En octobre 2016, Jean Drèze, économiste indien réputé pour ses analyses comme pour ses engagements, revient de la vallée du Cachemire. Le 8 juillet, Burhan Wani, jeune leader charismatique de la Hizbul Mujahideen (organisation séparatiste radicale), était tué par les forces de sécurité indiennes dans une fusillade. La région s’était alors embrasée, entre heurts meurtriers à la frontière indo-pakistanaise et manifestations dans toute la vallée malgré une intense répression durant 53 jours, faisant une centaine de victimes et des milliers de blessé·es. Le 18 septembre, une attaque menée depuis le Pakistan par un groupe paramilitaire tuait 17 soldats d’une base indienne du Cachemire, provoquant des « attaques chirurgicales » de l’armée indienne contre des bases « terroristes » situées au Pakistan. C’est dans ce contexte très tendu que Jean Drèze visite la région. À son retour, il publie plusieurs analyses et témoignages, dont celui que nous traduisons ici1. Ce que les médias indiens ont appelé un shutdown, soit l’arrêt protestataire des activités visibles dans l’espace public, que le terme confond sciemment avec les couvre-feux imposés militairement, est en réalité une grève générale dont la dimension subversive est ainsi euphémisée voire masquée aux yeux de l’opinion publique majoritaire. Le gouvernement indien dirigé par Narendra Modi, réélu en 2019, en a tiré les leçons. Le 5 août 2019 il révoquait le statut constitutionnel du Jammu-et-Cachemire, jusque-là État fédéré relativement autonome, pour le scinder en deux Territoires de l’Union indienne, sous tutelle directe de l’État central2. Et, pour empêcher les protestations, il renforçait encore la présence militaire dans la vallée du Cachemire pour en faire l’une des zones les plus militarisées au monde, emprisonnait plus de 4 000 personnes dont l’ensemble des leaders politiques, y compris modérés, à l’exception des cadres du BJP (le parti de Narendra Modi), et coupait toutes les communications mobiles et internet pour le plus long « blackout » de l’histoire – en août 2020, seuls étaient rétablis le téléphone filaire, les cartes mobiles prépayées, les SMS et l’accès à quelques sites approuvés par le gouvernement, ceci bien que, en janvier, la Cour suprême indienne avait déclaré illégale cette suspension indéfinie d’internet. Le type de témoignage proposé par Jean Drèze en 2016, déjà risqué alors, est aujourd’hui quasi-impossible. Ce texte fait partie du dossier “Grèves générales”, Mouvements n°103.
Traduit de l’anglais par Olivier Roueff
Un soulèvement populaire historique se déroule au Cachemire, mais le public indien en est à peine conscient. Je l’ignorais moi-même avant de m’y rendre le mois dernier (octobre 2016) et de traverser la vallée du Cachemire. J’avais entendu parler, bien sûr, d’une sorte de « fermeture » [shutdown] depuis début juillet, et aussi de jets de pierre et de tirs au plomb. Mais rien de ce que j’avais lu ne rendait justice à la situation sur le terrain3.
Interdiction des manifestations
La première chose qui frappe le visiteur en entrant au Cachemire est l’omniprésence de l’armée. Les soldat·es lourdement équipé·es et les forces paramilitaires sont partout. Leur nombre est estimé à 600 000 environ, pour une population de sept millions d’habitant·es – soit près d’un·e soldat·e pour dix civil·es. Dans les zones « sensibles », telles que Sopore, Shopian et même certaines parties de Srinagar (la capitale), il y a un·e soldat·e devant presque chaque maison, du moins sur les routes principales.
Pourquoi cette présence militaire ? De toute évidence, pas pour repousser une éventuelle attaque du Pakistan – l’armée serait alors concentrée à la frontière. Pas non plus pour surveiller les terroristes : stationner au coin des rues en tenue de combat n’est pas le meilleur moyen de traquer les militant·es clandestin·es. Les soldat·es seraient-iels là pour lutter contre les jets de pierres ? Cela n’a pas de sens non plus, car la façon la plus simple de débarrasser un quartier des lanceur·ses de pierres est de le démilitariser : les pierres sont dirigées vers les soldat·es, pas vers les civil·es.
Il faut donc en déduire ce que tout Cachemiri sait : le but de cette présence militaire massive est de contrôler la population civile, et surtout d’empêcher toute protestation soi-disant « anti-Inde », aussi pacifique soit-elle.
Ce fut une révélation pour moi d’apprendre que toutes les formes de protestation pacifique au Cachemire sont interdites d’une manière ou d’une autre s’il y a le moindre soupçon d’une revendication d’indépendance (azadi4). Les autorités disposent de pouvoirs étendus pour empêcher les protestations, non seulement en vertu de la loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées (AFSPA) mais aussi en vertu de la loi draconienne sur la sécurité publique du Jammu-et-Cachemire. L’article 144 du code de procédure pénale, qui interdit les rassemblements de plus de quatre personnes (une vieille tactique du Raj britannique pour empêcher les manifestations nationalistes), est en vigueur dans toute la vallée. Les rassemblements, les marches, les graffitis, les pamphlets et même les veillées silencieuses sont tous effectivement interdits s’il existe la moindre trace de leur participation à une lutte pour l’indépendance.
D’autres restrictions des libertés civiles garantissent que cet état de fait ne sera pas perturbé. Toute activité politique étudiante est interdite. Les organisations internationales de défense des droits humains telles que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies ne sont pas autorisées à se rendre au Cachemire. Les militant·es des droits humains sont également encadré·es : la détention arbitraire de Khurram Parvez au cours des deux derniers mois est le dernier avertissement qu’ils et elles ne doivent pas aller trop loin. De même, lorsque Kashmir Reader (l’un des principaux quotidiens du Cachemire) a été interdit le 30 septembre 2016, d’autres médias ont « compris le message », pour citer un éminent rédacteur en chef cachemiri. Le Cachemire, en bref, a été transformé en une sorte de prison ouverte.
Grève générale
Malgré ces restrictions, il y a eu des protestations continues, ou des tentatives de protestation, dans toute la vallée du Cachemire depuis que Burhan Wani a été tué le 8 juillet 2016. Certaines d’entre elles impliquaient des jets de pierres mais le soulèvement a également comporté un large éventail d’activités non violentes. En fait, la principale mobilisation a pris la forme d’une hartal (grève générale) : au cours des quatre derniers mois, les magasins ont été fermés, la circulation a été interrompue et les écoles ont été désertées. C’est ce qu’on appelle un « shutdown » dans les médias indiens, avec une ambiguïté calculée, le même terme désignant les couvre-feux qui sont parfois imposés par les autorités. Mais il s’agissait en fait d’une grève générale. Des dérogations à la grève ont été accordées, par exemple, aux vendeurs de rue, aux pharmacies et à certaines heures de la semaine. Quelques services publics, notamment les soins de santé et le système de rationnement alimentaire, ont été non seulement autorisés mais encouragés à continuer. Pour le reste, la grève a mis un terme à la vie publique pendant des mois. Telle était en tout cas la situation jusqu’à ma visite au Cachemire fin octobre.
D’après les nombreuses discussions que j’ai eues avec des étudiant·es, des agriculteur·rices, des travailleur·ses, des patron·nes, des intellectuel·les et d’autres personnes pendant toute une semaine, la grève bénéficie d’un soutien populaire massif. Il est difficile, bien sûr, de croire que la vie publique puisse être paralysée à ce point sans un élément de coercition ou de pression. Parfois, la pression est explicite : toute personne ayant conduit une voiture au Cachemire (en dehors des quartiers privilégiés de Srinagar) au cours des derniers mois a couru le risque de voir son pare-brise brisé. Mais ce contrôle de la circulation n’est pas l’œuvre d’escouades armées ou de voyous marginaux. C’est le travail des habitant·es et des jeunes qui soutiennent la mobilisation. Dans toute grève, il est difficile de savoir comment traiter les briseur·ses de grève.
La capacité de l’économie du Cachemire à résister à une grève aussi longue a quelque chose de déroutant. Plusieurs causes peuvent être relevées. Premièrement, le Cachemire dispose d’une économie rurale dynamique et relativement égalitaire, une caractéristique qui doit beaucoup aux réformes agraires des années 1950. La grève n’a pas empêché les agriculteur·rices, les artisans et les pomiculteur·rices indépendant·es de poursuivre leur activité dans une large mesure. Deuxièmement, les travailleur·ses migrant·es du Bihar et d’ailleurs ont quitté le Cachemire en masse peu après le début de la grève. Les travailleur·ses cachemiris ont donc continué à trouver du travail, et à des salaires relativement élevés par rapport aux standards indiens. Troisièmement, le Cachemire a une forte tradition de solidarité. Par exemple, des comités de secours de quartier (souvent associés à la mosquée locale) ont été actifs après les inondations de 2014, et à nouveau cette année. Le secours a fait partie intégrante des « agendas de mobilisation » de la Hurriyat5 pendant la grève. Enfin, le niveau de vie au Cachemire est assez élevé. Le chômage est certes un problème mais la pauvreté et la faim sont rares, sauf chez les travailleur·ses migrant·es. Quiconque pense que le problème du Cachemire est dû à un manque de développement se trompe lourdement.
Parallèlement à la grève, d’autres actions protestataires ont été organisées dans tout le Cachemire. Un agenda de mobilisation a été publié chaque semaine (avec un effet variable) par les dirigeants de la Hurriyat, qui semblent bénéficier d’un large soutien populaire. Parmi les exemples d’actions proposées, on peut citer l’occupation des routes, les marches pour la liberté vers le quartier général du district, la convergence vers le bureau des Nations unies à Srinagar, la récitation de namaz (prières) sur la route, les sit-in dans divers endroits, la visite des personnes blessées par des tirs de plombs, le boycott des bureaux gouvernementaux, la lecture de promesses collectives, les peintures murales, la diffusion de chansons ou de musique de résistance, l’envoi de lettres aux forces armées, la tenue de conventions sur le droit à l’autodétermination, l’affichage de bannières et de pancartes affirmant « Nous voulons l’indépendance », etc. À ma connaissance, il n’y a pas d’appels au jet de pierres dans les agendas, même si l’on peut considérer comme acquis que les manifestations au Cachemire se terminent souvent ainsi pour une raison ou une autre.
L’esprit de ces calendriers de protestation a été bien exprimé par le leader de la Hurriyat, Mirwaiz Umar Farooq, dans une « préface » publiée le 24 août 2016 dans Greater Kashmir :
« Une force puissante menant une guerre contre nous, notre seul moyen de résistance contre l’oppression est l’action pacifique. Mais celle-ci reste confrontée à une marge de manœuvre très réduite. Pourtant, individuellement et collectivement, nous devons trouver les moyens d’exprimer nos revendications. L’agenda des mobilisations est notre voix collective. Chacun·e d’entre nous, en particulier notre intelligentsia, les artistes, les poètes, les écrivain·es, les peintres doivent se mettre en avant et utiliser leurs compétences et leur créativité pour exprimer leur douleur et leur sentiment. La contribution de chaque Cachemiri au mouvement compte. »
Un marteau pour toute réponse
En l’absence d’espace de protestation pacifique, les jets de pierre sont devenus le point culminant du soulèvement. Et les forces de sécurité ont répondu avec une force écrasante. Plus d’une centaine de civil·es (dont de nombreux enfants) ont été tué·es, au moins un millier a été victime de cécité ou d’autres blessures aux yeux causées par des fusils à plombs, et des milliers ont été jeté·es en prison. Un nombre beaucoup plus important de personnes a été harcelé par les forces de sécurité d’une manière ou d’une autre.
Le 18 octobre, j’ai rejoint une équipe d’enquête de l’Union populaire pour les libertés civiles (PUCL). Nous avons rendu visite à la famille de Faisal Akbar (nom modifié), un jeune enseignant qui a été battu à mort par les Rashtriya Rifles en août dernier. Selon des témoins, une « action répressive » [crackdown] a été déployée dans le village ce soir-là. Cela signifie que les soldats font irruption dans les maisons des gens, les battent, saccagent leurs biens et répandent la terreur – généralement en guise de représailles contre des jets de pierre. Un officier aurait dit aux villageois·es terrifié·es : « Nous savons que vous êtes innocent·es, mais si nous ne vous battons pas, vous n’apprendrez jamais ». Il est intéressant de relever que le responsable local du poste de police (SHO) a validé les témoignages. Faisal, comme il l’a dit, « a succombé à ses blessures » – en d’autres termes, il a été assassiné par l’armée. On entend rarement des récits de violations des droits humains aussi convergents de la part de la police et de la population. Le SHO a promis une enquête équitable mais s’est empressé d’ajouter que les demandes d’autorisation de poursuivre le personnel de l’armée étaient régulièrement rejetées par le ministère de l’Intérieur à Delhi.
Chaque incident de ce type intensifie la rage du peuple cachemiri contre l’armée indienne et contre l’Inde elle-même. Cette rage, et le désir passionné d’autonomie, étaient déjà évidents il y a seize ans lorsque je me suis rendu au Cachemire pour la première fois. Ils sont encore plus forts aujourd’hui. En fait, le récent soulèvement et la répression qui a suivi ont fait de presque tous les Cachemiris des participant·es actif·ves dans la lutte pour l’indépendance.
Une conscience morte
Face à ce soulèvement, le gouvernement indien fait obstinément la sourde oreille : refuser toute concession (même une simple interdiction des fusils à plombs), arrêter les dirigeant·es (Syed Ali Geelani, Mirwaiz Umar Farooq, Yasin Malik, etc.) et attendre que les gens perdent espoir. Cette stratégie, cependant, perpétue la répression et renforce l’aspiration à l’indépendance du Cachemire. Rien n’unit les gens autant qu’une persécution partagée.
Si cette stratégie persiste, la brutalité perdurera pendant des décennies. La poursuite de la répression risque de conduire à une aliénation accrue du peuple cachemiri vis-à-vis de l’Inde, et peut-être aussi à une reprise de la résistance armée au Cachemire et au-delà. Il serait plus sage de prendre conscience de la vanité de la stratégie de l’inflexibilité et d’engager des pourparlers inconditionnels avec toutes les parties concernées. Atal Bihari Vajpayee (alors Premier ministre de l’Inde) avait fait des pas importants dans cette direction en 2003, et semble être resté dans les mémoires au Cachemire. Aujourd’hui, cependant, la main de fer est de retour.
Le conformisme de l’opinion publique indienne, lorsqu’il s’agit du Cachemire, n’arrange pas les choses. Il est difficile de comprendre comment les partis d’opposition, la société civile et les mouvements sociaux sont restés silencieux sur le Cachemire pendant si longtemps. Il n’y a pas eu de grandes manifestations de solidarité avec le peuple du Cachemire en Inde au cours des derniers mois. Même les discussions publiques sur la situation au Cachemire sont extrêmement rares en Inde. Comme l’a fait remarquer le journaliste Kuldip Nayar il y a de nombreuses années, « lorsqu’il s’agit du Cachemire, la conscience de la plupart des gens dans le pays est morte6… » La situation est encore pire aujourd’hui, car les médias indiens voilent notre conscience d’un rideau d’informations biaisées.
Rien de tout cela ne signifie qu’il existe une solution simple. Toute solution devrait tenir compte de multiples complexités telles que le statut du Ladakh, les droits des minorités au Cachemire, l’injustice faite aux pandits du Cachemire7, le point de vue du Pakistan, etc. L’important pour l’instant n’est peut-être pas de concevoir une solution toute faite, mais d’engager un processus qui pourrait déboucher sur une solution. Le statu quo est certainement intolérable.
1 [Ndt] Jean Drèze, « Kashmir’s Hidden Uprising », dans Sense and Solidarity. Jholawala Economics for Everyone, Oxford, Oxford University Press, 2019 (1e édition Permanent Black, 2017), p. 253-260. Nous remercions Jean Drèze et les éditions Permanent Black pour l’autorisation de cette traduction.
2 [Ndt] Statut constitutionnel déjà dévolu aux territoires de Delhi, la capitale du pays, de certaines îles, des villes de Chandigarh ou Puduchery ou encore de la région du Ladakh (à l’Est du Jammu-et-Cachemire, frontalier avec le Tibet).
3 Le court-métrage « Tales of Siege », réalisé à peu près à la même époque par deux étudiants de l’Université du Cachemire et disponible sur YouTube, transmet avec force la situation qui prévalait alors.
4 [Ndt] Le terme peut signifier autant liberté qu’autonomie ou indépendance et fait ainsi converger des aspirations modérées à un moindre contrôle de l’État indien avec des revendications séparatistes ; l’État indien et les médias dominants réduisent l’ensemble à une volonté séparatiste qui, de fait, et en partie par conséquence comme l’explique Jean Drèze, est devenue largement partagée.
5 [Ndt] All Parties Hurriyat Conference, ou Tehreek e Hurriyat, est une alliance de 26 organisations politiques, sociales et religieuses formée le 9 mars 1993, en tant que front politique uni, pour plaider la cause séparatiste au Cachemire.
6 Kuldip Nayar, « Double Standards », The Hindu, 18 Novembre 2000, https://www.thehindu.com/todays-paper/tp-miscellaneous/tp-others/double-standards/article28055024.ece. Il s’y réfère à la fois au Cachemire et au Nord-Est de l’Inde.
7 [Ndt] Élite hindoue restée au Cachemire lors de la partition de l’Inde et du Pakistan en 1948 (qui a provoqué le plus grand déplacement de population de l’histoire humaine, entre 12 et 15 millions de personnes, et de 1 à 2 millions de mort·es) ; environ 250 000 « pandits » ont quitté la région dans les années 1990 pour fuir les violences.