En lançant une pétition contre “les statistiques ethniques”, SOS Racisme agit comme si sa priorité n’était pas lutter contre les discriminations mais batailler contre ceux qui veulent les factualiser pour mieux les réduire.

L’appel de “SOS racisme” contre les “statistiques ethniques” suscite des réactions d’indignation très nombreuses chez les chercheurs et au-delà, chez celles et ceux qui souhaitent que la connaissance des discriminations s’améliore avec les outils nécessaires. Tout se passe comme si la priorité de “SOS racisme” consistait non point à lutter contre les discriminations, comme on pourrait le croire, mais à batailler contre les chercheurs et les associatifs qui veulent factualiser les discriminations pour mieux les réduire.

Comme il est bien établi, la lutte contre les discriminations a aujourd’hui pris le pas sur la lutte antiraciste classique. Ce déplacement est d’importance d’un point de vue juridique et politique, mais aussi du point de vue des mobilisations associatives. En effet, la mobilisation antiraciste classique, bien représentée par l’association “SOS racisme” dans les années 1980, consista surtout en un rassemblement contre le Front national et les “Dupont-Lajoie” du racisme à front de taureau. Ce que l’on ne saurait critiquer moralement bien entendu, mais qu’il est permis d’interroger politiquement, au vu, par exemple, de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002. D’un point de vue politique, l’échec de “SOS racisme” a été patent.

Mais surtout, cette forme de mobilisation morale a été d’un intérêt très relatif pour les minorités. Elle a surtout correspondu à ce que le Parti socialiste, parrain intéressé de “SOS racisme”, voulait entendre à propos de lutte antiraciste. Or, du point de vue minoritaire, on peut soutenir que la discrimination est structurellement plus “grave” que l’insulte raciste. Les entretiens menés avec des personnes noires vivant en France métropolitaine confirment que pour elles, l’antiracisme consiste prioritairement en une lutte contre les discriminations structurelles plutôt que contre les actes racistes au sens juridique du terme (injures, menaces, violences). Il existe des cas de violence raciste, qui doivent être punis comme il se doit, mais ils sont infiniment plus rares que les cas de discrimination raciale. Ne pas trouver un travail en raison de la couleur de peau est plus destructeur et désespérant que se faire traiter de “sale noir”, par exemple. Non pas que l’insulte raciste soit agréable, loin s’en faut, mais elle est susceptible de mobiliser des ressources psychologiques d’autodéfense relativement efficaces. Voici ce que dit, de manière assez représentative, Rémi, chauffeur-livreur : “quand je me suis fait traiter de connard de Noir, je ne suis même pas descendu |du camion|, tellement j’avais pitié de ce type, je vais quand même pas sortir un pistolet, on n’est pas au far-west. Je lui ai dit de retourner à l’école, il a dû manquer des classes, de toute façon t’aurais vu sa tête de demeuré, tu laisses courir dans ces cas-là”.

En revanche, la discrimination raciale laisse la victime désarmée, comme sans voix, le souffle coupé, sans prise sur une personne qui explique, avec un sourire, que dans le marketing, cela ne va pas d’avoir cette tête-là. Sans prise face au silence des employeurs qui ne répondent pas aux demandes, ou par des lettres de refus poli. Sans prise face à une carrière qui va moins vite que celle des autres. Bref, la discrimination, insidieuse, diffuse, mine ses victimes. Contrairement à ce qu’on entend parfois, les personnes minorées ne sont pas promptes à interpréter des situations d’échec comme résultant d’une discrimination. Elles ne voient pas “des discriminations partout”. Un effort réflexif est nécessaire pour constituer un traitement subi comme fondé sur un critère discriminatoire, par contraste avec les situations de racisme, qui se donnent à voir plus brutalement, et qui ne nécessitent généralement pas le même travail. Cet effort réflexif peut être appuyé par des expériences rapportées dans les médias, dont la similitude peut aider les personnes concernées à se représenter les discriminations qu’ils subissent ou ont pu subir. L’expérience rapportée joue alors un rôle de révélateur, en faisant apparaître sous un nouveau jour ce qui était resté comme inexpliqué, ou qui avait été mis sur le compte d’une faiblesse ou d’une défaillance de soi. La révélation de la discrimination indirecte peut ainsi être postérieure au fait proprement dit, tant leurs auteurs dissimulent ses attendus sous un aspect neutre, voire patelin. La visibilisation des discriminations, depuis quelques années, vaut donc non seulement pour celles et ceux qui n’y sont pas directement confrontés dans leur vie quotidienne ou celles de leurs entourages directs, mais aussi pour les personnes racialement minorées. Dès lors, il n’est pas surprenant que ces dernières la placent plus haut dans la hiérarchie de leurs priorités que la lutte antiraciste telle que classiquement entendue, avec ses concerts, ses banderoles et ses mains jaunes.

Certes, l’association “SOS racisme” s’est partiellement reconvertie dans la lutte contre les discriminations, notamment par un soutien juridique lors de procès. Mais la plupart des cas de discrimination sont indirects, et donc non susceptibles d’être traduits en justice. Que propose donc cette association pour lutter contre les discriminations indirectes ? Le fameux testing. En comparant les traitements (par exemple entre une personne noire et une personne blanche candidates à un emploi), le test de discrimination permet de saisir un contrevenant sur le fait, un peu comme un radar routier permet de saisir un automobiliste en infraction de vitesse. Il peut donc dissuader des acteurs, par la “peur du gendarme”, de pratiquer telle ou telle forme de discrimination. Ce n’est pas négligeable. Mais ces coups de sonde, quoique utiles, ne permettent pas de mesurer les discriminations dans leur ensemble, encore moins d’évaluer l’efficacité d’une politique anti-discriminatoire, qui suppose d’avoir à disposition des données globales. En outre, le testing s’avère inopérant pour certaines formes discriminatoires, par exemple les écarts de carrière et de salaire dans une organisation (entreprise, administration). Impossible, dans ce cas, de saisir la discrimination sur le vif ; elle ne peut s’établir que par un travail comparatif entre catégories de personnel (hommes / femmes, majorité invisible / minorité visible, etc.) et la mise en œuvre d’un raisonnement statistique simple.

Au lieu de s’engager dans une réflexion sérieuse sur la factualisation des discriminations et les moyens d’évaluation des politiques anti-discriminatoires, “SOS racisme” se mobilise donc, à grand fracas d’imprécations, contre les raisonnements statistiques en question. En refusant, sans argumentaire construit, tout débat sur les statistiques ; en refusant de considérer les expériences étrangères, en particulier européennes, dans la lutte anti-discriminatoire ; en assimilant les (très nombreux) chercheurs favorables à la mesure statistique des discriminations à des nostalgiques de la colonisation ou de Vichy, cette association rend un mauvais service aux personnes discriminées. Il est vrai que cela n’est sans doute pas sa préoccupation première.