Alors que les fermetures de mosquées se multiplient ces derniers mois à l’initiative du ministère de l’Intérieur, faut-il voir dans ces lieux de culte des espaces de sédition, de mise en cause des valeurs de la république, voire de radicalisation ? Une enquête ethnographique au sein de deux mosquées ordinaires révèle qu’elles constituent bien souvent des espaces de contrôle et de pacification sociale, associés à une allégeance aux pouvoirs publics. Mais à mesure que les acteurs religieux font acte de déférence à l’égard des institutions, ils se coupent également d’une partie de leurs fidèles.
Éric Marlière est maître de conférences HDR à l’Université de Lille, ULR 3589, Centre de Recherches « Individus, Épreuves, Sociétés » (CeRIES).
Depuis la fin des années 2000 on a assisté, dans de nombreuses banlieues françaises, à l’émergence de mosquées « officielles » venues supplanter celles « des caves », perçues jusqu’alors par les pouvoirs publics comme favorisant l’« intégrisme » et le terrorisme. Ces mosquées « labellisées » en quelque sorte par les préfectures, et plus ou moins tolérées par les pouvoirs municipaux selon leur orientation politique, jouent désormais un rôle considérable dans la vie locale des habitant·es des quartiers populaires urbains, notamment pour celles et ceux se reconnaissant de confession musulmane. Ces nouvelles institutions cultuelles permettent d’abord aux immigré·es et à leurs descendan·tes de continuer à pratiquer leur religion dans l’ancien pays colonisateur. Mais ces mosquées témoignent également d’une recomposition des formes d’engagement dans les quartiers populaires à travers une demande d’islam chez les immigré·es arrivé·es des pays du Maghreb et leurs enfants[1]. Ces nouveaux acteurs associatifs que sont les mosquées succèdent au système politique, culturel et social du monde ouvrier décomposé[2], témoignant ainsi de la remise en cause de l’encadrement des classes populaires lié au déclin des syndicats et des socialismes d’une manière générale.
Cet article s’appuie sur deux enquêtes ethnographiques dont l’objectif était de comprendre la nature des rapports sociaux spécifiques que peut engendrer la construction d’une mosquée dans un espace public sécularisé où la visibilité publique de la religion musulmane est désormais attaquée par de nombreux responsables politiques. On le verra, le rôle des pouvoirs publics est ambivalent à l’égard de ces nouveaux édifices religieux. On peut notamment se demander si l’existence de ces mosquées renforce le contrôle des institutions (préfectoraux et municipaux notamment) sur les pratiques religieuses ou si elle témoigne a contrario d’une « islamisation » de certaines banlieues françaises qui échapperaient alors au contrôle des institutions républicaines.
Des associations « de quartier » aux mosquées publiques
Après mon travail de thèse effectué dans un ancien quartier de « banlieue rouge » situé dans la boucle Nord des Hauts-de-Seine au début des années 2000 avant la construction de la grande mosquée, je suis revenu enquêter sur ce même terrain entre 2015 et 2018. J’ai ainsi pu constater le rôle grandissant de ces nouveaux lieux de culte dans les espaces publics locaux des quartiers populaires urbains et plus précisément dans les modes de vie des immigré·es, de leurs enfants et petits-enfants.
La première mosquée se trouve dans une commune résidentielle du Val d’Oise composée d’habitant·es appartenant à la fois à la petite bourgeoisie et à des classes populaires plutôt stables. Les quartiers populaires se situent à la lisière de la ville, le long de l’autoroute, que borde également la mosquée fondée en 2007. Dans une ville longtemps dirigée par le Parti socialiste, puis par la droite, les habitant·es des quartiers populaires sont loin d’être majoritaires et dépendent plus ou moins de la « bonne volonté » des élu·es locaux·ales quant à la satisfaction de leurs besoins.
La seconde mosquée se situe dans la boucle nord des Hauts-de-Seine (terrain où j’ai enquêté pour ma thèse), dans une ancienne commune industrielle de la « banlieue rouge » où réside une population ouvrière en recomposition. À partir des années 1980, cette commune s’est vue confrontée à un processus de désindustrialisation rapide qui a provoqué une paupérisation des habitant·es des classes populaires. Le délabrement progressif du quartier, mais aussi une réaction raciste envers l’arrivée de plus en plus conséquente d’immigré·es et de leurs enfants[3], ont motivé les ouvrièr·es qualifié·es à quitter progressivement le quartier. La mosquée construite dans l’ancien quartier ouvrier connaît une certaine renommée nationale en raison de la qualité de la récitation du Coran en arabe littéraire de l’imam en provenance du Maroc[4]. À travers deux terrains éloignés d’une quinzaine de kilomètres l’un de l’autre, j’ai constaté que les deux mosquées étudiées sont administrées par un même réseau d’acteurs musulmans, constitué en majorité[5] de travailleur·euses en provenance du Maroc[6].
Les deux enquêtes en immersion que j’ai menées se sont déroulées sur plusieurs années. Au départ, j’étais davantage focalisé sur la nature des pratiques religieuses des jeunes et notamment sur les motifs qui les pousseraient à se radicaliser[7], mais je me suis aussi penché sur les tensions qui existaient entre les responsables des cultes et certain·es fidèles[8].
Dans l’une comme dans l’autre des communes concernées, la demande d’islam est apparue timidement dans les années 1980. Elle s’est exprimée plus fortement dans la décennie suivante malgré, au départ, des résistances de la part des municipalités de gauche comme de droite[9]. Si les communes de gauche se sont montrées plus « ouvertes » que celle de droite, dans l’ancienne ville ouvrière toujours communiste des Hauts-de-Seine, ce n’est qu’au début des années 2000 qu’un accord permettant la construction d’une mosquée digne de ce nom a été signé. Dans la commune du Val d’Oise, la construction d’une mosquée est intervenue quelques années plus tard. Pour les plus âgé.es, les travailleur·euses nord-africain.es arrivé.es en France dans les années 1950 et 1960, ces mosquées ont permis la restructuration d’une pratique religieuse en berne et un retissage des rapports sociaux[10] en dehors des cafés publics du quartier et des centres commerciaux. Pour les plus jeunes, en revanche, elles ont permis un ré-enracinement dans une « culture traditionnelle » structurante et ont parfois constitué une voie de sortie de parcours individuels chaotiques[11]. Ces mosquées ont ainsi répondu à des besoins multiples : quête de spiritualité[12], recherche de lien social, affirmation communautaire voire politique.
Dans les deux communes observées, l’une communiste, l’autre de droite, il semblerait que le tissu associatif se soit essoufflé à la fin des années 1990. Dans l’ancienne ville ouvrière, les associations locales gérées par des animateur·rices de quartier ou par des jeunes adultes ont disparu au début des années 2000. Ces associations permettaient de pallier le fossé culturel et parfois idéologique entre certain·es jeunes adultes et les institutions d’encadrement[13] tout en permettant d’atténuer à moindre coût les effets d’une marginalisation sociale et économique grandissante de la population[14]. La mise au pas des associations indépendantes de quartier par la municipalisation des structures est devenue évidente à la fin des années 1990. Par ailleurs, à la même époque, les politiques publiques redistributives se sont faites moins généreuses et se sont retrouvées davantage liées à des formes de contrôle social, tandis que les possibilités d’insertion professionnelle se réduisaient pour une partie des jeunes des classes populaires. Au début des années 2000, cette situation a conduit à des tensions entre certains jeunes hommes étudiants des quartiers populaires déçus par la municipalité et les élu·es au pouvoir[15], dans un contexte où ces jeunes étaient accusés d’être à l’origine du sentiment d’« insécurité »[16] grandissant en raison d’une lecture dépolitisée de la déshérence accrue des jeunes des classes populaires du fait de la désindustrialisation[17].
L’un des exemples particulièrement parlant de cette dynamique que j’ai pu observer dans l’ancienne « banlieue rouge » située dans les Hauts de Seine est l’association ADAQ (Association de Développement des Activités du Quartier), fondée au milieu des années 1980 par des jeunes adultes de ce quartier populaire en décomposition. Située dans un local à proximité d’une ancienne cité ouvrière, cette association était gérée par un jeune d’une trentaine d’années qui travaillait par ailleurs comme animateur dans la commune[18]. Le local était ouvert quasiment toute la journée, le matin pour les enfants, et jusqu’à tard dans la nuit pour les jeunes adultes. La seule condition posée au déroulement des activités nocturnes dans le local, où table de ping-pong et jeux de société occupaient les jeunes adultes notamment durant les longues soirées hivernales, était la désignation d’un·e unique responsable. L’ADAQ proposait également un service d’aide aux devoirs de 18 à 20 heures, aide dispensée par des étudiant·es habitant l’ancienne cité ouvrière. L’association permettait également à l’amicale des locataires de se réunir une fois par mois. Mais au début des années 2000, la municipalité communiste a estimé que l’ADAQ était devenue « hors de contrôle »[19]. Les élu·es ont donc préféré couper les subventions et retirer son local à l’association, n’hésitant pas à se montrer menaçant·es envers son président et fondateur au moindre signe de résistance[20]. L’association de quartier a été remplacée par une maison des associations éloignée du quartier et gérée à la fois par les élu·es et par les cadres administratif·ves municipaux·ales. L’ADAQ aura ainsi tenue en tout et pour tout à peine une dizaine d’années, alors que des audits internes et externes[21] étaient favorables à sa reconduction. La disparition de cette association a été perçue comme une injustice par les jeunes de l’ancienne cité ouvrière[22], mais aussi par les adultes du quartier qui y voyaient un point d’ancrage de la jeunesse du quartier[23]. Du fait de la distance sociale et raciale de plus en plus prononcée entre les élu·es locaux·ales et les nouvelles générations post-ouvrières, distanciation qui transparait à travers une série d’humiliations et de « petits refus »[24], l’autogestion par des jeunes de quartier n’a plus été envisagée comme une possibilité par ces élu·es. Significativement, dix ans après la fermeture de l’ADAQ, la grande mosquée de la ville sera érigée sur le trottoir juste en face de l’ancien local de l’association.
Quand les élu·es de la République investissent la mosquée
La construction de la mosquée du quartier en face de l’ancien local de l’ADAQ interroge. Faut-il y voir une substitution pure et simple ? La mosquée a-t-elle repris certaines activités autrefois assurées par l’association ? Voit-on y opérer d’anciens membres actifs de l’ADAQ ? Au-delà des « affaires cultuelles » et des cours d’arabe qui y sont dispensés, la mosquée joue effectivement un rôle d’accompagnement social : elle propose de l’aide aux devoirs jusqu’en classe de terminale et organise de temps à autre des forums pour l’emploi. Par ailleurs, dans l’une comme dans l’autre des deux mosquées que j’ai observées, durant les sermons du vendredi, les imams ne se bornent pas à traiter uniquement de questions religieuses : ils parlent des bienfaits de la République, incitent à voter (le plus souvent pour le pouvoir municipal en place quand celui-ci facilite la vie religieuse locale), encouragent à la réussite des études pour l’avenir des jeunes et de la « communauté », haranguent les parents au sujet de certains comportements qualifiés d’« incivils » de leurs adolescent·es, font l’éloge de toute forme d’entreprise économique ou associative qu’ils estiment bénéfique pour la « communauté », etc. Pour donner une illustration de la teneur de ces discours, voici deux exemples de prêches du vendredi prononcés après les attentats du Bataclan en novembre 2015.
Prêche prononcé le vendredi qui a suivi les attentats de novembre 2015 dans la mosquée de l’ancienne municipalité communiste :
Le président de la mosquée a remplacé l’imam du prêche du vendredi pour exprimer sa colère et sa honte aux fidèles venus peu nombreux[25] : « Est-ce que ces jeunes ont bien compris l’Islam ? Qui va encore payer ? La France nous accueille et certains de nos enfants font n’importe quoi ! Je ne comprends pas, vraiment ! On peut aller à l’école, avoir un travail, faire nos courses tranquillement, voter, etc. Et c’est comme ça que l’on remercie la France ? Et est-ce que le prophète nous a recommandé d’agir comme ça ? Non ! Vraiment je ne comprends pas ! C’est ce que j’ai dit au Maire, au préfet, etc. Je leur ai dit vraiment que je ne comprends pas ces jeunes qui ont tout pour être heureux en France ! »
Le vendredi suivant, dans la commune périurbaine de droite :
Ici, c’est l’Imam du prêche du vendredi qui s’exprime. Âgé d’une soixantaine d’années, il fait preuve d’une certaine autorité et est très proche des élus de droite : « Je vais rabâcher, rabâcher, rabâcher jusqu’à tant que ça rentre ! On vit ici maintenant ! C’est notre pays maintenant ! Celui qui n’a pas compris ça, qu’il retourne au bled ! Là-bas, c’est la peine de mort direct ! Non, je ne comprends comment certains fidèles élèvent leurs enfants ! Est-ce qu’ici dans cette mosquée on a parlé de poser des bombes ? Non ! On est fraternel avec les autres : les chrétiens, les juifs, les bouddhistes, les athées. On doit avoir le bon comportement. Montrer l’exemple ! Comme le prophète faisait avec les chrétiens et les juifs. Certains ici n’ont rien compris au message de l’Islam. Rien du tout ! Il faut faire le bien dans le pays où on vit ! Faire de bonnes études, réussir, montrer l’exemple…
Ces prêches ont pour objectif manifeste de former de « bon·nes citoyen·nes musulman·es républicain·es » susceptibles d’intégrer un marché du travail compétitif et capitaliste[26] et de distancier les fidèles des pratiques culturelles jugées « déviantes », voire d’engagements politiques appréhendés comme radicaux et/ou contestataires. Ainsi, dans ses interventions avant certains prêches hebdomadaires du vendredi, le président de la mosquée située dans les Hauts-de-Seine n’hésite pas à mettre en garde les fidèles contre les radicaux ou les « intégristes »[27], mais aussi contre des contestataires et autres réfractaires[28] qui sont le plus souvent des militant·es politiques locaux·ales[29]. Cette allégeance ostensible des responsables de la mosquée de la commune des Hauts-de-Seine envers les pouvoirs publics agace d’ailleurs certain·es fidèles :
« J’allais faire la joumou’a dans cette nouvelle mosquée ! Au bout de trois vendredis, je me suis aperçu que l’imam faisait allégeance à la République, aux élus, etc., et stigmatisait les Arabes, les jeunes, etc., etc. Je suis allé le voir à la fin du prêche en lui disant : « Eh, d’accord on vit en France, on doit respecter. Mais pourquoi tous ces discours flatteurs envers un pays qui nous maltraite ? » Il me répond : « Toi, dans une heure tu es chez toi ! Moi, les inspecteurs des RG viennent me voir et m’interrogent… » Je suis resté scotché ! Franchement… » (46 ans, musulman pratiquant, titulaire d’un bac plus 5, gérant d’un hôtel, marié, trois enfants).
Interrogé en 2016, notre témoin s’indigne ainsi des stéréotypes véhiculés par certains imams lors du prêche du vendredi. On peut cependant noter que la réponse de l’imam devant son agacement questionne notre témoin[30]. Autrement dit, les prêches du vendredi pourraient se comprendre comme des adresses apparemment favorables aux attentes des institutions[31] mais en réalité porteuses d’un « texte caché » plus protestataire, à la manière dont procèdent les groupes subalternes observés par John C. Scott[32], qui euphémisent souvent leurs discours frondeurs en présence des dominant·es. Quoi qu’il en soit, aux yeux de certains fidèles contestataires, les dirigeants des mosquées apparaissent trop proches, voire sous le contrôle, pour ne pas dire complices, des différents pouvoirs. Certain·es fidèles parmi les plus assidu·es n’hésitent pas à dénoncer en privé la présence parmi ces dirigeants d’auxiliaires du pouvoir marocain.
Les élu·es de tout bord en tout cas ne s’y trompent pas. En effet, les élu·es de la mairie des Hauts-de-Seine semblent ainsi bien moins s’inquiéter de l’existence de la nouvelle mosquée que de celle de l’ADAQ à l’époque. Durant les fêtes religieuses comme l’Aïd, ou avant les campagnes électorales, les élu·es des deux communes observées n’hésitent pas à venir à la mosquée pour prononcer un discours avant celui de l’imam. Ces discours sont très souvent moralistes, porteurs d’injonctions envers la « communauté musulmane », notamment quant à ses devoirs électoraux et civiques. Dans la commune périurbaine de droite, le maire encourage ainsi « la foi, mais aussi l’ordre public » et demande aux fidèles « de respecter la République », mais aussi de « sortir de la « mentalité ghetto » pour « s’intégrer à la République française » ; les élus de l’ancienne municipalité communiste mettent plutôt l’accent sur « l’ouverture d’esprit et la tolérance » et insistent sur « l’émancipation des femmes »[33].
À la veille d’élections locales ou régionales, il n’est donc pas rare d’entendre certain·es élu·es dans les mosquées exhorter les fidèles non seulement à s’inscrire sur les listes électorales, mais surtout « à bien voter », en brandissant notamment le spectre du Rassemblement National. Ces discours peuvent paraître surprenants dans un régime laïc où les élu·es sont censé·es conserver une neutralité concernant les manifestations religieuses. De leur côté, les imams n’hésitent pas non plus à aborder la question de la citoyenneté en s’appuyant sur des hadiths[34] ou des versets du Coran pour rappeler notamment que le prophète de l’islam enjoint tou·tes les bon·nes musulman·es à contribuer au développement de la société dans laquelle iels vivent.
Positionnement ambigu des responsables de culte et défiance de certain·es fidèles
Si ces nouveaux lieux de culte rassemblent un nombre important de personnes (le nombre de fidèles lors de la prière du vendredi avoisine les 3 000 personnes pour la mosquée du Val d’Oise et 5 000 pour celle se situant dans l’ancienne banlieue rouge)[35], ils ne remplissent pas tout à fait les mêmes fonctions que les associations animées par les acteur·rices militant·es. En effet, plutôt que de servir de lieu d’expression des revendications politiques et sociales de la population, ces mosquées contribuent à leur manière à « bâillonner les quartiers »[36] et à silencier y compris les demandes des pratiquant·es qui les fréquentent. Il n’est d’ailleurs pas rare que les imams des deux mosquées étudiées se félicitent de travailler avec les municipalités au pouvoir, quelle que soit leur couleur politique et/ou idéologique. Lors d’une commémoration de l’armistice du 11 novembre 2018, par exemple, l’imam de la mosquée du Val-d’Oise est allé déposer avec le maire de droite de la ville voisine une gerbe de fleurs sur la stèle du monument aux morts. Cette allégeance conduit certain·es musulman·es pratiquant·es à se détourner de ces mosquées « officielles », estimant leurs dirigeants moralisateurs, hypocrites et calculateurs, et surtout inféodés aux pouvoirs publics[37].
Deux épisodes éclairent particulièrement les tensions qui peuvent exister entre dirigeants et fidèles. En 2014, dans la mosquée du Val d’Oise, le leader d’un groupe de jeunes âgé d’une trentaine d’années et se réclamant d’une pratique orthodoxe de l’islam a entrepris de donner des cours d’arabe et de « théologie » à des jeunes lycéens et étudiants[38] à peine majeurs dans la mosquée, au sein d’une petite salle attenante à la grande salle de prière. Lors des cours, il n’hésitait pas à exprimer son hostilité envers les règles cultuelles prescrites par les autorités religieuses locales. Il estimait que l’imam prêchant le vendredi détournait les versets du Coran et les hadiths à des fins stratégiques et « politiciennes » : ce trentenaire se réclamant de savants Saoudiens comme Cheikh L’Albani, Cheikh Nasser ou l’ancien ministre des Cultes saoudiens Ibn Baz, enseignait le Tawhid[39] (Unicité de Dieu), recommandait une rigueur dans la pratique de la prière et déclarait vouloir ainsi lutter contre les traditions religieuses issues des campagnes des pays du Maghreb[40]. En 2017, malgré les tensions existantes avec les responsables de la mosquée, il a commencé à ensigner le Tawhid à l’ensemble des pratiquant·es tous les samedis en début de soirée, entre la prière du Maghreb et celle du Icha’ dans la grande salle de prière. Très dogmatique, il fustigeait parfois les pratiques religieuses des générations antérieures qu’il estimait contraires à l’enseignement du Prophète. Par exemple, ce jeune homme dénonçait la lecture collective du Coran réalisée par les sexagénaires dans la mosquée en recommandant plutôt une lecture individuelle du texte comme prescrit par la sunna[41]. Des tensions ont ainsi éclaté un soir, lorsque le trentenaire a expliqué aux plus anciens que la lecture collective du Coran était une bidra (innovation), provoquant la colère des personnes plus âgées. Lorsque j’ai interrogé un fidèle proche des responsables associatifs sur le « laisser-faire » paradoxal des dirigeants pourtant vilipendés par le trentenaire, il m’a répondu :
« En fait, les responsables veulent s’en débarrasser ! Mais comme beaucoup de jeunes le suivent, la préfecture a demandé aux dirigeants de le laisser faire, car ils vont faire un travail de repérage des jeunes qui le fréquentent. Donc ils sont embêtés, mais ils le laissent pour le moment… » (52 ans, électricien, parents d’origine marocaine, marié, trois enfants).
Effectivement, les cours donnés par le trentenaire sur le Tawhid ont pris fin au début du printemps 2018, et il s’est vu convoqué par le commissariat quelques semaines plus tard. Obligé d’obtempérer, il a fourni aux policièr·es le nom des jeunes dont il était proche. Se sentant trahi par les responsables de la mosquée, il ne s’y rend plus depuis. Il préfère aller prier dans la nouvelle mosquée pakistanaise[42] située dans une commune voisine, avec quelques jeunes qui l’ont suivi. Cette situation met à présent les responsables pakistanais du nouveau lieu de culte dans l’embarras vis-à-vis des services de renseignements.
La mosquée de l’ancienne commune de « banlieue rouge », symboliquement située à l’emplacement même de l’usine emblématique de la ville aujourd’hui délocalisée, et où la communauté musulmane est nettement plus nombreuse, a été le théâtre de tensions d’une autre nature. Le président de la mosquée, régulièrement accusé de corruption et suspecté de collaborer avec la préfecture (certaines personnes arrivant des pays du Maghreb en contact avec le président ont obtenu très rapidement des papiers français), est également perçu comme le bras droit du maire communiste. Certain·es fidèles préfèrent ainsi prier dans des petites salles se situant dans les foyers Sonacotra pour travailleur·euses immigré·es plutôt que de se rendre dans la mosquée « officielle ». En 2013, certain·es jeunes fidèles, qui ne voyaient pas d’un bon œil la présence de certain·es membres de la municipalité communiste dans le conseil d’administration de l’association qui gère le lieu de culte, ont souhaité renverser le président et son bureau. Ainsi, une tentative de putsch a eu lieu en plein conseil d’administration. Quelques jours après cette tentative de soulèvement manquée, certains jeunes adultes ont été convoqués par la préfecture. L’été suivant, au Maroc, deux trentenaires ayant participé à ce putsch se sont fait arrêter par la douane marocaine et admonester par les autorités locales au sujet de cette affaire. L’un des principaux intéressés m’a ainsi déclaré :
« Le président est non seulement proche du préfet, mais aussi du maire. Mais il est aussi protégé par les autorités marocaines. C’est un fait ! En vérité tout est sous contrôle ! »
(38 ans, informaticien, parents d’origine marocaine, marié, un enfant).
Cette personne est néanmoins de nouveau en bons termes avec le président de la mosquée : il fait désormais l’appel à la prière du vendredi. Mais son « expérience » illustre à elle seule les liens existants entre la direction de la mosquée, les pouvoirs publics français et les autorités marocaines. Des tentatives similaires de renversement des responsables associatifs ont d’ailleurs également eu lieu dans la mosquée du Val-d’Oise, avec à chaque fois des issues relativement comparables[43].
CONCLUSION
Les mosquées « officielles » répondent indéniablement à une demande de lieux de culte de la part de la population locale, ce qui témoigne de la « réislamisation » à l’œuvre dans les quartiers populaires. Mais les deux mosquées observées sont pourtant loin de constituer des foyers de « séparatisme » hostiles à la République française. Bien au contraire, celles-ci fonctionnent comme des relais des institutions politiques du pays d’accueil. Contrairement à l’association disparue depuis plusieurs années gérée par de jeunes adultes du quartier, ces deux mosquées sont loin d’être autonomes ou critiques des pouvoirs publics. Elles font l’objet d’un contrôle des pouvoirs municipaux et préfectoraux qui pèse notamment sur les responsables de la mosquée. Ces responsables associatifs se retrouvent ainsi face à des injonctions contradictoires : rassurer des pouvoirs publics méfiants à l’égard de l’islam, tout en essayant de répondre aux besoins religieux exprimés par les fidèles dont ils ont la charge. Et ce grand écart en quelque sorte n’est pas prêt de s’ atténuer ; la progression des idées d’extrême droite dans l’opinion publique incite en effet les pouvoirs publics à se montrer toujours plus fermes envers les responsables de lieux de culte musulmans, pourtant sous contrôle et confrontés à une défiance grandissante de la part de certain·es fidèles.
[1] N. KAPKO, L’Islam, un recours pour les jeunes, Paris, Presses de sciences-po, 2007.
[2] É. MARLIÈRE, Des « métallos » aux jeunes des cités. Sociohistoire d’une banlieue ouvrière en mutation, Paris, Les éditions du Cygne, 2014.
[3] À l’époque, deux sociologues sont venus enquêter dans l’école primaire du quartier à la demande de la municipalité qui s’inquiétait de voir les ouvrièr·es français·es retirer leurs enfants de l’école. Cette enquête a donné lieu à un « classique » aujourd’hui enseigné dans les INSPE (ex-IUFM) : M. TRIPIER, A. LEGER, Fuir ou construire l’école populaire, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1986. Durant l’enquête menée dans le cadre de mon DEA, j’ai retrouvé des ouvrièr·es français·es habitant·es du quartier depuis plusieurs générations qui m’expliquaient avoir quitté le quartier dans les années 1970 parce qu’iels « ne se sentaient plus chez eux » …
[4] L’imam qui récite le Coran, né au Maroc, ne fait pas le prêche du vendredi. Il s’occupe des offices quotidiens, des prières de l’Aid et assure pendant le Ramadan la prière du tarawir qui exige la récitation du Coran durant tout le mois. L’autre imam, chargé du prêche du vendredi, a été ciblé par Gérald Darmanin à la suite de propos jugés inconvenants à l’encontre des femmes. Ce dernier a été licencié par le président de la mosquée au lendemain de cette polémique en juillet dernier.
[5] Dans les deux moquées étudiées, c’est le cas des deux imams qui effectuent les prières journalières (les cinq prières par jour) et les récitations du Coran durant les prières tarawir le soir du Ramadan. Les prières du vendredi Joumoura sont effectués le plus souvent par un imam francophone. À ce stade, je ne dispose pas davantage d’informations sur les relations entre les dirigeants de la mosquée et la monarchie marocaine, ni sur les critères d’attribution des postes d’imamat.
[6] Les deux mosquées observées ici sont dirigées par des immigré·es en provenance du Maroc ayant reçu une éducation religieuse traditionnelle. Le souhait des travailleur·euses immigré·es de se réunir autour d’un lieu de culte se fait sentir dans les deux communes au milieu des années 1990. Il est utile de préciser que le président de la mosquée de l’ancienne « banlieue rouge » des Hauts de Seine est originaire du même village que l’un des principaux dirigeants de la mosquée du Val d’Oise. Ceci est à l’origine des liens sociaux de proximité qui existent entre ces deux lieux de culte. Ces deux mosquées ne sont ni adhérentes au CFCM, ni à l’UOIF, et se veulent avant tout des lieux de prières pour les habitant·es et fidèles des deux villes respectives.
[7] Enquête difficile à mener au départ, car le terme de radicalisation inquiète les fidèles. En effet, le ou la « radicalisé·e » est perçu·e comme le ou la pire ennemi·e des « musulman·es du quotidien ». Progressivement, j’ai été amené à suivre également des « frères musulmans » (confrérie islamiste sunnite crée par Hassan Al Banna en 1928), des tablights (un mouvement transnational de prédication de masse né en Inde en 1927) et des salafis (un mouvement sunnite revendiquant un retour aux pratiques en vigueur dans la communauté musulmane à l’époque du Prophète) et j’ai pu percevoir les différences et les enjeux qui les opposent. Voir É. MARLIERE, La fabrique sociale de la radicalisation : une contre-enquête sociologique, Boulogne, Berger-Levrault, 2021.
[8] Pour la plupart des jeunes hommes entre 25 et 35 ans.
[9] C. TORREKENS, Islams de Belgique. Enjeux et perspectives, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, 2020.
[10] J. CESARI, Être musulman en France. Associations, militants et mosquées, Paris, Karthala-Iremam, 1994.
[11] F. KHOSROKHAVAR, L’Islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997.
[12] Notamment pour les musulmans pratiquants les plus assidus qui sont exclusivement des hommes se rendant régulièrement à la mosquée pour effectuer les cinq prières journalières du fajr (première prière matin) au icha’ (dernière prière du soir).
[13] G. MAUGER, « Précarisation et nouvelles formes d’encadrement des classes populaires », Actes de la recherche en sciences sociales, 136-137, 1-2, 2001, p. 3-4.
[14] F. DUBET, D. LAPEYRONNIE, Les quartiers d’exil, Paris, Le Seuil, 1992.
[15] O. MASCLET, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La dispute, 2003 ; É. MARLIÈRE, « les “ouvriers communistes” aux “jeunes des cités” : histoire croisée de la non-reconstruction d’une “demande sociale », in V. ANQUETIN et A. FREYERMUTH (sous la dir.) A., La figure de l'”habitant”. Sociologique politique de la “demande sociale”, PUR, 2008, p. 115-129.
[16] I. COUTANT, Délit de jeunesse. La justice face aux quartiers, Paris, La Découverte, 2005.
[17] M. BOUCHER, Repolitiser l’insécurité. Sociographie d’une ville ouvrière en recomposition, Paris, L’Harmattan, 2004.
[18] Avec d’autres copains du quartier de la même tranche d’âge.
[19] L’association fermait vers une heure du matin les soirs de semaine et les week-ends le local restait ouvert jusqu’au petit matin. Quelques jeunes fumaient du cannabis à l’intérieur. Mais cette association concentrait les jeunes adultes loin des halls d’entrée des immeubles et donc des habitations.
[20] J’ai assisté à la convocation du dirigeant associatif du quartier. Un maire-adjoint, le chef de projet du quartier et une chargée de mission du service jeunesse lui ont demandé de rendre les clefs du local, de parapher sa démission sur un document présenté à ce moment-là et de ne pas faire « trop de vague » par la suite sous peine de se faire convoquer par les Renseignements Généraux qui pourraient enquêter plus scrupuleusement sur ses comptes et les activités passées de son association.
[21] Le président de l’association se sentant menacé a demandé à la Préfecture l’année précédente d’effectuer un audit sur l’utilité de son association pour le quartier. Le rapport final développe des conclusions plutôt positives sur l’implantation de l’ADAQ du point de vue local auprès des jeunes.
[22] É. MARLIÈRE, La France nous a lâchés ! Le sentiment d’injustice chez les jeunes de cité, Paris, Fayard, 2008.
[23] D’où l’ambivalence des parents et des habitants en général au sujet des révoltes urbaines en 2005, voir É. MARLIÈRE, « Les habitants des quartiers : adversaires ou solidaires des émeutiers ? », in L. MUCCHIELLI, V. LE GOAZIOU (sous la dir.), Quand les banlieues brûlent … Retour sur les émeutes de novembre 2005 (2e édition), Paris, La découverte, p. 77-92.
[24] S.H. BELGACEM, « « De petits refus ». Conflits associatifs avec la municipalité et engagement électoral dans les cités », Sociétés contemporaines, 2, 118, 2020 p. 51-78.
[25] À la suite des attentats, les pratiquant·es se sont faits discrèt·es dans l’espace public de peur de subir des représailles de la part de l’extrême droite ou des Renseignements Généraux.
[26] Sur certaines ambiguïtés dans les pratiques et discours des imams envers les valeurs capitalistes en termes de réussite professionnelle, voir H. SENIGUER, Les (néo) frères musulmans et le nouvel esprit capitaliste. Entre rigorisme moral, cryptocapitalisme et anticapitalisme, Lormont, Bord de l’eau, 2020.
[27] Celleux qui viennent prier et qui ne veulent pas de discours moralisateurs et politiques, ou encore les salafis.
[28] É. MARLIÈRE, « Les « jeunes de cité » face aux institutions municipales. Distance, méfiance et défiance », in B. BOUQUET, B. MADELIN, P. NIVOLLE (sous la dir.), Territoires et action sociale, Paris, L’Harmattan, coll. « logiques sociales/ Les cahiers du griot », 2007, p. 263-276.
[29] Les personnes des « quartiers » qui ont toujours été critiques envers les institutions en général.
[30] Les imams se disent fréquemment surveillés par les services de renseignement français, mais aussi étrangers. Le licenciement l’été dernier par le président du lieu de culte de l’imam chargé du prêche du vendredi, imam né dans un quartier de la ville, en raison d’une polémique autour de certaines de ses remarques sur les femmes et de la réaction du ministre de l’Intérieur à ces propos, est révélateur de ce malaise. L’imam officiel d’origine marocaine fait rarement les prêches du vendredi et n’a nullement été inquiété dans cette affaire. D’ailleurs, dans les deux mosquées observées, les prêches du vendredi sont le plus souvent assurés par un natif de France car francophone. Ces imams sont par conséquent plus exposés que les imams arrivés du Maroc, qui se cantonnent aux œuvres spirituelles stricto sensu.
[31] S. JOUANNEAU, Les imams en France. Sociologie d’une autorité religieuse sous contrôle, Marseille, Agone, 2013.
[32] J.C SCOTT La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Édition Amsterdam, 2008.
[33] Propos tenus par des maires lors des grandes réunions festives musulmanes pour les prières de l’Aïd en 2017 et 2018 dans les deux villes observées.
[34] Recommandation du prophète des musulman·es sur les manières de se comporter en société.
[35] Les sorties de joumou’a sont parfois chaotiques le vendredi en termes de circulation routière qui conduisent à de nombreux bouchons dans les quartiers limitrophes.
[36] J. TALPIN, Bâillonner les quartiers. Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires, Ronchin, Éditions les Étaques, 2020.
[37] Voir le récit de vie d’un salafi dont les propos sont teintés d’un regard complotiste sur les institutions musulmanes françaises : É. MARLIÈRE « La perception politique du “système” et ses institutions par un salafi. Un sentiment d’injustice entre conservatisme et complotisme », in J. TALPIN, J. O’MIEL, F. FREGOSI (dir.). L’islam et la cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 205-229. Certain·es pratiquant·es ne se rendent plus dans les mosquées ayant signé la charte de la laïcité proposée par la secrétaire d’État Marlène Schiappa (ce qui n’est pas le cas des deux mosquées observées ici), estimant que les compromissions avec les pouvoirs publics l’ont emporté sur les considérations religieuses chez les responsables de culte signataires de cette charte.
[38] Uniquement des jeunes hommes. La mixité est prescrite pour beaucoup de musulman·es orthodoxes.
[39] Le Tawhid consiste à remettre l’unicité d’un Dieu unique au centre de la foi. En effet, tous les actes de dévotions (prières, jeûnes, aumônes, etc.) ne sont effectués que pour la reconnaissance et l’amour de Dieu l’unique.
[40] Traditions perpétuées selon lui par les ancien·nes, c’est-à-dire les travailleur·euses immigré.es des campagnes du Maghreb arrivé·es en France dans les années 1960.
[41] Sunna : mode de vie du prophète des musulman·es, institué par des hadiths.
[42] Mosquée fermée depuis février 2021.
[43] Des convocations en préfecture pour les contestataires et autres protagonistes.