Après le 14 janvier 2011, près de 40 000 Tunisiens ont tenté de rejoindre l’Europe. Plusieurs centaines d’entre eux ont péri en mer. Parmi ceux qui ont survécu à la traversée, ils sont un millier à avoir disparu. Entretien avec Alaa Talbi du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux.
Mouvements : Tu travailles sur la question des migrants tunisiens disparus. Peux tu expliquer ce dont il s’agit ?
Alaa Talbi : Après le 14 janvier 2011, la Tunisie a connu la plus grande vague migratoire de son histoire : plus de 40 000 Tunisiens ont quitté le pays vers les côtes italiennes. Il n’y avait plus de gardes côtes ou de service d’ordre, de gardes maritimes.
Ces Tunisiens voulaient essayer de rejoindre les membres de leur famille déjà installés en France. Certains ont donc décidé d’organiser des bateaux ensemble, par famille.
Plusieurs bateaux ne sont jamais arrivés, mais ont chaviré, tuant leurs passagers. Mais d’autres migrants ont réussi à passer à Lampedusa ou ailleurs en Europe. Pourtant, parmi eux, nombreux sont ceux qui ont disparu.
On sait que le bateau de telle nuit a chaviré, qu’il a fait naufrage et que ses passagers sont malheureusement morts. Mais on a aussi des images de bateaux qui accostent en Italie, grâce aux journaux télévisés ou papiers. Et certains des passagers de ces bateaux ont disparu.
M. : Vous êtes sans nouvelles d’eux ? Ils n’ont pas repris contact avec leur famille, en Europe ou en Tunisie ?
A. T. : Non… on essaie donc de connaître leur sort, de les retrouver, de savoir pourquoi ils n’ont pas contacté leur famille. On estime qu’ils sont au nombre de 1000. Nous avons réussi pour le moment à recenser 198 cas précis. C’est-à-dire qu’on a eu un contact direct avec leur famille, qu’on sait par quels bateaux ils sont partis : un bateau en février, un autre dans la nuit 14 au 15 mars 2011, le suivant du 29 au 30 mars, et un quatrième bateau en mai. Ils sont arrivés à Lampedusa, mais ont disparu depuis. Ils n’ont contacté personne, en Europe ou en Tunisie, famille ou proches.
M. : Et les 800 autres ?
A. T. :On n’a pas encore réussi à les identifier nommément. Le Forum Tunisien pour des Droits Économiques et Sociaux a été contacté par ses familles. On essaie d’obtenir une photo, une copie de la carte d’identité, et on vérifie que la personne soit bien partie. Sur les bateaux, c’est rare que les personnes ne se connaissent pas. Les gens se connaissent, ce sont des amis, ou bien ils viennent du même quartier. Il y a toujours des liens. C’est rare que quelqu’un parte tout seul. On a donc pu faire une base de données de 198 personnes, sur ces 1000 disparus.
M. : Vous travaillez avec le gouvernement tunisien ?
A. T. : On essaie… Il faut que l’État prenne en charge cette question. Mais pour le moment il joue à cache-cache. On a fait des courriers, à différents ministères, aux membres de l’Assemblée Constituante, en expliquant notre travail. On a demandé au ministère de l’intérieur de nous donner les empreintes digitales des 198 disparus, puisque le ministère prend les empreintes lorsqu’il délivre une carte d’identité. Ça nous permettrait de faire des comparaisons avec les empreintes des Tunisiens qui sont dans les camps, à Lampedusa. Le ministère a accepté le principe, mais exige que la demande vienne du ministère des affaires étrangères, et non de la société civile. Nous sommes donc allés voir le ministère des affaires étrangères, qui nous a exprimé son refus – à moins que la demande vienne de l’Italie elle-même, pas de la société civile tunisienne. Ils considèrent que, comme ce sont des données personnelles, ils ne peuvent pas nous les transmettre.
On a donc déposé un recours en Tunisie, pour pouvoir avoir accès à ces empreintes directement.
En parallèle, on a proposé la création d’une commission d’enquête, et on organise des sit-in, des rassemblements, pour faire pression sur le gouvernement. Le dernier rassemblement a eu lieu à Tunis, le 18 décembre, à l’occasion de la journée mondiale des migrants.
Le ministère des affaires étrangères a alors accepté le principe, mais continue à fuir ses responsabilités.
Je ne comprends pas leur attitude… soit les gens sont incompétents, soit ils couvrent le dossier, mais je ne vois pas pourquoi.
M. : Quelles sont les hypothèses ? Qu’ils soient en zone d’attente, ou en centre de rétention en Europe sans qu’on en ait trace ? Ou bien qu’ils aient été tués par la police, en tentant de s’échapper ?
A. T. : L’un ou l’autre… Fin janvier, par exemple, un jeune tunisien de 21 ans est mort en Italie, tué par la police. On ne sait pas pourquoi, juste que la police lui a tiré dessus.
On travail avec Arci, en Italie, avec la Cimade, avec l’Anafé. On essaie de lancer une campagne sur la question des disparus, mais aussi sur la maltraitance des migrants tunisiens en Europe. Il faut que le gouvernement actuel assume ses responsabilités, et révise les conventions signées sous Ben Ali.
Avec l’Anafé, on va lancer un programme pour travailler auprès des refoulés. Mais pour le moment, la question des disparus occupe l’essentiel de notre temps.
M. : Il y a le projet de flottille…
A. T. : L’idée c’est une flottille des peuples qui fasse le trajet inverse des migrants, pour sensibiliser. Nous voulons aussi envoyer un message fort aux gouvernements d’Afrique et d’Europe afin que cessent les morts de migrant-e-s en Méditerranée. Cette flottille sera aussi un message de solidarité aux marins qui prêtent assistance aux migrant-e-s afin d’affirmer que l’assistance à personne en danger en mer est un devoir (article 98 de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer) et non un crime (comme nous avons pu le voir de la part des autorités italiennes dans l’affaire Zenzeri et Bayoudh de 2007 par exemple : http://boats4people.org/index.php/f… ). C’est un parallèle à nos différentes actions avec les migrant-e-s afin de faire évoluer les politiques des gouvernements méditerranéens vers plus de liberté de circulation. Toutes les informations à propos du projet sont disponibles sur le site www.boats4people.org