L’Italie et la Sicile, premiers rivages pour les mineur·e·s isolé·e·s

En janvier 2016, Europol, l’agence de police de l’Union Européenne, annonçait la « disparition » de 10 000 mineur·e·s étranger·ère·s après leur arrivée en Europe en l’espace d’un an et demi. Pendant un court instant, cette nouvelle a braqué les projecteurs sur un processus inquiétant : l’augmentation du nombre de mineur·e·s isolé·e·s étranger·ère·s (MIE) débarquant en Europe et leur « disparition » des systèmes nationaux de prise en charge. Après leur enregistrement dans un centre d’accueil et leur signalement aux services de l’enfance, généralement en Italie ou en Grèce, les autorités nationales perdent leur trace.

Depuis trois ans, l’Italie est particulièrement concernée par ce phénomène. Sur les 10 000 mineur.e.s « disparu·e·s » comptabilisé·e·s par Europol, 5000 avaient été enregistré·e·s en Italie. En 2014, 13 000 mineur·e·s isolé·e·s sont arrivé·e·s dans la péninsule par la voie maritime ; en 2015, il·elle·s étaient 12 360 (sur 26 000 dans l’ensemble de l’UE) ; depuis le début de l’année 2016, il·elle·s sont déjà près de 12 000. Le classement des principales nationalités évolue mais les groupes nationaux les plus nombreux depuis trois ans sont les Egyptien·ne·s, les Gambien·ne·s, les Erythréen·ne·s, les Nigérian·e·s et les Bangladais·es.

La répartition régionale sur le territoire italien est très inégale : la Sicile prend en charge près 40% des mineur·e·s isolé·e·s. Loin derrière elle viennent la Calabre (7%) et la Lombardie (7%). C’est la loi italienne qui crée une telle disparité : il revient aux communes ayant enregistré le·la mineur·e pour la première fois l’obligation de lui offrir une prise en charge socio-sanitaire. Cette sorte de « Dublin national »[1] oblige ainsi l’une des régions italiennes les plus pauvres à accueillir plus d’un quart des mineur·e·s isolé·e·s étranger·ère·s présent·e·s en Italie et à leur offrir un parcours d’insertion.

Le dédale des centres pour mineur·e·

En Italie, l’accueil des demandeur·se·s d’asile et des mineur·e·s isolé·e·s se divise en deux catégories : le « premier accueil », de courte durée et dépendant des préfectures, et le « second accueil », géré par les communes, visant à accompagner les étranger·ère·s dans un processus d’insertion sociale et d’autonomisation.

Immédiatement après leur arrivée en Italie, les mineur·e·s intègrent le système de « premier accueil » : il·elle·s sont amené·e·s dans un hotspot ou dans un Centre de premier accueil (CPA). Le fonctionnement routinier de ces dispositifs visant à canaliser et orienter les trajectoires des migrant·e·s s’écarte cependant des normes institutionnelles qui sont censées les régir. Les normes en matière de durée maximale de rétention, de capacité d’accueil et de traitement différencié des adultes et des mineur·e·s sont régulièrement violées.

Dans les hotspots, ces nouveaux centres européens visant à distinguer les demandeur·se·s d’asile des « migrant·e·s économiques », la durée de rétention est officiellement de 72 heures maximum et les mineur·e·s doivent y dormir dans un bâtiment séparé des adultes. Six hotspots ont été installés en Italie, dont cinq en Sicile. Dans la majorité d’entre eux, les mineur·e·s sont retenu·e·s plusieurs semaines, soit bien plus que les 72 heures officielles, dans des situations de promiscuité avec les adultes. C’est le cas dans le campement de tentes installé sur le port commercial d’Augusta, qui fait office de hotspot, ou dans le centre de Lampedusa. La situation du hotspot de Pozzallo, au sud-est de la Sicile, est l’une des plus frappantes. En décembre 2015, Médecins Sans Frontières  avait décidé de mettre un terme à ses activités médicales au sein du centre, à cause « des conditions d’accueil inadéquates et indignes ». Quelques semaines plus tard, des organisations militantes déposaient une plainte auprès du Tribunal pour mineur·e·s afin de dénoncer le séjour prolongé des mineur·e·s et les conditions d’insalubrité à l’intérieur de la structure. Cette plainte a débouché sur la visite du hotspot par une commission d’enquête parlementaire qui a approuvé la dénonciation et fermement condamné le hostpot.

Lampedusa, été 2016. Maud Chevet

Lampedusa, été 2016. Maud Chevet

Dans les CPAs spécifiquement dédiés aux mineur·e·s, la durée de séjour peut s’étendre jusqu’à un mois. Les CPAs sont généralement de propriété publique mais leur gestion est confiée à des coopératives sociales, sélectionnées par des appels d’offres publics. Les préfectures allouent aux coopératives gestionnaires 45 euros par jour pour chaque mineur·e présent·e dans le CPA. Ces centres sont surpeuplés, isolés, leur fonctionnement est opaque et les temps de séjour excèdent les délais légaux. Dans certains CPAs, plus d’une centaine de mineur·e·s sont enfermé·e·s pendant des mois sans qu’aucune activité ne leur soit proposée. Les CPAs sont souvent situés dans de petits villages mal desservis par les bus, à des dizaines de kilomètres des villes plus importantes. Les opérateurs socio-sanitaires ne sont pas assez nombreux et les préfectures autorisent rarement les associations de protection des mineur·e·s à entrer dans les centres. Par ailleurs, l’importance de l’enjeu financier entourant la gestion des centres pour les étranger·ère·s a donné lieu à des scandales de corruption. En effet, plusieurs associations ont trouvé dans l’accueil des mineur·e·s isolé·e·s une source importante de revenus. Les soupçons de favoritisme dans l’attribution des marchés pour la gestion des centres et l’utilisation frauduleuse des fonds publics ont été avérés à plusieurs reprises. Il arrive ainsi que certaines coopératives ne dédient qu’une partie des 45 euros quotidiens à la mise en place de services socio-sanitaires aux mineur·e·s, privant ces dernier·ère·s de l’assistance dont il·elle·s devraient légalement bénéficier.

En conséquence de ces mauvaises conditions d’accueil, de nombreux·ses mineur·e·s fuguent des CPA et sortent du système d’accueil. Il·elle·s se retrouvent à la rue et se regroupent souvent près des gares des grandes villes siciliennes d’où partent les trains en direction du nord de l’Italie. Cet été, des dizaines de mineur·e·s érythréen·ne·s ont ainsi dormi devant la gare de Catane[2]. Un adolescent de 17 ans raconte qu’il s’est échappé du centre de Caltanissetta et qu’il a marché pendant trois jours pour rejoindre Catane (Caltanissetta est à 110 km de Catane). Il attend d’avoir assez d’argent pour prendre un bus pour Milan et rejoindre ensuite l’Allemagne. Cette précarité financière aggrave la vulnérabilité des mineur·e·s isolé·e·s face aux organisations criminelles. Des organisations mafieuses, siciliennes et étrangères, sont ainsi impliquées dans le trafic de mineur·e·s isolé·e·s en Sicile.

L’accueil diffus des projets SPRAR, un vecteur pour l’économie locale ?

Heureusement, la rue n’est pas l’unique alternative au système de premier accueil. Une partie des mineur-e-s parvient à intégrer le « second accueil ». Ce système repose sur des projets gérés par les communes italiennes sur la base du volontariat. Les communes manifestent leur intention de participer au « système SPRAR » et proposent, en s’appuyant sur le secteur associatif, des projets d’accueil et d’intégration. Ces projets d’hébergement et d’activités socio-éducatives sont de petite dimension : le nombre de mineur·e·s accueilli·e·s se calcule au prorata de la démographie de la commune et varie entre 15 et 25. Les mineur·e·s sont hébergé·e·s dans des logements dispersés sur le territoire de la commune ou regroupés dans un seul lieu. Il·elle·s reçoivent des services éducatifs et socio-culturels : cours d’italien, activités récréatives, aide psychologique, accompagnement administratif. Les mineur·e·s sont libres d’aller et venir pendant la journée. Il·elle·s restent dans les centres jusqu’à leur majorité et peuvent parfois obtenir une prolongation jusqu’à leurs 21 ans.

L’impact économique et social positif de ces projets est souvent souligné par le personnel des coopératives. L’obligation de mettre en place des services socio-sanitaires destinés à un petit nombre de bénéficiaires crée de l’emploi dans le secteur social, et contribue aussi à professionnaliser le secteur associatif. Souvent mis en place dans des petits villages siciliens, ces projets ne bouleversent par les équilibres sociaux locaux tout en favorisant les interactions entre les habitant·e·s et les étranger·ère·s. Selon Salvatore, à la tête d’une coopérative en charge de plusieurs SPRAR en Sicile, « le système d’accueil diffus, à la différence du premier accueil qui forme des ghettos, est toujours une réussite car l’impact social de la présence des migrant·e·s est faible. Et les retombées économiques sont positives. (…) Bien sûr, il y des points critiques mais le système des coopératives est utile, c’est le seul qui soit en croissance et qui assure des débouchés professionnels. C’est un pilier de l’économie italienne ». À la question de savoir pourquoi les maires postulent aux programmes SPRAR, Giacomo, qui vient de créer une coopérative sociale, répond que « c’est un vecteur économique, cela permet de faire travailler telle coopérative qu’on connaît. Ce n’est pas forcément mal ».

Le rôle essentiel des associations : la province de Syracuse

La protection des mineur·e·s isolé·e·s repose en grande partie sur des organisations non-étatiques relevant de différents niveaux d’action. Tout d’abord, au niveau local, les opérateur·rice·s des coopératives gérant les centres d’accueil offrent une prise en charge professionnalisée des mineur·e·s. Ensuite, des ONG internationales, comme Save The Children[3], et nationales, comme Terre des Hommes, sont présentes lors des débarquements et dans les centres pour mineur·e·s afin de les informer de leurs droits et les aider dans leurs démarches administratives.

À Syracuse, la province la plus touchée par l’arrivée des mineur·e·s isolé·e·s en 2014, le secteur associatif a largement contribué à inscrire la question des mineur·e·s dans le débat public local et à mettre en place des politiques en la matière. En 2013 et 2014, de nombreux·ses mineur·e·s dormaient dans la rue, notamment près de la gare, témoigne le directeur de la « Ronde de la solidarité » qui maraude trois soirs par semaine pour porter secours aux sans-domicile fixe. Par ailleurs, il n’existait aucun centre de deuxième accueil dans la province, contre une quinzaine en 2016. Les mineur·e·s restaient ainsi plusieurs mois dans les CPA, souvent privé·e·s d’assistance légale et sociale, et les taux de fugue étaient très élevés.

Face à cette situation, Rete Accoglienza, créée en 2013 comme association spécifiquement dédiée à la protection des mineur·e·s, et l’ARCI, une association historique issue de la gauche italienne laïque, ont décidé de développer un système de tutorat. Celui-ci permet à un adulte de s’engager à aider pendant plusieurs mois un ou plusieurs mineur·e·s isolé·e·s dans ses démarches administratives (inscription scolaire, demande d’asile, sécurité sociale…) et à l’accompagner dans sa découverte du territoire local (transports, lieux de sports, etc.). Un registre des tuteur·rice·s, composé de cent personnes formées par Rete Accoglienza, a été créé et mis à disposition du magistrat des tutelles (giudice tutelare) chargé du dossier des mineur·e·s à leur arrivée en Sicile. Ainsi, dès qu’un·e mineur·e débarquait dans un port de la province, un·e tuteur·rice pouvait lui être rapidement attribué·e. Par ailleurs, Rete Accoglienza a développé les formations professionnelles par le biais de stages et a mis en place une unité mobile de nuit pour héberger les mineur·e·s resté·e·s dans la rue.

Le système a très bien fonctionné pendant deux ans. De 2013 à 2015 : la majorité des mineur·e·s avait un·e tuteur·rice, le taux de fugue des centres avait diminué, peu de mineur·e·s dormaient dehors et des centres de deuxième accueil, dans lequel les opérateur·rice·s de l’ARCI et de Rete Accoglienza interviennent, avaient été créés. Depuis la fin de l’année 2015 cependant, la compétence pour la nomination du·de la tuteur·e· a été attribuée au Tribunal pour mineur·e·s. Or, il n’en existe que deux en Sicile, à Palerme et à Catane. Ce transfert de compétences a provoqué un fort ralentissement de la nomination des tuteur·rice·s à Syracuse, alors que 2016 se caractérise par l’arrivée d’un nombre croissant de mineur·e·s en Sicile. La responsable de l’ARCI de Syracuse témoigne de son inquiétude : « Je suis tutrice de 14 jeunes, c’est n’importe quoi. Et là on vient de m’en confier un qui est arrivé le 7 juillet 2015. J’ai cru qu’ils s’étaient trompés d’année. Avant, on attribuait le·la tuteur·rice une semaine après leur arrivée ».

La question des mineur·e·s isolé·e·s étranger·ère·s se caractérise ainsi par un fossé entre les normes et discours officiels en la matière et la réalité de terrain. En effet, les mineur·e·s isolé·e·s sont catégorisé·e·s par les organisations internationales comme les populations vulnérables par excellence et sont très protégé·e·s par la législation nationale de la plupart des pays européens. Pourtant, sur le terrain, leurs droits sont régulièrement violés lors de leur arrivée en Europe. Pour remédier à cette situation dramatique, les associations italiennes réclament la mise en place d’un plan national comportant des investissements financiers, une attention majeure portée aux souhaits des mineur·e·s et la répartition des mineur·e·s entre l’ensemble des régions italiennes. Elles soulignent aussi la nécessité de développer les recherches et les enquêtes sur les filières et les activités criminelles.

Si les droits des mineur·e·s sont bafoués aux portes de l’Europe, qu’en est-il dans les pays qui représentent les étapes successives de leurs parcours ? Le mépris de la dignité humaine et de la loi est-il dû à au contexte frontalier ? Malheureusement, ces situations ne semblent pas typiquement siciliennes. En France, dans le centre de Paris par exemple, de nombreux·ses mineur·e·s isolé·e·s, provenant pour la plupart du Soudan, d’Afghanistan et d’Erythrée, ne sont pas scolarisé·e·s et dorment dans la rue, en attendant d’être pris en charge par les pouvoirs publics. Là aussi, le rôle des associations est indispensable face à l’incurie des pouvoirs publics.

[1] En référence au système européen de Dublin en vertu duquel un·e demandeur·se d’asile doit formuler sa demande dans le premier pays européen où il·elle pose le pied. Ainsi, les pays frontaliers du sud de l’Europe, en particulier la Grèce et l’Italie, sont responsables de la majorité des demandeur·se·s d’asile arrivant dans l’UE.

[2] Cet article se base sur une enquête de terrain menée en Sicile pendant cinq semaines durant l’été 2016. L’ensemble des citations sont issues d’entretiens qualitatifs menés lors de cette enquête.

[3] En août 2016, au vu du nombre croissant de mineur·e·s traversant la Méditerranée, Save The Children a décidé de lancer une opération de sauvetage en mer. Un bateau, amarré dans le port sicilien d’Augusta, est opérationnel depuis septembre.