inertie intellectuelle mais j’indique la nécessité de déployer tous ces concepts de manière différentielle et contingente.

En somme, le concept du « post-colonial » doit être interrogé et contextualisé historiquement, géopolitiquement et culturellement. Je ne veux pas soutenir que tel cadre conceptuel est juste et que tel autre est faux, mais seulement que chaque cadre n’éclaire que des aspects partiels des modes systémiques de domination, des identités collectives enchevêtrées, et des relations mondiales contemporaines. Chaque cadre prend en compte des dynamiques spécifiques et souvent contradictoires entre et au sein des zones différentes du monde. Il faut que les relations soient souples entre les divers cadres conceptuels – une ensemble mobile de grilles de lecture, un ensemble divers d’optiques disciplinaires, culturelles et géopolitiques qui soient adéquates pour interpréter ces complexités. Un usage flexible et critique capable de prendre en compte « la politique de localisation » (the politics of location) est important non seulement afin d’indiquer les contradictions et les différences historiques et géographiques mais aussi afin de réaffirmer des liens historiques et géographiques, des analogies structurelles et des occasions pour l’action (agency) et la résistance.

(traduit de l’anglais par Jim Cohen, relu par Elsa Dorlin)


|1| Voir, pour exemple, Aijaz Ahmad, « Jameson’s Rhetoric of Otherness and the ‘National Allegory’, Social Text n° 17 (automne 19 87) ; Arjun Appadurai, « Disjncture and Difference in the Global Cultural Economy », Public Culture vol. 2, no. 2 (1990) ; Robert Stam, “Eurocentrism, Afrocentrism, Polycentrism : Theories of Third Cinema”, Quarterly Review of Film and Video vol. 13, nos. 1-3 (printemps 1991) ; Chandra Talpade Mohanty, “Cartographies of Struggle : Third World Women and the Politics of Feminism” in C. Talpade Mohanty, A. Russo et L. Torres (éds.), Third World Women and the Politics of Feminism, Bloomington, Indiana University Press, 1991.

|2| Cette condition se fait-elle l’écho du langage de l’existentialisme, ou bien est-ce l’écho du postmodernisme ?

|3| Les rapports entre « postcolonial », « postcolonalité » et « postcolonialisme » n’ont pas encore été examinées avec rigueur.

|4| Pour une lecture des raports entre postmodernisme et postcolonialisme, voir Kwame Anthony Appiah, « Is the Post- in Postmodernism the Post- in Postcolonial ? » Critical Inquiry no. 17 (hiver 1991).

|5| Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, Londres, Routledge, 1989, p. 2.

|6| Pour une formulation radicale du “postcolonial résistant”, voir Gayatri Chakravorty Spivak, « Poststructuralism, Marginality, Postcolonilaity and Value », in P. Collier et H. Geyer-Ryan, Literary Theory Today, Londres, Polity Press, 1990.

|7| Lire, par exemple, Zachary Lockman et Joel Beinin (éds.), Intifada : The Palestinian Uprising against Israeli Occupation, Boston, South End Press, 1989, en particulier Edward W. Saïd, “Intifada and Independence”, p. 5-22 ; ainsi que E. Saïd, After the Last Sky, Boston, Pantheon Books, 1985.

|8| Cette perspective explique la répression dure contre les mouvements d’opposition à l’alliance Egypte-Etats-Unis pendant la guerre. En fait, le traité du Camp David est intimement lié à la politique économique d’ouverture libérale et son démantèlement du secteur public égyptien. L’U.S. Agency for International Development (USAID), qu’on a pu qualifier de gouvernement fantôme de l’Egypte, est en partie responsable des positions prises par le gouvernement égyptien, et la plupart des gouvernements arabes, pendant la Guerre du Golfe de 1991.

|9| La rigide imposition de la loi islamique en Arabie Saoudite est liée aux efforts pour masquer la collaboration du régime avec des intérêts impériaux, contraires à ceux de la région.

|10| « Gringostroïka » : terme inventé par l’artiste multimédia mexicain Guillermo Gómez-Peña.

|11| Pour des discussions du « post », voir, par exemple, Robert Yong, « Poststructuralism : The End of Theory », Oxford Literary Review vol. 5, nos. 1-2, 1982 ; R. Radhakrishnan, « The Postmodern Event and the End of Logocentrism », boundary 2 vol. 12, no. 1, automne 1983 ; et Geoffrey Bennington, “Postal Politics and the Institution of the Nation”, in Homi K. Bhabha (éd.), Nation and Narration, Londres, Routledge, 1990.

|12| Au moment où cet article était sur le point d’être publié est paru l’article pertinent de Paful Bidwai, « India’s Passage to Washington », The Nation, 20 janvier 1992.

|13| Voir, par exemple, Homi K. Bhabha, « The Commitment to Theory », in J. Pines et P. Willemen, Questions of Third Cinema, Londres, British Film Institute, 1989 ; Trinh T. Minh-ha, Women, Native, Other, Bloomington, Indiana University Press, 1989.

|14| Le remplacement de « tiers-monde » par « postcolonial » est ambigu, surtout quand on emploie avec assurance les théories poststructuralistes et postcoloniales tout en comprenant peu l’héritage historique et matériel du colonialisme, du néocolonialisme, du racisme et de la résistance anticoloniale. De tels glissements ont pu amener certains à qualifier les formulations de Frantz Fanon comme « vulgaires » en minimisant leur importance.

|15| Sur les modernistes brésiliens et le concept d’anthropophagie, voir Robert Stam, Subversive Pleasures : Bakhtin, Cultural Criticism and Film, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1989.

|16| Pour une autre analyse critique de l’hybridité et de la mémoire, voir Manthia Diawara, « The Nature of Mother in Dreaming Rivers », Third Text no. 13, hiver 1990-1991.