La “crise des réfugiés” a pris l’Europe de court à l’été 2015. Il était pourtant prévisible que les populations prises dans l’étau des guerres au Moyen-Orient et de la Corne de l’Afrique chercheraient refuge en dehors de leurs pays, d’abord dans les pays limitrophes, puis après avoir saturé les capacités d’accueil, en Europe et ailleurs. Alors que la méditerranée était depuis plusieurs années le théâtre sinistre des traversées périlleuses depuis l’Afrique et la Turquie, les Balkans se sont transformés en corridor et risquent fort de devenir une nasse si les frontières de l’UE gardent leur prétention à l’étanchéité. De leur côté les gouvernements européens se montrent timorés ou hostiles à l’accueil de nouveaux réfugiés,négociant des quotas au rabais très éloignés des besoins actuels. Les opinions publiques chauffées à blanc apparaissent divisées : alors que des mouvements de solidarité se lèvent dans tous le pays d’Europe, d’autres mobilisations appellent au repli et refusent l’accueil. Nous payons des décennies de culture politique de la fermeture, du discours anti-immigré devenu une véritable doxa qui traverse tous les clivages politiques. Mouvements met en ligne une série d’entretiens et de textes pour démonter cette doxa mortifère qui nous empêche de penser l’avenir de nos sociétés multiculturelles où la circulation des populations est une donnée incontournable, et pour répondre à l’impératif actuel d’accueil.

Entretien avec François Héran, démographe et ancien directeur de l’Ineda.

Mouvements : Selon l’agence Frontex, 500 000 migrants ont été « détectés » aux frontières extérieures de l’UE au cours des 8 premiers mois de 2015. De son côté l’Allemagne annonce qu’elle accueillera probablement 1 million de réfugiés en 2015. Ces chiffres impressionnants ne doivent cependant pas faire illusion : jusqu’ici l’Europe, et la France en particulier, n’était plus un continent d’immigration. Les ordres de grandeur démographiques restaient relativement modérés. Comment expliquer le contraste entre les données démographiques et les discours politiques alertant l’opinion publique sur la nécessité de contrôler plus encore l’immigration qui serait excessive depuis des années ?

François Héran : Dire que l’Europe n’était pas un continent d’immigration avant l’arrivée massive de réfugiés en 2015 me semble inexact. En 2013, l’Union des 28 a enregistré 1,3 million de migrants pour une population de 504 millions d’habitants ; les États-Unis près d’un million (sans les illégaux, il est vrai) pour 316 millions d’habitants. Soit respectivement un taux de 2,6 et de 3,1 pour mille. La migration légale vers l’Europe équivaut donc aux 4/5 de la migration légale vers les États-Unis, ce qui n’est pas mal ! La France, avec ses 200 000 entrées annuelles, se situe dans le même ordre de grandeur. Si la crise actuelle se prolonge, l’Union européenne pourrait effectivement rejoindre le niveau d’immigration de l’Amérique du Nord. Mais n’oublions pas qu’il s’agit là uniquement des entrées. Une partie des migrants repartent, d’autres meurent. La migration se partage entre peuplement et circulation.

Ce que perçoivent les opinions publiques, c’est surtout la progression des migrants et de leurs descendants à l’échelon local et dans l’ensemble de la population. Cette montée est bien réelle, mais elle est interprétée à tort comme le résultat d’un afflux massif récent, alors que le flux s’est étalé sur des décennies. Ce que j’ai appelé l’« infusion durable » de migrants est imputé à tort à une « intrusion massive ».

M:  Pressé par la Commission européenne, François Hollande a dû annoncer que la France accueillerait sur deux ans 24 000 réfugiés, actuellement en Grèce, en Italie et en Hongrie. Chiffre dérisoire par rapport aux 240 000 personnes déjà accueillies par l’Allemagne. La politique de la France reste donc très restrictive. Pour autant, les politiques d’immigration ont-elles vraiment des effets sur l’amplitude des flux et leur composition ? On se souvient que la promotion d’une « immigration choisie » par Nicolas Sarkozy n’avait pas obtenu beaucoup de résultats.

F.H : Pour répondre clairement à votre question, il faut sérier les formes de migration. L’« immigration choisie », c’est proprement la migration directe de travail entrouverte en 2006 par la loi Sarkozy, alors qu’elle était suspendue depuis 1974 (à l’exception des chercheurs et de quelques professions en pénurie). Depuis 2006, les entrées directes au titre du travail non saisonnier sont réservées aux seuls métiers « en tension ». Elles n’ont jamais dépassé 20 000 personnes, soit 10 % seulement des 200 000 entrées annuelles légales de migrants non européens. C’en était déjà trop pour le Front national et la droite dure, si bien que tout a été fait pour empêcher ce nombre de croître au-delà des 20 000. Il se trouve par ailleurs que la migration accueillie à titre humanitaire, au titre du refuge ou de la « protection subsidiaire », plafonne au même niveau : moins de 20 000 personnes par an. Contrairement à une idée reçue, la France n’est pas un grand pays d’asile. Cela tient au fait qu’en amont de la demande d’asile, notre politique de visas est extrêmement restrictive et empêche souvent les demandeurs potentiels de venir présenter physiquement leur demande, les acculant ainsi à des solutions désespérées qui enrichissent les passeurs. Il y a un énorme « chiffre noir » de la demande d’asile.

D’où ce singulier paradoxe. Alors que la loi de 2006 devait faire en sorte que l’immigration « choisie » l’emporte sur l’immigration « subie », c’est l’inverse qui s’est produit : on s’est empressé de refermer les portes du travail et de l’asile. Pour reprendre votre question, ce n’est pas dans ce domaine que s’est manifestée l’impuissance à laquelle vous faites allusion, mais dans celui de l’immigration dite « subie », désignation infamante pour une immigration en réalité légale, puisqu’elle correspond à l’application des conventions internationales souverainement ratifiées par la France.

Je rappelle de quels flux il s’agit. Il y a d’abord 50 000 migrants non européens admis chaque année au titre du droit à épouser qui l’on veut (l’« appelant » est une Française ou un Français — éventuellement d’origine étrangère — qui épouse un étranger ou une étrangère et déclenche ainsi une « migration matrimoniale »). Il y a ensuite le regroupement familial, lié au droit de chacun de vivre en famille, soit 35 000 personnes par an (l’« appelant » est un étranger déjà installé en France, qui fait venir le reste de sa famille nucléaire). S’ajoutent à cela quelque 65 000 étudiants non européens qui séjournent en France au moins un an et qui bénéficient d’une sorte de droit académique qui s’affirme de facto à l’échelle de la planète, consistant à pouvoir faire ses études dans une bonne université étrangère. C’est par ce biais que le niveau d’éducation et de qualification de l’immigration peut progresser dans notre pays, la migration directe de travailleurs qualifiés étant réduite à la proportion congrue.

Durant le « septennat » de Nicolas Sarkozy (ministre de l’intérieur en 2005-2007, président de la République en 2007-2012), on s’est échiné à réduire ces flux le plus possible : les lois de 2006, 2007 et 2011 ont durci les conditions économiques et linguistiques de l’accès au séjour pour la migration familiale et matrimoniale. En vain. Le nombre d’entrées pour chacun de ces flux est resté stable sur toute la période (exceptée une brève chute technique due à la mise en œuvre de la loi de 2006, qui a retardé pour un temps le traitement des dossiers).

Au moment de la campagne présidentielle de 2012, le candidat sortant prétendit avoir réduit les chiffres de la migration légale de non-Européens. C’était invérifiable, car les derniers chiffres publiés concernaient 2010. À quelques semaines de l’élection, il jura de diviser par deux les 200 000 entrées légales, sans jamais se demander pourquoi il n’y était jamais parvenu sous sa présidence, malgré les efforts de ses ministres successifs, Brice Hortefeux, Éric Besson et Claude Guéant. L’explication est simple : on ne peut diviser par deux une migration qui s’effectue en application des conventions internationales des droits de l’homme. Faut-il le rappeler ? Les tribunaux et les associations jouent un rôle majeur dans la mise en œuvre de ces droits.

En résumé, le volontarisme politique affiché entre 2006 et 2012 s’est heurté au fait que la majeure partie de l’immigration en France répond à la logique des droits et non pas à la logique du marché. Si l’on veut mettre fin à la logique des droits, il faut annoncer à la face du monde que la France souhaite résilier les conventions internationales correspondantes. Les politiques, quand ils ne se taisent pas sur le sujet, s’accrochent à un double mythe : (1) en temps ordinaire, il faut s’en tenir à une migration « strictement ajustée aux besoins de l’économie », qui ne tourne surtout pas à la « migration de peuplement » (d’où la volonté d’abolir le regroupement familial) ; (2) dans les périodes extraordinaires, pour des cas de force majeure et un temps aussi bref que possible, on acceptera une petite migration de refuge, mais uniquement de « refuge de guerre », qui n’ouvre surtout pas la voie à une migration économique.

De tels mythes ne sont pas seulement naïfs, ils font fi de la réalité historique : les attentes ont été déçues chaque fois qu’on a imaginé le retour rapide au pays d’origine d’une migration de refuge ou d’une migration économique (on l’a même cru pour les Portugais au début des années 1970). Si une partie des réfugiés ou des travailleurs repartent, beaucoup restent, ne serait-ce que parce qu’ils ont refait leurs vies sur place, se sont mariés, ont élevé des enfants et les ont scolarisés, ont trouvé un logement, un employeur, etc. On reste confondu par l’irréalisme des « solutions » politiques bricolées à la hâte pour éloigner ce risque d’installation permanente.

Mais le chercheur ne doit pas être naïf à son tour. Dans la course à l’échalote à quoi se résume aujourd’hui la démocratie, pourquoi voulez-vous que de tels programmes s’appuient sur la recherche en sciences sociales ? Il s’agit uniquement de se démarquer de tel ou tel rival. Dans l’univers de plus en plus incertain où tâtonnent nos politiques les plus ambitieux, un moyen de réduire l’incertitude est de suivre tel ou tel gourou des sondages qui prétend savoir quelle formule captera au mieux l’oreille du peuple en vue de la prochaine élection. S’il arrive qu’une donnée objective soit brandie à cette occasion, c’est de façon purement instrumentale. Quant au sort des immigrés et de leurs descendants, il passe totalement à l’arrière-plan, alors qu’ils forment désormais un quart de la population.

M :  La position inédite de l’Allemagne prenant le leadership dans l’accueil des réfugiés a pris de court les commentateurs. On avance une explication par l’intérêt bien compris d’un pays vieillissant qui trouve dans l’immigration le dynamisme qui lui fait défaut dans son accroissement naturel. On y ajoute une sorte de compensation morale aux positions très critiquées dans la crise grecque, voire à la dette historique liée au nazisme. Ces explications vous semblent-elles crédibles ? Jusqu’ici, l’Allemagne ne se concevait pas vraiment comme un pays d’immigration : peut-on dire qu’Angela Merkel engage l’Allemagne dans une nouvelle conception de son rapport à la diversité culturelle, là où la France semble en déphasage complet ?

F.H : Le désir d’exemplarité morale et de rédemption collective est une dimension réelle du débat public allemand (même si j’écris ces lignes à l’heure où l’on découvre l’ampleur de la fraude commise par Volkswagen pour déjouer les tests de pollution au diesel !). Compte aussi la volonté de retarder la baisse annoncée de la population active dans les prochaines années (25 % de baisse dans les 50 prochaines années, si le régime démographique actuel se poursuit). Ces facteurs ont assurément joué dans l’esprit de la chancelière. Mais ils ne jouent pas dans tous les secteurs de l’opinion publique. L’idée est également répandue en Allemagne que le déclin de la population permettra d’alléger la pression sur l’environnement.

L’Allemagne a pris conscience avec retard qu’elle était un grand pays d’immigration. Lorsque Helmut Kohl proclame, dans un discours électoral de 1990 resté fameux, que « la République fédérale d’Allemagne n’est pas un pays d’immigration », le Mur vient de tomber mais il ignore encore que le pays était en passe de devenir le plus grand pays d’immigration d’Europe et ce, pour toute la décennie. En 1992, le solde migratoire grimpe à 800 000 personnes, dont une moitié de réfugiés des Balkans ou d’« Allemands ethniques » ou supposés tels, venus de Russie ou du Kazakhstan. S’y ajoutent nombre de Yougoslaves qui seraient rentrés chez eux mais qui ont dû y renoncer à cause de la guerre. Ce décompte n’inclut pas les Allemands de l’Est venus tenter leur chance à l’Ouest. Dix ans plus tard, après cette vague migratoire massive, sans équivalent depuis la création de la RFA, de nombreux retours ont fait chuter fortement le solde migratoire, descendu presque à zéro, avant qu’une seconde pointe, liée essentiellement au conflit du Kosovo, n’apparaisse à nouveau autour de 2002, suivie à son tour d’une forte chute. La remontée actuelle de l’immigration vers l’Allemagne est donc une troisième pointe en 25 ans.

Ces expériences cumulées ont incontestablement modifié les comportements de la population allemande. L’institution en 2000 d’un droit du sol s’ajoutant au droit du sang consacre ce changement. Les organismes de recherche s’ouvrent progressivement à la thématique de la « diversité ethnique et religieuse », comme en témoigne fin 2007 la création à Göttingen d’un institut Max-Planck portant ce nom, dont la direction est confiée à Steven Vertovec, spécialiste britannique des diasporas hindoues et théoricien du multiculturalisme et de l’« hyper-diversité ». Mais la thématique dominante, dans l’action publique, reste celle de l’« intégration » : le terme est directement emprunté à la France. L’Allemagne est le seul pays d’Europe qui en fait, quinze ans après la France, un usage officiel aussi intense, comme en témoignent les relevés de l’application Ngram Viewer qui retrace la fréquence des mots dans les textes scannés par Google Books.

Mais la méthode est plus pragmatique en Allemagne. Les programmes d’apprentissage de la langue durent 600 heures par an, contre 330 en France, et prennent un tour plus pratique. Ils peuvent inclure, par exemple, des visites aux grands magasins. Virginie Dercourt, professeur de gestion à Paris XIII qui a observé les deux systèmes sur le terrain, a montré que la consommation comme voie d’intégration occupait une place de choix dans les programmes d’intégration allemands. Cette initiation au « mode d’emploi » de la société d’accueil n’est pas absente des programmes français mais elle se heurte au manque de moyens et de compétences de la part des associations qui décrochent les marchés lancés par l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Si les autorités allemandes ne pratiquent pas le multiculturalisme à la canadienne, elles intègrent expressément la diversité ethnique et religieuse. Jérémie Gauthier a montré ainsi que la police de Berlin, comparée à la police francilienne, était formée à la prise en compte de cette diversité et privilégiait la prévention de la délinquance en soignant les relations avec les responsables des associations culturelles ou des communautés religieuses.

Quant à la statistique publique allemande, elle n’utilise jamais le « référentiel racial » à la britannique. S’inspirant à la fois de la France et des Pays-Bas, elle a introduit dans ses grandes enquêtes, à commencer par le Mikrozensus mené auprès d’un habitant sur 100, des questions sur les origines des parents qui permettent d’identifier la « seconde génération », à savoir les enfants d’un ou deux immigrés nés en Allemagne. La décision a été prise de réunir les deux générations dans une catégorie commune, la population « avec background migratoire » (mit Migrations­hintergrund). Elle représente désormais 22 % de la population allemande, un peu moins qu’en France, mais avec une part plus faible de secondes générations. Ceci s’explique par l’histoire des migrations : leur afflux au temps de la reconstruction a démarré en Allemagne à la fin des années 1950, soit dix ans plus tard qu’en France. Par la suite, l’afflux massif que l’Allemagne a connu autour des années 1992 et 2002 n’a pas eu d’équivalent en France.

Dernier élément de réponse à votre question : les Allemands conservent pour la diversité religieuse un fonds de respect lié au régime du Concordat, même si ce dernier est réservé aux Églises historiques (protestantes et catholique) et ne concerne pas l’islam. Le recensement allemand de 2011 contenait deux questions à ce sujet : une question obligatoire sur l’affiliation aux Églises chrétiennes (lié au prélèvement à la source de l’impôt religieux) et une question facultative sur le sentiment de proximité avec d’autres religions (dont quatre versions de l’islam). Or l’opération a échoué : les auto-déclarations des musulmans ont été très peu nombreuses et les responsables du recensement les ont jugées peu significatives. J’attribue cet échec au fait que le recensement s’est déroulé dans le sillage de la vive polémique suscitée par l’essai de Thilo Sarrazin : tiré à 4,5 millions d’exemplaires, ce livre prétend que l’Allemagne « court à sa perte » parce que l’afflux d’immigrés altèrera le « capital génétique » de la nation.

La société allemande est donc traversée de tensions fortes, dont la principale, à mon sens reste le clivage Est/Ouest : la xénophobie est fortement concentrée à l’Est, dans les nouveaux Länder, qui n’ont jamais été habitués à la présence visible de migrants non européens dans l’espace public. S’y ajoute un clivage dans l’affiliation au christianisme, quatre fois plus forte à l’Ouest qu’à l’Est. Le vieux fonds de l’élitisme génético-racial a encore de beaux restes dans les milieux conservateurs, mais il est contrebalancé par des mouvements humanitaires puissants, liés aux Églises. Caritas est sans doute l’une des associations humanitaires les mieux dotées au monde.

Enfin, les sondages réitérés sur les attitudes de la population allemande à l’égard des immigrés et de leur degré d’intégration attestent un niveau de tolérance plus élevé en Allemagne qu’en France, comme l’a montré par exemple l’enquête comparative menée il y a trois ans par l’Institut Montaigne et la Fondation Genshagen.

M:  Les procédures de dépôt des demandes d’asile et d’examen des dossiers apparaissent de plus en plus inadaptées aux situations que rencontrent aujourd’hui les réfugiés. Matériellement, il est devenu difficile de déposer un dossier sans s’exposer à d’énormes risques pour s’approcher des guichets dans les pays de destination, surtout si celui-ci n’est pas le premier pays de l’UE sur la route des migrants. Politiquement et juridiquement, la distinction entre personnes persécutées pour leurs activités politiques, leur appartenance ethnique ou leur religion, les personnes exposées aux violences dans des pays en guerre et celles fuyant la misère ou l’absence de perspectives dans leurs sociétés est peu opérationnelle et discutable. Faut-il revoir les statuts des conventions portant sur les réfugiés et les catégories administratives définissant les migrants ?

F.H : Les attendus de votre question contiennent les éléments utiles à la réponse. Je comprends la préoccupation du HCR, le Haut-Commissariat des Nations-Unies aux réfugiés : si l’on dilue le statut très protecteur du réfugié dans des critères aux contours indécis, comme le refuge climatique ou le refuge économique, le socle du droit d’asile risque de se déliter. Mais les situations d’urgence créées par les guerres civiles et/ou les coups aveugles des dictatures rendent caduques les vieilles catégories : quand tout s’effondre en même temps, les institutions, le lien social, l’économie, la sécurité des biens et des personnes, faut-il encore s’échiner à profiler un à un les demandeurs pour savoir s’ils basculent sur le versant humanitaire ou le versant économique ? J’observe d’ailleurs que la solution imaginée par Nicolas Sarkozy sort de ces schémas : le statut de « réfugié de guerre » peut couvrir toutes les détresses créées par la guerre, au-delà de la simple persécution ! Même chose pour la solution adoptée par François Hollande, qui consiste à trier les dossiers sur le critère de la nationalité (Syriens, Irakiens, Érythréens) et non plus sur la nature exacte des motifs de départ.

L’urgence nous oblige à réfléchir à neuf sur la question. La Convention de Genève, chacun le sait, avait été conçue pour protéger les personnes qui fuyaient les persécutions politiques, religieuses ou ethniques des régimes communistes. Très individuelle, son optique est inadaptée aux circonstances présentes. Le requérant doit présenter un « récit de persécution » crédible, établissant qu’il craint « avec raison » d’être personnellement exposé à la persécution, lui ou ses proches. L’OFPRA et la CNDA s’arment d’une documentation à jour sur la situation géopolitique des pays concernés pour vérifier que tel est bien le cas. Ce n’est un secret pour personne que les recours déposés à la Cour nationale du droit d’asile débouchent sur des taux de décisions positives qui varient sensiblement d’une section à l’autre, selon la sensibilité du président. Pire encore, les taux de décision positive varient fortement d’un pays européen à l’autre pour les requérants issus des mêmes pays : 18 % en France, bon an mal an, contre 25 % en Allemagne ces dernières année ; bien plus dans les pays nordiques.

M : Derrière le débat autour de l’accueil des réfugiés se manifeste des inquiétudes explicites sur les transformations des sociétés consécutives à l’immigration. C’est notamment le point mis en avant par plusieurs pays d’Europe de l’Est évoquant le refus de recevoir des migrants qui ne seraient pas chrétiens. Les centaines de milliers de réfugiés, et sans doute plusieurs millions à moyen terme, vont-ils provoquer une transformation des sociétés européennes et celles-ci sont-elles en difficulté pour absorber ces arrivées ?

F.H. : On ne se posait pas ce genre de questions quand l’Europe, avec une bonne conscience inébranlable, se lançait à la conquête des colonies, bien décidée à « transformer » les pays musulmans par l’envoi de colons et de missionnaires. On inverse jusqu’à l’absurde les données du problème quand on fait des exilés en détresse autant d’envahisseurs prêts à « désagréger » notre identité nationale ! C’est surtout se faire une piètre idée de la solidité de nos institutions et de notre culture et, finalement, pour reprendre le vocabulaire de ces prophètes de malheur, cela revient à dénigrer la Nation. La France s’est agrandie depuis 1945 de vingt millions d’habitants, répartis à parts égales entre la migration, les effets du baby-boom et l’allongement de la vie. Autant de surcroîts de population inattendus, que le pays a su absorber, sans compter le million de rapatriés en 1962. Faut-il rappeler, en ces années de commémoration des massacres à grande échelle de la Première Guerre mondiale, que l’Europe a connu des épreuves autrement plus dramatiques dans son histoire que l’arrivée de réfugiés non chrétiens ?

La crise migratoire actuelle agit comme un formidable révélateur des options morales et politiques de chacun. J’ai beau être passionné de sociologie religieuse et nourrir une admiration sans bornes pour les bâtisseurs de cathédrales, je ne crois aucunement en la sincérité de ceux qui manient tour à tour, au gré des besoins, un christianisme de façade et le dogmatisme républicain le plus borné. Je suis frappé, tout au contraire, de voir leurs diatribes reposer sur une culture de bric et de broc, quand ce n’est pas une franche inculture. Je leur dénie toute prétention à défendre « notre culture », qu’elle soit française ou européenne. Ce n’est pas nouveau : les pires ennemis des cultures nationales sont souvent leurs prétendus défenseurs. La France retrouvera sa grandeur et l’Europe son assurance quand elles finiront par comprendre que la migration internationale est un phénomène banal, qui fait partie intégrante de leur identité.