Le 15 novembre 2007, le Conseil Constitutionnel censurait l’article 63 de la loi Hortefeux et en profitait de l’occasion pour rappeler que collecter des données faisant référence à la “race” ou à l’origine ethnique était contraire à l’article 1 de la Constitution. Simple d’apparence, la décision pose de redoutables questions politiques. 

« Ainsi le démocrate, comme le scientifique, manque le singulier : l’individu n’est pour lui qu’une somme de traits universels ».

Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954, p. 66.

« La loi (…) crée l’inégalité en même temps que l’égalité : sont égaux ceux qui portent le même masque, jouent le même personnage du droit, se trouvent dans les situations que la loi définit comme identiques »

Eric Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1956, p. 145.

La question du racisme, en France, s’est longtemps confondue avec celle de l’intégration. Cette réduction de la problématique, en postulant systématiquement une responsabilité à torts partagés dans l’exclusion des populations issues de l’immigration, a fourni ses meilleurs alibis à l’ajournement de l’action publique. Dans la perspective de l’intégration, le racisme ne se combattait pas, il se négociait, les vœux pieux le disputant à la pédagogie morale. Ce n’est qu’à compter de la fin des années quatre-vingt-dix, après avoir été minoré sinon justifié, que le racisme s’est vu reconnaître une existence autonome au travers de la dénonciation des discriminations raciales. L’apparition de cette expression dans le discours officiel, loin d’être un énième artifice terminologique, témoignait d’une prise de conscience : « ce ne sont plus les attributs des étrangers que l’on considère comme responsables des difficultés auxquelles ils sont confrontés (…), mais le fonctionnement de la société française elle-même » |1|. Là où l’on se perdait en conjectures sur les causes présumées du racisme, il faudrait désormais en combattre concrètement les effets. En d’autres termes, l’antiracisme paraissait se défaire des pesanteurs idéologiques pour devenir, enfin, une politique sociale. La consécration de cette primauté du pragmatisme sur les passions dogmatiques paraît aujourd’hui remise en cause, suite à la censure par le Conseil constitutionnel, le 15 novembre 2007, d’un amendement de la loi Hortefeux relatif à la « conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration », également appelées statistiques « ethniques » par commodité de langage. Cette décision, en effet, paraît adresser une fin de non-recevoir à un processus engagé en 2005, lorsque le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) invitait la France « à affiner ses outils statistiques lui permettant de concevoir et de mettre en œuvre une politique globale et efficace de lutte contre la discrimination raciale » |2|. En d’autres termes, lorsque la crédibilité des statistiques françaises en matière de discrimination fut remise en cause. Les analyses françaises sur la discrimination raciale, s’interdisant toute référence explicite à la couleur de peau, semblent en effet vouées à manquer l’essentiel. Tenues de concilier l’éthique antiraciste et l’objectivité scientifique, elles se concentrent principalement sur la question de l’ethnicité. Se donnant ainsi pour objet d’évaluer les incidences sociales de l’appartenance à une communauté réelle ou supposée, elles se construisent pour l’essentiel à partir d’indicateurs de filiation – lieu de naissance et nationalité -, censés déterminer l’appartenance ethnique des individus |3| . Comme l’a notamment souligné Roxanne Silbermann, directrice de recherche au CNRS, la pertinence de cette méthode ne peut que décliner au fur et à mesure des générations étudiées . En effet, avec l’utilisation des seuls indicateurs de filiation pour indice de l’ethnicité, une large part de la population issue de l’immigration disparaît purement et simplement du champ statistique. À titre d’exemple, le petit-fils d’un primo arrivant algérien, lorsque son père est né en France et a acquis la nationalité française, ne peut « statistiquement » être victime de discrimination raciale. Ce phénomène d’éviction statistique, déjà considérablement accentué par le jeu des mariages mixtes, est inévitablement appelé à s’amplifier avec le simple écoulement du temps . Par ailleurs, en réduisant à la seule origine des parents la notion d’ethnicité, les statistiques vident cette dernière de sa consistance propre pour en faire le nouvel avatar de la question raciale, à travers laquelle les individus sont assignés malgré eux dans des catégories immuables.

La position de la France est d’autant plus critique que la loi ne permet pas à ce jour de contrôler efficacement l’usage qui est fait des données relatives à l’origine ethnique. Certes, il est interdit dans l’absolu « de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques d’un individu » . Mais la portée de cette interdiction est extrêmement relative : elle est en effet levée dès que « la personne concernée a donné son consentement exprès » . Concrètement, cette exception au principe d’interdiction a pour effet de déposséder la Commission Nationale Informatiques et Libertés (CNIL) de l’essentiel de son pouvoir de contrôle |4|. En pratique, une entreprise peut donc collecter des informations sur l’origine ethnique de ses salariés, dès lors qu’elle allègue devant la CNIL de leur consentement préalable et d’un but légitime. Dans cette hypothèse, il paraît évident que l’intégrité du consentement, sollicité dans environnement où les relations sont par nature hiérarchisées, reste éminemment sujette à caution. L’inconséquence de la loi dans ce domaine, suite aux cas avérés de « fichage racial » au sein de nombreuses entreprises, n’en paraît aujourd’hui que plus flagrante.

Prenant acte de la faillite considérable du modèle français sur ces questions, la CNIL sollicitait en conséquence l’adoption d’une loi destinée à renforcer son pouvoir de contrôle sur les enquêtes faisant apparaître des informations à caractère ethnique. Dans la perspective d’une intégration de l’apparence physique – à commencer par la couleur de peau – dans les référents statistiques, une telle loi constituait aux yeux de la CNIL un préalable indispensable afin de prévenir le détournement de ces enquêtes à des fins xénophobes ou communautaires.

Adoptée le 23 octobre 2007 à l’issue d’un amendement parlementaire (article 63) de la loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile, la mesure faisait aussitôt l’objet d’une saisine devant le Conseil constitutionnel. Les auteurs de la saisine, en effet, ont considéré que celle-ci avait été adoptée à l’issue d’une procédure législative irrégulière, et qu’elle n’offrait pas de surcroît les garanties nécessaires à la protection des droits fondamentaux et des libertés individuelles et publiques. Le Conseil constitutionnel, faisant siennes ces critiques, a donc censuré la disposition de la loi Hortefeux qui visait à soumettre à un régime d’autorisation unique la « conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration ». Aujourd’hui célébrée comme une consécration de la lutte antiraciste, cette décision de censure devrait c
ependant interpeller avant de donner lieu à réjouissance. Car si elle témoigne a priori de la vigilance du Conseil constitutionnel à l’égard du respect formel du principe d’égalité (I), elle consacre dans le même temps l’infirmité pratique de la pensée républicaine face aux logiques racistes (II).

I- Le respect du principe d’égalité : une question de forme ?

La première cause de censure invoquée par le juge constitutionnel, à savoir l’irrégularité de la procédure législative, n’est pas anodine. Sous l’apparence d’une question purement formelle, elle interroge en fait l’essence même de la loi. Dans l’esprit du droit français, une lourde présomption d’inconstitutionnalité pèse en effet sur toute disposition qui paraît déroger au principe d’égalité (A), notamment au travers d’une exigence de forme destinée à éprouver la sincérité de la loi (B).

A – L’esprit du droit français en matière d’égalité

Le principe d’égalité, parce qu’il cristallise à lui seul l’ensemble des contradictions que recèlent les Droits de l’Homme, ne connaît pas d’absolu juridique : sa concrétisation exige le dynamisme de la loi. Aussi est-il conçu en droit français au travers d’une dualité de principes. D’une part, l’article 1 de la Constitution de 1958 proclame solennellement « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », principe dont les articles 225-1 et 225-2 du code pénal garantissent le respect par une prohibition des actes de discrimination à l’égard des individus. De l’autre, le Conseil constitutionnel prévoit que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » . En d’autres termes, une loi peut s’affranchir de l’égalité abstraite que proclame la Constitution, sous réserve qu’elle témoigne du respect de strictes conditions de forme et de fond.

Sur la forme, une telle loi ne peut ainsi être le produit d’un amendement « opportuniste » : l’exigence d’un lien direct entre la mesure dérogatoire et l’objet de la loi veille à évacuer toute ambiguïté quant aux finalités poursuivies. Cette condition vise à réprimer la pratique dite du « cavalier législatif », qui consiste à contourner la procédure législative traditionnelle. De fait, lorsqu’un amendement se révèle dépourvu de tout lien direct avec la loi qu’il prétend modifier, le Conseil constitutionnel le censure en présumant qu’il n’a d’autre finalité que de soustraire un projet de loi aux exigences de la procédure législative régulière : consultation préalable du Conseil d’Etat, délibération du Conseil des ministres, passage devant une commission législative, inscription à l’ordre du jour…

Sur le fond, l’exception au principe d’égalité doit nécessairement se justifier par l’existence de différences de situation appréciables ou d’une nécessité d’intérêt général. Dans ces deux hypothèses, la loi s’acclimate aux situations objectives, elle instaure une inégalité en droit pour assurer l’égalité de fait. C’est notamment de ce pragmatisme juridique que sont nées les zones d’éducation prioritaire ainsi que les procédures de recrutement particulières à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris . Au sein de l’ordre juridique français peuvent donc coexister l’égalité devant la loi et l’égalité par la loi, toutes deux réunies autour d’une cause commune : hisser la réalité sociale au niveau de la fiction juridique. C’est aux fins de garantir la sincérité de cette singulière cohabitation que le Conseil constitutionnel, en l’occurrence, a principalement justifié la censure de l’amendement relatif aux statistiques « ethniques ».

B – Une mise en cause de la sincérité des statistiques « ethniques »

À l’origine, la loi dite Hortefeux comportait dix-huit articles, dont quinze avaient pour objet exclusif de réglementer l’entrée et le séjour des étrangers sur le territoire français. Pour l’essentiel, ces articles fixaient de nouvelles exigences relatives au regroupement familial et à l’immigration pour motifs professionnels. L’objectif premier de la loi, sans équivoque possible, était donc de modifier les conditions d’accès et de séjour des étrangers. Or, le Conseil constitutionnel a relevé que l’amendement relatif aux statistiques ethniques, bien que présenté comme un instrument au service des politiques d’intégration, était sans rapport direct avec l’objet initial de la loi. Décelant en cela l’existence d’une procédure législative irrégulière, le Conseil a donc annulé l’amendement litigieux.

Sur ce point, la position du Conseil n’est pas sujette à controverse. Le président de la CNIL lui-même, partisan de l’insertion de données ethniques plus explicites dans les études statistiques, concède que l’amendement mis en cause était effectivement un « cavalier législatif » |5| . Ledit amendement portait en effet modification de la loi dite Informatique et Libertés, lorsque le projet de loi Hortefeux visait à l’origine la seule réforme du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. En d’autres termes, les statistiques « ethniques », promues comme outil de lutte contre les discriminations, n’avaient pas vocation à s’appliquer prioritairement aux étrangers mais aux nationaux. Cette destination première tombe sous le sens puisque la discrimination, c’est-à-dire la distinction arbitraire entre des individus censément titulaires des mêmes droits, interpelle la consistance même de la citoyenneté française avant d’intéresser le droit des étrangers.

Eu égard au projet de loi initial, portant exclusivement sur une réforme du droit des étrangers, le juge constitutionnel a donc légitimement pu considérer que l’amendement relatif aux statistiques « ethniques » était sans rapport avec l’objet initial de la loi, justifiant de ce seul fait sa décision de censure. Traditionnellement, cette intransigeance du juge constitutionnel vis-à-vis des conditions d’exercice du droit d’amendement des parlementaires s’explique par le souci de préserver le principe de séparation des pouvoirs, dont on sait qu’il risque de devenir purement artificiel lorsque le pouvoir parlementaire se trouve massivement acquis aux options de l’exécutif. Mais en l’occurrence, la condamnation du « cavalier législatif » est justifiable au-delà du souci légitime de sauvegarder les institutions, en ce qu’elle peut également valoir jugement sur le fond.

Car il faut convenir que les auteurs de l’amendement, dans leur empressement à voir adoptée ce qui constituait une proposition de loi à part entière, ont eux-mêmes accrédité la thèse selon laquelle les statistiques « ethniques » participaient du cautionnement des stéréotypes racistes |6|. En effet, en associant leur proposition à une loi portant exclusivement sur le droit des étrangers, les auteurs de l’amendement renvoyaient implicitement les Français issus de l’immigration, premiers concernés par le projet de statistiques « ethniques », au statut légal des étrangers. Aussi semble-t-il naturel que les statistiques « ethniques », pour reprendre l’expression navrée du président de la CNIL, n’aient pas été comprises : présentées de la sorte devant Parlement, elles ne pouvaient que susciter la réprobation du juge constitutionnel, l’irrespect des formes aggravant en l’espèce le soupçon sur le fond.

En ce sens, la censure de l’amendement relatif aux statistiques « ethniques » n’est pas critiquable. Elle le devient cependant lorsque le juge constitutionnel entend la justifier au nom de l’article 1er de la Constitution.

II- / De l’infirmité pratique de la pensée républicaine face aux logiques racistes

De toute évidence, la constatation de l’irrégularité de la procédure législative légitimait à elle seule la censure de l’amendement. Néanmoins, le juge constitutionnel a estimé opportun d’évoquer brièvement la question de fond. Aussi a-t-il invoqué au soutien de sa décision, à titre subsidiaire, l’incompatibilité des statistiques dites « ethniques » avec l’article 1er de la Constitution. En l’occurrence, ce surplus de justification trahit un défaut de sérénité. Plus exactement, il atteste de l’un de ces excès de vigilance qui constitue, toujours, le prémisse des situations d’exception. En effet, le Conseil constitutionnel, au détour d’une interprétation confuse si ce n’est spécieuse de la notion de discrimination (A), paraît avoir délibérément dévalué le principe d’égalité au profit de celui de l’indivisibilité de la République (B).

A – Une interprétation confuse de la notion de discrimination

Le Conseil constitutionnel, tout en précisant que l’irrégularité de la procédure législative constituait le motif déterminant de la censure des statistiques « ethniques », a également réprouvé ces dernières au regard de leur objet même : « si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race ». Mais cette condamnation de principe, dont la formulation allusive témoigne de l’embarras sinon de la maladresse du juge constitutionnel, pose en définitive plus de questions qu’elle n’en résout. Certes, au terme de l’article 1er de la Constitution, l’égalité des citoyens devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion est posée comme corollaire de l’indivisibilité de la République. Toutefois, l’interdiction de la distinction entre citoyens s’entend de la prohibition des pratiques discriminatoires illégitimes, et non de la simple désignation des caractéristiques particulières des individus. De fait, l’assimilation implicite des statistiques « ethniques » à une pratique discriminatoire apparaît dépourvue de tout fondement juridique. La discrimination suppose en effet la création arbitraire d’une inégalité de droit. Elle n’est interdite et condamnée qu’à raison de ce que, sur le fondement d’un critère illégitime, « une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable » . Or, l’amendement mis en cause laissait intacte la situation juridique des individus. La conduite d’études sur la diversité des origines des personnes, en effet, n’emportait pas création d’une catégorie juridique nouvelle, de même que sa réglementation ne visait pas la création d’un statut qui aurait nécessité aménagement des droits.

In fine, le juge constitutionnel semble donc avoir réprouvé les statistiques « ethniques » moins pour ce qu’elles sont réellement que pour le détournement dont elles pourraient faire l’objet. Situation paradoxale s’il en est, puisque l’amendement annulé tendait précisément à mettre un terme aux dérives déjà constatées dans ce domaine, en dotant la CNIL des moyens effectifs de borner la pratique des enquêtes relatives à l’origine ethnique.

Le paradoxe est d’autant plus grand que par sa décision, le Conseil constitutionnel devrait théoriquement remettre en cause la constitutionnalité de la loi dite Informatique et libertés. En effet, cette dernière autorise, toujours sous réserve du consentement exprès des personnes concernées, la collecte et le traitement d’informations portant sur leurs opinions religieuses . Or, si la prise en considération de données à caractère ethnique est considérée comme contraire à l’article 1er de la Constitution, il devrait logiquement en être de même s’agissant des données à caractère religieux, sauf à considérer que la Constitution n’accorde pas le même degré de protection selon que la discrimination procède d’un préjugé raciste ou de l’intolérance religieuse. Pourtant, au regard de l’utilité des sondages d’opinion religieuse dans un débat toujours vif sur la laïcité, il paraît relativement improbable que la constitutionnalité de ces derniers soit remise en cause.

Ainsi, la censure des statistiques « ethniques » laisse présager d’une distinction inédite parmi les motifs de discrimination formellement prohibés par la Constitution, de la création d’une frontière juridique que rien ne justifie. La confession religieuse et l’appartenance ethnique sont en effet d’une seule et même nature, l’une et l’autre se référant à un état éminemment subjectif. Toutes deux ont à voir avec le for intérieur de chacun et sont susceptibles d’évoluer dans le temps. De même qu’un individu peut se convertir à une religion, ou devenir athée au fil du temps, il peut au cours de sa vie développer un sentiment d’appartenance privilégié à l’égard de l’une ou l’autre de ses origines ethniques. Mais, précisément, cette communauté de genre semble échapper à l’entendement du juge constitutionnel. Car lorsqu’il concède que « les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes (…) peuvent porter sur des données objectives », mais que ceux-ci ne sauraient néanmoins, « sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race », le Conseil constitutionnel induit clairement l’idée selon laquelle l’origine ethnique et la race sont des données objectives.

Sans doute n’est-ce là qu’un fâcheux lapsus de la part du Conseil constitutionnel. Mais il n’en demeure pas moins révélateur de son incapacité à penser la question de l’ethnicité, dont l’existence même heurte semble-t-il le principe d’indivisibilité de la République.

B – L’indivisibilité de la République commande l’invisibilité de l’homme

La condamnation des statistiques « ethniques » par le Conseil constitutionnel, en définitive, démontre l’infirmité pratique de la pensée républicaine face aux logiques racistes. En privant la société française des moyens concrets de prendre la mesure du racisme qui l’affecte, le juge constitutionnel la condamne en effet à reproduire presque malgré elle les archétypes racistes. A priori incompréhensible et contraire aux intérêts sociaux, cette décision n’en est pourtant pas moins fidèle à une certaine tradition républicaine : en dernier recours, lorsque la société semble menacée de dissolution ou paraît mettre en péril les institutions, l’indivisibilité de la République prévaut sur l’égalité des citoyens devant la loi.

En s’inspirant de toute évidence de cette théorie de l’état d’exception, la condamnation de principe des statistiques « ethniques » atteste de la nature foncièrement coercitive de l’universalisme républicain, tel qu’il se pense encore aujourd’hui. Elle témoigne des carences d’un projet de société qui, postulant l’indifférenciation des individus comme seul chemin vers l’égalité, exige la négation publique du singulier. Elle laisse également entendre que la source de droit reste nécessairement moins l’homme que le citoyen, c’est-à-dire ce qui reste de l’homme une fois privé de ses particularités, l’« Homme comme vestige des singularités retranchées, sorties du commun » |7|. L’on doit pour le dire clairement emprunter à Sartre : « le démocrate, comme le scientifique, manque le singulier : l’individu n’est pour lui qu’une somme de traits universels » |8| .

Et force est de constater que pour le démocrate tel que le rêve la Constitution française en définitive, l’identité c’est le vol, ou du moins un déni larvé du principe d’égalité. L’idée qu’un individu puisse disposer d’un caractère inédit et irréductible lui est proprement intolérable : il lui faut donc, impérativement, être aveugle à la couleur. Ainsi le Conseil constitutionnel, lorsqu’il censure par principe les statistiques « ethniques », condamne en réalité ce qui lui paraît constituer l’instrument de singularisation par excellence. Et ce faisant, il renoue avec l’universalisme le plus rigoriste, pour ne pas dire ascétique, selon lequel l’unicité et l’indivisibilité de la République commande l’invisibilité des hommes.


|1| Didier Fassin, L’invention française de la discrimination, in Revue française de science politique, vol.52, n°4, août 2002, p.407.

|2| Commission nationale consultative des droits de l’homme, La lutte contre le racisme et la xénophobie : rapport d’activité 2005, Paris, La Documentation française, 2006, p.168.

|3| Au travers de la Décision n° 2004-499 DC – 29 juillet 2004, le Conseil constitutionnel a également autorisé la méthode dite du « testing », qui prend en compte la consonance étrangère des noms et prénoms pour évaluer, toutes choses égales par ailleurs, d’éventuelles pratiques discriminatoires au stade du recrutement dans les entreprises.

|4| Lorsque le consentement exprès des personnes est recueilli, la collecte et le traitement des données dites « sensibles » cesse d’être soumise à un régime d’autorisation préalable : une simple déclaration auprès de la CNIL est requise.

|5| Alex Türk (propos recueillis par Catherine Coroller), Sur les statistiques ethniques, « nous n’avons pas été compris », Libération, édition du vendredi 23 novembre 2007.

|6| En ce sens, voir Laetitia Van Eeckhout, Faux débat sur les statistiques ethniques, Le Monde, édition du 15 novembre 2007.

|7| Shmuel Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 242.

|8| Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954, p. 66.