INTERVENTIONS – Nicolas Sarkozy tente de redonner corps au projet d’une “Union méditerranéenne”. Pour autant, ne nous laissons pas illusionner par un affichage que contredisent largement ses déclarations antérieures. 20 septembre 2007.

Le nouveau président de la République française, Nicolas Sarkozy, a parlé haut et fort sur la Méditerranée, il faut lui en donner acte. Que ce soit dans de grands discours-programmes lors de sa campagne électorale, à Toulon et à Montpellier, ou dès le soir de son premier discours d’investiture. Il n’hésitait ainsi pas à déclarer : “En tournant le dos à la Méditerranée la France croyait avoir tourné le dos à son passé, elle a en fait tourné le dos à son avenir…” Pour tous ceux qui depuis de nombreuses années se préoccupent sérieusement de la question méditerranéenne, c’était là un signe intéressant et même encourageant. Après dix ans d’immobilisme, ou à peu près, depuis le fameux discours du Caire de Jacques Chirac en 1996, resté comme une belle incantation sans lendemain, il y avait peut-être là un signe de rupture dans le paysage diplomatique français et l’expression d’un projet ambitieux : favoriser la création d’une “Union de la Méditerranée”…

Cette parole politique et diplomatique de Nicolas Sarkozy sur la Méditerranée, inspirée par l’auteur de ses discours, Henri Guaino, apparaissait d’autant plus retentissante qu’elle contrastait avec le vide abyssal et le silence éloquent de la part de la candidate socialiste sur ce même sujet. Or le rapport de la France à la Méditerranée n’est pas une question mineure, c’est une orientation stratégique qui définit un positionnement international singulier, notamment vis-à-vis des autres membres de l’Union européenne, mais également dans la forme de nos relations avec les Etats-Unis, avec Israël et la Turquie, et avec nos partenaires arabes, du Maghreb comme du Machrek.

La Méditerranée est devenue ces dernières années le théâtre d’une très grande intensité politico-diplomatique, une des plus grandes routes du monde sur le plan énergétique, la première destination touristique mondiale et le plus important espace des migrations internationales. A ces réalités factuelles s’ajoute une immense portée symbolique, liée à l’attachement aux grandes civilisations du passé (égyptienne, phénicienne, grecque, latine, arabe ou byzantine…) et à l’actualité des trois monothéismes, qui trouvent dans le monde méditerranéen le lieu de leurs communes origines comme de leurs sanglantes différenciations.

La Méditerranée, une fois encore dans l’histoire, est un des centres du monde, nul ne peut plus l’ignorer, une des régions où se joue, sous de multiples formes, la question de la guerre et de la paix à l’échelle du monde, et non à l’échelle de simples conflits localisés.

Face à de tels enjeux et à de tels défis, que propose Nicolas Sarkozy ?

Il commence par faire le constat d’un comas (dépassé ?) du partenariat euroméditerranéen, principale initiative lancée par la Commission européenne à Barcelone en novembre 1995. Et il est vrai que depuis le naufrage historique du sommet des chefs d’Etat de Barcelone en novembre 2005 , où la plupart des chefs d’Etat arabes ne se sont même pas déplacés, aucune initiative politique significative n’a vu le jour.

Mais que signifie exactement ce projet d’“Union de la Méditerranée” ? S’agit-il d’un projet significatif ou d’une noix creuse, d’une orientation stratégique ou d’un nouveau leurre ? Nul ne le sait exactement, et sans doute pas Nicolas Sarkozy lui-même !

Un projet international de cette ampleur, qui a vocation à être multilatéral, n’a pas, il est vrai, à être entièrement ficelé dès son lancement. Il doit rester ouvert et plastique, de façon à pouvoir s’adapter aux propositions et aux réactions des uns et des autres.

L’intuition initiale, qui suggère une initiative propre aux Méditerranéens eux-mêmes, est sans doute judicieuse. Compte tenu de ce qu’est devenue l’Union européenne à vingt-sept, avec un centre de gravité politique et économique qui s’est très nettement déplacé au Nord et à l’Est, l’idée de découpler, sans véritablement dissocier, le projet méditerranéen du projet européen apparaît fondée. Mais encore faut-il se concerter très étroitement avec nos partenaires européens, avec l’Allemagne bien sûr et sans doute la Grande-Bretagne, mais aussi avec l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce, sans oublier Malte et Chypre, qui sont concernés au premier chef par une éventuelle “Union de la Méditerranée”…

De telles concertations avec nos partenaires européens, et sur un même plan avec nos partenaires du sud et de l’est de la Méditerranée, peuvent advenir dans les mois à venir, là n’est pas le fond du problème. Toute la question est de savoir ce qu’il s’agit véritablement de créer et d’instituer avec ce projet d’“Union de la Méditerranée” ? C’est sans doute là où, par-delà les faux-semblants et d’éventuels accords initiaux sur la nécessité de prendre une initiative majeure en Méditerranée, les choix historiques, politiques, culturels et humains deviennent réellement cruciaux et s’avèrent profondément divergents par rapport à ceux que défend Nicolas Sarkozy dans ses discours comme dans ses premiers actes politico-diplomatiques. La présence de Bernard Kouchner à ses côtés peut entretenir une certaine confusion et donner l’illusion, notamment dans les médias, d’un pseudo-consensus sur la politique internationale. Mais cet écran de fumée va sans doute se dissiper assez vite, car il existe de véritables lignes de failles.

Sur le plan historique, la lecture que Nicolas Sarkozy fait du passé colonial de la France et de l’Europe soulève de sérieux problèmes et apparaît comme susceptible d’alimenter le ressentiment et de renforcer les incompréhensions de la part de nos voisins du sud de la Méditerranée qui ont subi la conquête coloniale. Une volonté de réhabilitation du passé colonial existe il est vrai depuis de nombreuses années, notamment parmi les nostalgiques de l’Algérie française, qui ont récemment tenté dans un article de loi pour le moins controversé d’imposer une “vision positive” de l’histoire de la colonisation. A cela s’ajoutent les néoconservateurs à la française qui relativisent les effets du colonialisme et critiquent ce que Pascal Bruckner a jadis appelé le “sanglot de l’homme blanc”.

C’est de là notamment que vient le terme de “repentance” utilisé à foison par Nicolas Sarkozy. Or cette pseudo-notion fait écran et introduit un prisme pour le moins réducteur dans la vision de notre histoire commune liée au temps colonial. Il ne s’agit sûrement pas de se mettre à genoux, de battre sa coulpe ni de consentir aux instrumentalisations de différents pouvoirs qui se servent de la colonisation pour masquer leurs propres défaillances depuis plus d’un demi-siècle. Ce n’est donc pas de repentance dont il s’agit, mais d’un véritable travail de mémoire, de part et d’autre, et d’une politique active de reconnaissance, comme nous y invite Paul Ricœur, pour établir avec justesse et précision les faits et évaluer leur signification et leur portée dans l’histoire. Il y a là un chantier majeur pour l’avenir, la nécessité de nous entendre sur les lectures du passé. C’est sans doute une des premières clefs, à forger ensemble, pour tenter de bâtir une Communauté de la Méditerranée qui soit sincère et non pas fondée sur une accumulation de ressentiments ou d’arrière-pensées. Définir les termes d’une possible réconciliation entre une rive et l’autre de la Méditerranée, d’une façon comparable à ce qui a été accompli hier entre la France et l’Allemagne, est un terrain fertile et une base indispensable pour se retrouver, loin des mémoires refoulées.

La deuxième ligne de faille qui se dessine par rapport aux discours et aux actes de Nicolas Sarkozy à propos de la Méditerranée tient à son orientation politico-diplomatique pour le moins
discutable concernant le rôle des Etats-Unis et d’Israël dans la région. Nous sommes là au cœur des relations de pouvoir et de puissance sur la scène internationale. C’est en effet autour du rôle des Etats-Unis, première puissance mondiale, et de son principal et plus fidèle allié au Proche-Orient, Israël, que les positionnements politiques et stratégiques se définissent dans cette région du monde. Le problème, c’est que les Etats-Unis comme Israël ont fait le choix de la force plutôt que du droit. L’onde de choc de l’intervention militaire américaine en Irak, tout à fait illégale selon les Nations unies, n’a pas fini de se propager dans l’ensemble de la région. Or ses effets sont dévastateurs. Elle affaiblit considérablement les défenseurs des libertés et délégitime pour longtemps les acteurs d’une possible démocratisation, tout en renforçant les extrémismes et les tenants d’un radicalisme politico-religieux qui se posent comme les acteurs véritables de la résistance face à l’invasion.

La politique du fait accompli menée par Israël en Palestine, le non-respect répété des résolutions des Nations unies depuis cinquante ans et l’intervention militaire désastreuse de l’armée israélienne au Liban en juillet 2006 ont considérablement éloigné les perspectives de paix dans la région. Nous sommes en effet bien loin du processus d’Oslo et de la poignée de main historique entre Itzak Rabin et Yasser Arafat. George W. Bush et Ariel Sharon, comme son successeur Ehud Olmert, se sont comportés en véritables incendiaires en Méditerranée orientale.
Ce constat n’est pas du tout celui que fait Nicolas Sarkozy. Bien loin d’une parole gaullienne, qui s’est pourtant exprimée clairement à la tribune de l’Onu au moment de l’opposition nette de la France à l’intervention militaire en Irak, il n’a pas hésité à parler d’une “arrogance française”. Son actuel ministre des Affaires étrangères, l’ex-socialiste Bernard Kouchner, n’est d’ailleurs pas très éloigné de ses positions, lui qui, en compagnie des nouveaux néoconservateurs à la française , s’est déclaré en faveur d’une “guerre juste” en Irak. Les convergences d’hier ont scellé un pacte aujourd’hui entre le président de la République et son ministre des Affaires étrangères. L’axe américano-israélien, qui est structurant dans l’ensemble de la Méditerranée, et singulièrement au Proche-Orient, n’est nullement remis en question par MM. Sarkozy et Kouchner.

Quelle crédibilité internationale dans ces conditions ? Comment faire exister une “Union de la Méditerranée” qui aurait un tant soit peu d’autonomie politique, si c’est dans une posture de soumission volontaire à l’hégémonie américaine ? La récente rencontre, en août 2007, qui a pris une tournure très chaleureuse entre Nicolas Sarkozy et George W. Bush, est un signe qui ne trompe pas. Les responsables du Parti républicain ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, eux qui ont fait de Nicolas Sarkozy leur nouveau héros ! Or, il y a là une profonde contradiction entre la façon de concevoir une nouvelle architecture politico-stratégique telle qu’une “Union de la Méditerranée” et la proximité affichée avec les Etats-Unis et Israël, qui ne veulent absolument pas entendre parler de la construction d’un tel ensemble dans la région. La soumission atlantique n’est pas compatible avec la perspective d’une forme de souveraineté méditerranéenne. La politique américaine est faite de divisions, de concurrences et de fragmentations. C’est une véritable alternative qu’il s’agit d’imaginer à travers une Communauté de la Méditerranée, face à ce désir d’empire et à cette “grande guerre pour la civilisation” menée par les Etats-Unis, comme la décrit justement Robert Fisk.

Que signifie dans ces conditions l’“Union de la Méditerranée” proposée par Nicolas Sarkozy ? S’agit-il d’un projet sincère ou d’un nouveau “machin” ? Il aura en tout cas bien du mal à convaincre la plupart des pays du sud et de l’est de la Méditerranée tant que la France apparaîtra comme proche, voire subordonnée à la politique américano-israélienne, ce qui est le cas aujourd’hui. Le nouveau Président voulait la rupture, il est effectivement en train de la créer avec les grandes orientations de la politique étrangère de la France inspirées par Charles de Gaulle…

Sur un autre plan politique, les propos extrêmement fermes tenus par Nicolas Sarkozy pour refuser la candidature de la Turquie à l’adhésion à l’Union européenne ne sont pas susceptibles de conforter son projet d’“Union de la Méditerranée”. Il donne plutôt raison au scepticisme ironique affiché jadis par l’écrivain Orhan Pamuk, pour qui “La Méditerranée n’est au fond qu’un billet de seconde classe pour l’Occident”. Une sorte de lot de consolation pour ceux qui n’ont pas pu entrer dans l’Union européenne…
La diplomatie turque a su d’ailleurs répondre avec pas mal d’humour en déclarant qu’elle était favorable à l’idée d’“Union de la Méditerranée”, une fois qu’elle serait entrée dans l’Union européenne !

La Turquie est un très grand pays, de plus de 80 millions d’habitants, une Nation forte, en pleine croissance économique, dont la société se révèle de plus en plus dynamique et créative. Elle trouve peu à peu son équilibre politique, et la relation à l’Europe est un facteur décisif de la stabilité à venir du pays. Bon nombre d’intellectuels turcs placent la perspective d’adhésion de la Turquie à l’horizon 2023, soit un siècle exactement après la fondation de la République par Mustapha Kemal Atatürk. C’est une perspective au long cours, un rapprochement qui vient de loin, sans doute de la période des Tanzimat dans l’Empire ottoman.

Faut-il casser cet élan et fermer la porte au nez à la Turquie sous le prétexte qu’elle ne serait pas européenne ? Un tel choix politico-stratégique serait une erreur historique, or c’est ce que s’apprête à faire Nicolas Sarkozy. La Turquie est un pays ami et un allié sûr dans une région instable et tourmentée. Il s’agit de conforter ce lien et de donner à ce pays charnière entre plusieurs mondes, balkanique, européen, méditerranéen, de la mer Noire, d’Asie centrale et du Proche-Orient, une place de premier plan à la hauteur du rôle qui peut être le sien. L’intelligence politique serait d’établir un pacte avec la Turquie qui lui permette à la fois d’être un pays membre de l’Union européenne, il en a toutes les compétences et la qualité, et un acteur central d’une future Communauté de la Méditerranée. Il ne semble pas que nous prenions un tel chemin avec la politique internationale tracée par Nicolas Sarkozy.

A ces lignes de failles, historiques, concernant la soi-disant “repentance”, ou politique, à propos des relations avec les Etats-Unis, Israël et la Turquie, s’ajoutent des failles humaines et culturelles par rapport aux conceptions que tente de faire prévaloir le nouveau président de la République française en Méditerranée.

Au moment où de grandes déclarations sont faites concernant la création d’une “Union de la Méditerranée”, dans l’avenir, un “ministère de l’Immigration et de l’identité nationale” est créé au présent… Il y a là encore une profonde contradiction dans la façon d’envisager le projet méditerranéen et de traiter l’espace humain entre une rive et l’autre.
En effet, compte tenu de la réalité des phénomènes de migrations et de diaspora, la question méditerranéenne est devenue tout autant une question intérieure à l’Europe qu’une question extérieure. Tenter un éventuel découplage entre dimension intérieure et dimension internationale n’est dès à présent plus pensable et plus possible. Cela l’est encore moins lorsqu’on se situe dans une vision prospective. Les réalités démographiques parlent d’elles-mêmes, et les pyramides des âges sont éloquentes , entre une Europe vieillissante, qui ne renouvelle pas ses générations, et des pays du sud et de l’est de la Méditerranée, qui sont certes en pleine transition démographique, mais dont une large majorité de la population est jeune et appelée à devenir active. Selon les démographes, les besoins de main-d’œuvre en Europe seront substantiels dans les vingt à cinquante ans à venir, et il est fort probable que c’est avec les pays méditerranéens que se fera l’ajustement entre offre et demande. Un paysage humain commun va donc s’instaurer et se renforcer dans les années à venir, or cela se prépare, s’anticipe. Ce n’est sûrement pas avec une politique sécuritaire, malthusienne et répressive qu’il sera possible de bâtir l’avenir entre les deux rives de la Méditerranée.
Il est dès maintenant nécessaire de changer de paradigme, de repenser le rapport à la frontière en Méditerranée, de mieux organiser les mobilités et de négocier les phénomènes migratoires dans une perspective d’ensemble. Or, c’est plutôt une Europe citadelle, pétrifiée par la peur de “nouvelles invasions” que semble accréditer la posture de Nicolas Sarkozy et de son ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, Brice Hortefeux, conforté par les voix de l’extrême droite.

Que peut bien signifier une “Union de la Méditerranée” dans ces conditions ? Que chacun reste chez soi et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Mais les réalités démographiques et humaines des années à venir ne seront pas celles-là, le brassage des populations va se faire croissant, et il est décisif de s’y préparer. Une véritable Communauté de la Méditerranée pourrait voir le jour, fondée sur l’espace humain commun qui existe depuis déjà de nombreuses années et qui devrait s’intensifier plus encore dans les années à venir. Il est indispensable de faire preuve d’originalité, d’imagination et d’ambition pour inscrire les réalités humaines dans une stratégie d’ensemble. C’est à ce prix, et non en cherchant à déléguer le contrôle des migrations aux frontières des pays du sud de la Méditerranée, qu’un projet méditerranéen significatif pourra voir le jour. N’oublions pas la formule de Jean Monnet au sujet de la construction européenne : “Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes”…

La dimension culturelle devient dès lors capitale. Non pas comme supplément d’âme, mais comme ensemble de valeurs et ce que j’appellerais volontiers un “style de vie méditerranéen”. Nous en sommes bien loin avec la vision du monde de Nicolas Sarkozy, qui transparaît dans nombre de ses discours comme dans ses premiers actes sur la scène internationale. C’est le modèle américain qui l’attire et la révolution conservatrice qui lui sert de source d’inspiration, bien plus qu’une orientation méditerranéenne. Son système de valeurs est structuré autour du monde de l’argent et de la dynamique du capitalisme. Lorsqu’il se rend en Méditerranée, à peine élu, c’est à Malte, sur le yacht d’une des plus grandes fortunes françaises… C’est sa liberté et son choix, mais le signe qu’il envoie apparaît clairement, sa Méditerranée est d’abord celle de la jet set !

Le combat sur les idées et sur les valeurs a été décisif aux Etats-Unis pour amener les néoconservateurs au pouvoir. Nicolas Sarkozy a su en tirer les leçons, lui qui a été qualifié par Jean d’Ormesson de Gramsci pour la droite… Ce qui est étonnant, c’est que cela n’ait pas suscité une forme de réveil à gauche ! Il est vrai que les cartes ont été magistralement brouillées par les ralliements obtenus de quelques personnalités et par un sens du “casting” gouvernemental peu commun, Rachida Dati, garde des Sceaux, Fadela Amara, en tandem avec Christine Boutin, il fallait y penser…

Nicolas Sarkozy joue très judicieusement des symboles et crée une forme d’ouverture dans la société française. Mais plus fondamentalement, par-delà les jeux de tactique politicienne, quelle signification donner à son discours sur la Méditerranée alors que la question centrale, en France comme dans une large part de l’Europe, est la relation à l’Islam ?

La peur est là. Violence, haine, terrorisme, les images qui viennent aujourd’hui du monde de l’Islam ne font que conforter et amplifier des peurs ancestrales. La distance paraît grandissante, et le clash des civilisations Islam/Occident semble être devenu une réalité depuis les attentats du 11 septembre à New York, suivis par ceux du 11 mars à Madrid et par tant d’autres encore…

Toute la question, pour l’avenir de la Méditerranée, est de savoir s’il sera possible de définir un monde de significations communes ou si nous serons dans une fracture de sens et des valeurs considérée comme irréductible et incompatible.

Les néoconservateurs, à l’américaine ou à l’européenne, considèrent que le combat pour la liberté et la démocratie passe par les armes et qu’il ne faut plus hésiter à employer la force pour imposer “nos” valeurs et faire prévaloir “notre” civilisation, ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le temps colonial. Dans quelle vision s’inscrit Nicolas Sarkozy lorsqu’il parle de Méditerranée ? Est-ce avec les mêmes catégories et les mêmes préjugés que ceux dont il use pour parler de l’Afrique ?

Il peut y avoir un large consensus lorsqu’il s’agit de combattre par la force les acteurs du terrorisme et les tenants du djihad, cela ne pose pas de problème en soi. Toute la question est de ne pas confondre ce noyau d’activistes avec l’ensemble des sociétés dans lesquelles ils évoluent. Or ce glissement de sens a de plus en plus cours de la part de ceux qui parlent de “fascislamisme” et qui entourent volontiers le nouveau Président. L’Islam est devenu le nouvel ennemi, le nouveau péril à venir, et ceux qui n’acceptent pas ce simple constat, aussi essentialiste que réducteur, sont traités de “munichois” !

Comment envisager une “Union de la Méditerranée” sans trouver un véritable terrain d’entente avec ce que Jacques Berque appelait “l’islam méditerranéen” ?

Il ne s’agit pas d’instaurer un pseudo-dialogue des cultures, ce “dernier dogme d’un monde sans dogme”, comme le qualifiait justement Régis Debray dans une belle intervention récente à Séville. “Si le dialogue des cultures consiste à fournir un supplément d’âme à cette stupidité impériale, à faire contrepoint à la « lutte contre le terrorisme », à exporter nos valeurs dans les périphéries, il ne vaudra pas un pet de lapin.” Ce n’est pas d’un dialogue de façade, de nouveaux masques qui dissimulent les désaccords profonds et les mésententes de circonstance dont nous avons besoin, mais d’organiser des controverses sur ce qui fâche pour tenter de dégager l’horizon.

A horizon de vingt ans justement, une Communauté de la Méditerranée est non seulement pensable, mais indispensable. Comment y parvenir ? Sûrement pas par des déclarations intempestives et par des projets inconsistants.

Il est un chemin qui se dessine à partir d’un élan tracé par la pensée et par la commune exigence d’un vivre ensemble. Définir les termes et les modalités de cet être ensemble est une base et presque un préalable pour fonder une Communauté de la Méditerranée. Il s’agit là d’un long processus qui retourne la peur et les profonds préjugés qui existent entre les uns et les autres tout autour de la Méditerranée.

Il n’est pas de communauté sans valeurs partagées, sans désir de faire ensemble, sans volonté de bâtir un monde commun. Or un nombre toujours plus grand d’hommes et de femmes de culture, d’acteurs de la société civile et de collectivités territoriales agissent pour un rapprochement et une convergence transméditerranéenne. Ces acteurs ont justement besoin d’être relayés et encouragés par le politique, et non pas instrumentalisés, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui. Ce sont eux les véritables pionniers d’un ensemble méditerranéen qui soit vivable et habitable pour les années à venir, que ce soit à propos des questions d’eau, de pollution, de transports, de migrations, de santé ou de culture… Ils tissent chaque jour les fils d’une possible Communauté de la Méditerranée, par-delà les poussées de violence et de haine qui déchirent encore et toujours cette région du monde.

Que ferons-nous de notre avenir commun en Méditerranée ?

Le statu quo n’est plus possible, et une initiative forte est donc vraiment nécessaire, par-delà les enlisements du partenariat euroméditerranéen ou les impasses du pro
cessus de paix israélo-palestinien, et plus largement israélo-arabe, qui s’est retourné en processus de guerre.

L’“Union de la Méditerranée”, telle que la suggère et l’esquisse Nicolas Sarkozy, révèle de profondes lignes de failles. Il faut faire bien attention de ne pas succomber au chant des sirènes et de ne pas se laisser prendre au “miroir aux alouettes” qu’il agite volontiers devant nos yeux. Il peut séduire et attirer un certain nombre de personnalités désireuses de bien faire. Mais ce chant a toutes les chances de sonner faux et ce miroir d’apparaître trompeur, compte tenu des choix politiques, stratégiques, humains et culturels sur lesquels repose ce projet en trompe l’œil.

Nul n’est obligé d’y consentir, de se laisser entraîner, au nom d’une perspective vague et apparemment généreuse, par cette chimère. Les chances de pouvoir l’infléchir sont minces. Dans ces conditions, et plus fondamentalement, il importe de ne pas dilapider la crédibilité du projet méditerranéen vis-à-vis de nos amis, de nos alliés et de nos partenaires. Il ne s’agit pas pour autant de rester inertes, mais de nous donner bien au contraire tous les moyens de fonder ensemble une véritable Communauté de la Méditerranée. Il y a là un grand dessein pour les années à venir. Le temps est venu d’ouvrir ce chemin…

Thierry Fabre, rédacteur en chef de La Pensée de Midi