Les “bandes” des quartiers populaires remplissent la chronique médiatique. Pourtant, on les connaît peu. Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou co-publient un ouvrage composé de deux textes, “J’étais un chef de bande”, récit autobiographique de Lamence Madzou, ancien « chef de gang » et « Voyage dans le monde des bandes », enquête et commentaire sociologiques de Marie-Hélène Bacqué. Nous en publions quelques extraits.

Prolégomènes : une bande de jeunes en Essonne

Un soir de juillet 1987 à Corbeil-Essonnes, dans la cité Montconseil, quatre adolescents passent un pacte d’honneur et décident de monter leur bande ; elle s’appellera les Fight Boys. Pendant environ cinq ans, cette bande se développe jusqu’à déboucher sur la constitution d’un « gang », selon les termes de ses initiateurs qui se définissent comme des « gang members ». Ce gang, assimilé aux Zoulous par les médias, défraye un temps la chronique locale et parisienne alors que le phénomène des bandes de jeunes devient une question publique, suscite prises de positions et mesures politiques. Mais ce soir d’été, Lamence, Joker, Mek’s et Papayou sont avant tout quatre copains qui ont grandi ensemble. Ils partagent rêves et révoltes, ils sont à la recherche d’une identité et, à des degrés divers, en voie de rupture familiale et scolaire. Ils découvrent ensemble l’espace parisien, la culture des rues, le mouvement hip-hop et le monde des bandes, mouvant et hétérogène.

Au milieu des années 1980, les bandes commencent à faire parler d’elles. Elles investissent les centres commerciaux de banlieue ou du centre de Paris comme l’Agora à Évry, le Forum des Halles ou La Défense, elles se déplacent le long des lignes de RER et se disputent des territoires sur lesquels elles s’affrontent, parfois très violemment – la mort du jeune Oumar Touré en juillet 1990 suite à une bagarre entre bandes à la sortie d’une discothèque sur le parvis de La Défense est un épisode de ces affrontements. Les bandes se font aussi connaître par leurs activités de vol ou de racket. Un procès très médiatisé pour viol en réunion rend célèbre l’une d’entre elle, les Requins Vicieux. Ce fait divers contribue à construire une image sociale négative de ces groupes de jeunes et, au-delà, de la jeunesse des banlieues dont témoignent une série de reportages et de dossiers de presse au tout début des années 1990. Tous les éléments semblent réunis pour créer un climat d’insécurité propice à toutes les utilisations politiques et médiatiques.
On sait encore peu de choses sur la façon dont se constituent ces bandes et sur leurs codes et fonctionnements internes. Sans doute est-ce en raison de la difficulté du travail de terrain et d’observation mais aussi pour partie parce que les chercheurs français, souhaitant à juste titre se démarquer de représentations médiatiques souvent instrumentalisées politiquement, ont d’abord mis l’accent sur la construction du « problème » et centré la discussion sur la réalité du phénomène des bandes et de son ampleur. Pour autant, les bandes représentent bien une expérience sociale pour les jeunes qui s’y engagent, expérience individuelle et collective qui se comprend bien sûr dans un rapport au monde social, à la famille et aux institutions. C’est de cette expérience dont rend compte le témoignage de Lamence Madzou, l’un des quatre initiateurs des Fight Boys à la fin des années 1980.

Les bandes tel que décrites par Lamence et les autres interviewés se succèdent du tout début des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990. Leurs durées de vie sont relativement courtes tout d’abord parce que, pour les individus qui s’y engagent, elles correspondent à une période circonscrite, celle de l’adolescence et du début de l’âge adulte mais aussi parce nombre de leurs leaders ont des démêlés avec la justice. L’enquête permet de distinguer trois générations de bandes au cours de cette période.

Pourquoi un livre en deux parties ?

Nous avons fait le choix de donner à lire un témoignage de l’intérieur. Celui-ci constitue un apport à la connaissance, par son ton, par ce qu’il dit ou évoque simplement, mais aussi par ce qu’il ne dit pas et par les représentations sociales dont il rend compte. Il comporte bien sûr les biais de tout récit de vie, ici écrit avec un recul temporel relativement faible par un adulte qui a mûri et a décidé de « changer de vie ». Cette image de la jeunesse, reconstruite à partir du présent, sélectionne dans la mémoire par le jeu classique des souvenirs et de l’oubli, mais aussi parce que tout n’est pas dicible, pour des raisons personnelles ou simplement pour ne pas mettre en cause d’autres acteurs.

Ce choix éditorial et méthodologique correspond à une conception du travail sociologique qui ne prétend pas produire la vérité mais proposer une construction interprétative, ce qui n’enlève rien à sa rigueur scientifique. Il s’inscrit plus largement dans un intérêt renouvelé au cours des dernières années dans les sciences sociales (essentiellement l’histoire et la sociologie) pour les récits de vie et notamment les biographies d’anonymes |1| comme en témoignent les nombreux récits de SDF |2|ou les travaux historiques sur les classes populaires |3| visant à faire accéder les dominés, les invisibles, à la parole. Cette approche renoue avec la tradition sociologique développée dans les premiers travaux de recherche urbaine à l’université de Chicago dans les années 1930. Par ce travail à deux voix, nous avons tenté d’éviter plusieurs écueils : d’un côté, ceux du déni, de la complaisance ou de la fascination pour la violence et le « monde des voyous » ; de l’autre, celui la moralisation ou de la diabolisation. Le chemin est étroit entre ces deux écueils. Nous avons conscience qu’un tel ouvrage court le danger d’une lecture partielle ne s’intéressant qu’au témoignage d’une violence, au demeurant bien réelle, qui viendrait confirmer les discours sur l’insécurité ou, au contraire, alimenter une fascination pour le monde mythique des bandes. Nous avons fait ensemble le pari d’une autre lecture, plus complexe et moins paresseuse parce qu’elle donne à voir un monde social qui n’est pas divisé entre forces du mal et forces du bien, qui n’indique pas une seule direction mais se construit à l’articulation de processus individuels, collectifs et sociaux. Nous avons essayé de rendre cet ouvrage accessible à un public large qui ne restreigne pas au monde académique car si la sociologie a une utilité sociale c’est d’abord par les éclairages qu’elle peut apporter dans les débats publics.

Une identité noire

A la fin des années 1980, c’est dans un contexte général de précarisation sociale que les bandes réapparaissent dans le débat public alors que la question des banlieues est également devenue un thème majeur de l’actualité politique et médiatique. Cette période est aussi celle de la gauche gouvernementale, de la structuration de la « politique de la ville » ou politique des quartiers difficiles, de la montée du Front national et de l’émergence des premiers mouvements de jeunes issus de l’immigration.

La pauvreté ou la désaffiliation ne conduisent néanmoins pas directement à la création d’une bande et à la délinquance. Se nouent ici un ensemble d’interactions entre un mode de relations familiales importé d’Afrique sub-saharienne où la famille élargie, que ne viennent plus relayer des formes d’encadrement collectif, encadre peu les adolescents, un système scolaire qui, par ses verdicts et ses formes de rejet contribue à former un groupe de pairs à sa marge |4| et une prise de conscience diffuse, au sein de la jeunesse issue de l’immigration, des inégalités et de la discrimination raciale dans une période caractérisée par la montée de l’extrême droite.

Le décrochage de l’adolescence se fait en même temps et par la construction d’un groupe de pairs d’où, plus tard, naitra une bande. Ce qui réunit ces adolescents, c’est en premier lieu une expérience sociale et générationnelle commune. Agés de 14-15 ans, ils sont issus des milieux populaires et de l’immigration, plus particulièrement de l’immigration africaine : ils se représentent eux-mêmes comme « noirs ».
La recherche identitaire propre à cette période juvénile, rencontre la question de la place, dans la société française, de la jeunesse issue de l’immigration ou originaire des DOM-TOM. Pour comprendre cette dimension identitaire, il faut se rappeler le climat de racisme du début des années 1980 qui se manifeste notamment par la montée des scores du Front National aux élections municipales de 1983, mais aussi par une série de violences raciales.
C’est sans doute cette dimension raciale qui fait la spécificité de ces bandes de jeunes à la fois dans la façon dont leurs membres se représentent et dans la façon dont elles sont vues par la société : leur existence et leur occupation de l’espace urbain et culturel prend la forme d’une conquête identitaire, d’une lutte pour la reconnaissance. Cette dimension a été jusqu’alors peu étudiée soit qu’elle soit niée, soit qu’elle soit rabattue à la dimension sociale avec laquelle elle est étroitement imbriquée. Cette identité noire se fabrique à partir de plusieurs influences, courants culturels ou politiques qui peuvent porter des discours et des valeurs contradictoires : (1) le mouvement Zoulou et le mouvement hip-hop importés en France par Africa Bambaataa, (2) les bandes ethniques des quartiers nord-américains, (3) l’expérience politique du mouvement des droits civiques et la figure de Malcom X. Ces courants ont néanmoins en commun d’être importés d’Amérique du nord tout en réactivant des racines africaines. C’est ainsi une identité noire à multi facettes qui se construit au travers de ces diverses influences et par l’expérience propres de ces jeunes issus de l’immigration. Cette « communauté imaginée » des « noirs de France » va chercher ses racines aux Etats-Unis ou en Afrique mais via l’Amérique, comme si l’héritage et l’imaginaire africain ne prenait sa valeur que dans sa réinterprétation américaine.

Un territoire large

Ces bandes ont aussi pour spécificité un rapport ouvert au territoire. Leur identité ne repose pas sur un ancrage de quartier ; dans les récits faits vingt ans plus tard, ne transparaît jamais l’image du ghetto si prégnante aujourd’hui ou le sentiment d’avoir été relégué spatialement. Au contraire, c’est en sortant de leurs quartiers où ils se vivent minoritaires que ces jeunes « se reconnaissent », que se crée le collectif, un « nous ». Nadia s’en explique : « Il n’y avait pas d’effets de quartier. Les quartiers, c’étaient les centres commerciaux, les gares, tous ces emplacements là. C’est pour ça qu’à l’époque, ils étaient plus forts, même moralement. Parce qu’ils ont gagné leur place à l’extérieur, alors que maintenant ils restent dans leur quartier parce qu’ils n’ont pas le choix. Ils n’ont pas le cran de sortir. Ils restent enfermés. A l’époque dans le quartier, tu avais juste les toxicomanes et les dealers. »
Ce constat va à rebours de tous les discours simplificateurs qui donnent comme seul schéma explicatif des « violences urbaines » la ségrégation, la relégation voire la sécession et tendent ainsi à confondre question urbaine et question sociale. Il amène à reconsidérer les analyses qui lient de façon mécanique la constitution des bandes à la ségrégation. C’est au contraire, dans ce cas, le sentiment d’être isolé dans son quartier voire dans sa banlieue qui amène à se retrouver dans les lieux centraux et dans Paris. Il faut par ailleurs relever que ces bandes sont autant parisiennes que banlieusardes et s’affrontent d’abord sur le terrain de la capitale. Surtout, si ces jeunes viennent pour la plupart de quartiers populaires, on ne saurait assimiler tous ces quartiers à des grands ensembles de banlieue. Les bandes n’apportent d’ailleurs que rarement des désordres au sein des quartiers. Il semble que les conflits avec les adultes ou avec d’autres groupes de jeunes soient quasiment inexistants. Tout se déroule ailleurs, qu’il s’agisse des bagarres ou des vols. Ce n’est que plus tard, avec l’implantation du business et l’économie de la drogue que viendront les conflits locaux et les enjeux de territoire.

Les politiques publiques à l’épreuve

Au début des années 1990, ces grandes bandes parisiennes disparaissent. On peut trouver plusieurs raisons à cela. La première, est la disparition ou la fatigue des adversaires. La seconde est la fin d’un épisode juvénile pour dépassement de la limite d’âge : les adolescents ont vieilli, passent à une autre étape de leur vie, souhaitent se stabiliser, s’installer. La troisième est que le noyau actif « tombe » suite à une répression musclée, pour des motifs divers : braquage, trafic de stupéfiants, coups et blessures, port d’armes, viols. Cette répression marque le début d’un tournant policier et judiciaire analysé par Fabien Jobard comme un « resserrement de l’étau pénal autour des jeunes » |5|. Ce mouvement se traduit, entre 1991 et 2003, par la multiplication par deux du nombre de mineurs prévenus et de mineurs détenus dans les prisons françaises. La plupart de ces jeunes passent ainsi par le foyer puis la prison pour mineur. Le récit de Lamence Madzou est éloquent sur les effets éducatifs de la prison qui contribue avant tout à la reconversion de la bande vers le business.

Le cas de Corbeil-Essonnes représente un exemple caricatural des ambiguïtés des politiques locales notamment depuis le changement de majorité municipale en 1995. Serge Dassault, avionneur, patron de presse sénateur et quatrième fortune de France, est élu maire de la ville après trois tentatives infructueuses. C’est alors que se met en place ce que plusieurs de nos informateurs ont qualifié de « système Dassault » consistant en un réseau de relations privilégiées entretenues avec certains citoyens et notamment de jeunes habitant des quartiers populaires et au financement de projets sur fonds personnels du Maire.

Dans le même temps, la municipalité affiche une politique de retour à ordre dans les quartiers populaires et c’est au nom de ce retour à l’ordre que Lamence Madzou est envoyé au Congo en 1997 car il serait l’un des principaux artisans de la guerre des cités qui oppose Tarterêts et Montconseil. Pour autant, la tension sociale monte dans les quartiers populaires de Corbeil-Essonnes, donnant lieu à des affrontements violents avec la police. L’escalade policière s’avère inefficace si ce n’est contre-productive car, comme l’écrit le Commissaire Bousquet : « L’attitude de la police n’est pas étrangère à l’exacerbation des tensions et aux flambées de violence » |6|. Mais au nom de quelles valeurs prétendre imposer ou construire un ordre social et politique quand le système politique lui-même n’affiche que clientélisme et contrats occultes ? Comment parler de « retour au droit » quand la gestion locale se fait « sous la pression » et dans l’opacité et témoigne sur le fond d’un véritable mépris vis-à-vis des jeunes concernés. Ces jeunes n’ont pas inventé ce mode de fonctionnement qui permet d’acheter la paix sociale mais ils savent l’utiliser.
A travers ces pratiques de gestion locale et nationale, c’est aussi le rapport au monde politique et au monde associatif qui est en jeu.

Et aujourd’hui ?

Vingt ans plus tard, la question des bandes a rejailli dans le débat public et scientifique. Mais est-ce la même question ? Notre travail a permis de mettre en évidence plusieurs dimensions peu connues de la genèse et du fonctionnement des bandes remettant parfois en question quelques certitudes. Ces résultats, bien que situés historiquement et géographiquement, peuvent contribuer à éclairer la situation actuelle, non par leur généralisation mais en permettant de formuler un cadre de questions et d’hypothèses.

En particulier, la construction d’une identité « noire » à partir d’une stigmatisation partagée et de références culturelles et politiques communes a participé au processus de construction des bandes de la fin des années 1980, de l’intérieur et dans l’espace public. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les entretiens réalisés avec des plus jeunes montrent que cette référence identitaire est prégnante comme en témoigne aussi, à un autre niveau, l’émergence d’associations comme le CRAN et la montée de la thématique du post-colonialisme ou de la discrimination dans les débats publics. Mais le contexte urbain, culturel et politique s’est transformé. Les jeunes « noirs » des cités, qui s’y sentaient marginaux il y a vingt ans, représentent dans certains quartiers une part importante des jeunes si ce n’est la plus importante. La culture Hip Hop a été largement marchandisée et par là reconnue. Ces jeunes sont les petits frères et certains même les enfants de ceux que nous avons interviewés qui leur ont transmis une histoire et des mythes constituant un socle identitaire. D’où peut-être, à côté ou dans cette identité partagée, l’affirmation de différences. Les jeunes rencontrés parlent spontanément du groupe des zaïrois ou des maliens, évoquant des stratégies ou des intérêts différents, alors que ceux de la génération précédente tendaient à se fondre dans une identité « noire ». De leur côté, les anciens membres des bandes se montrent très prudents au regard de mouvements identitaires ou d’associations comme le CRAN redoutant une nouvelle instrumentalisation par des « intellectuels » ou dans des perspectives idéologiques qui ne seraient pas les leurs. Cette identité raciale est ainsi loin d’être figée ; elle est travaillée par des logiques sociales qui peuvent être conflictuelles. Mais elle constitue bien une des dimensions importantes de l’étude des bandes qui ne saurait ni être éludée par crainte d’instrumentalisation ni caricaturée en une dynamique communautariste fermée et cristallisée.

L’inscription des bandes dans le territoire est une autre dimension originale du témoignage de Lamence Madzou qui conduit à interroger l’adéquation systématique faite dans nombre de travaux entre ségrégation voire exclusion et bandes de jeunes. Les Fight Boys, comme les bandes auxquelles ils s’opposent, réunissent des jeunes de quartiers populaires mais pas forcément d’habitat social, venant de plusieurs quartiers, villes et départements et déployant leurs activités dans un espace parisien large. Au cours des années 1990, les grandes bandes parisiennes semblent avoir disparu au profit de petites bandes locales et d’un « patriotisme de quartier ». La violence que les Fight exerçaient hors du quartier, dans Paris, prend aujourd’hui le quartier comme territoire même si elle peut aussi parfois s’exporter. Les affrontements sont particulièrement violents et les incidents se succèdent entre les cités de Corbeil-Essonnes, Evry et Grigny au cours desquels plusieurs jeunes trouvent la mort. Ce phénomène n’est pas propre à l’Essonne. Hugues Lagrange indique que, pour la période 1997-2000, les conflits entre bandes représentent 52 % des incidents déclarés, cette tendance tendant à s’accentuer par la suite. Mais on ne peut être que prudent vis-à-vis d’affirmations de chercheurs annonçant qu’à une identité de position se serait substituée une identité locale |7| . Comme le montre l’exemple des Fights mais aussi vingt ans plus tard les entretiens réalisés avec de plus jeunes, les constructions identitaires relèvent de processus bien plus complexes, articulant des dimensions sociales, raciales et territoriales, le territoire ne se réduisant pas forcément à l’espace du quartier. Par ailleurs, les quelques bagarres entre bandes qui se sont déroulés dans Paris à l’automne 2007 à la Gare du nord et à Pigalle, opposant une bande baptisée GDN (Gare du Nord) à une autre, Def Mafia (La Défense) |8|, montrent qu’il n’est pas exclu que puissent se rejouer dans la capitale, au moins ponctuellement et sous des formes moins structurées qu’au cours des années 1980-1990, des regroupements et affrontements de jeunes venant de différents quartiers populaires de banlieue. On avancera ici l’hypothèse que cette évolution des bandes est sans doute au moins autant liée à la montée de la précarisation sociale et à la protection des business locaux qu’à une augmentation de la ségrégation sociale et raciale qui conduirait automatiquement à un enfermement territorial. Par ailleurs, les situations locales peuvent être très différentes en lien avec les politiques locales, la structuration plus ou moins forte du business, l’importance des réseaux sociaux et associatifs.

En vingt ans, c’est aussi le rapport des bandes avec les institutions qui s’est transformé. Le climat s’est tendu entre jeunes et forces de police et le respect mutuel qu’affichent Lamence Madzou et certains policiers a disparu. Comme le relève Lamence, les policiers ne sont plus les mêmes : ils avaient un statut d’adulte, ce sont aujourd’hui des jeunes envoyés faire régner l’ordre, d’où des réflexes de peur, l’incompréhension et l’escalade de la violence. Le discours politique a évolué vers une approche sécuritaire. Les affrontements sont devenus plus nombreux mais aussi plus diffus, moins lisibles. Ils opposent des groupes de jeunes entre eux et aux forces de l’ordre. Un policier raconte ainsi : « Ils (les Zoulous) allaient rarement à l’affrontement avec les policiers ; c’étaient plutôt des affrontements avec d’autres bandes. Alors que maintenant, c’est des affrontements… c’est essentiellement ciblé sur, avec la police. On tend des guets, des guets-apens, on attend la police on prépare des cocktails molotov. On ne voyait pas ça avant |…| Alors que maintenant vous avez des quartiers, dès que la police arrive, c’est le quartier qui s’y met. |…| Quand on avait une bande comme les Zoulous, c’étaient des gens qui étaient connus. Dans la police, on a des services qui s’occupent d’identifier les bandes, de les cibler. Maintenant, c’est difficile de cibler une bande. Il n’y a pas de bande, c’est tous les jeunes du quartier. » |9| Ce témoignage montre la difficulté à appréhender le fonctionnement de ces groupes de jeunes, fluctuants et peu structurés au regard des bandes qui les ont précédés. Plus que de bandes, on pourrait d’ailleurs souvent parler de jeunes des rues. Il serait alors tentant mais beaucoup trop rapide de regrouper dans un même ensemble des incidents relevant de dynamiques différentes tels que les petites guerres inter-cités aux enjeux souterrains (disputes entre familles, enjeux féminins, business), les affrontements ponctuels avec la police comme le guet-apens tendu en 2006 aux forces de police par quelques individus dans la cité des Tarterêts ou encore les émeutes de l’automne 2005 ou celle plus locale de Garges les Gonesse de 2007. Les quelques travaux conduits sur les émeutiers de 2005 ont par exemple
montré qu’il s’agissait souvent de jeunes non connus des services de police |10| . Certes, d’une forme d’affrontement à l’autre des savoirs-faire peuvent être ré-utilisés, et quelques mêmes individus peuvent se retrouver. Mais englober toutes ces manifestations sous le vocable de « violence urbaine » contribue à en obscurcir les causes et les dynamiques et à construire un problème amalgamant violence, insécurité, banlieue, ghettos, business, jeunes et immigration. Pour autant, les dimensions structurelles du malaise social et racial qu’expriment ces différentes formes de violence sont bien les mêmes. Le témoignage de Lamence Madzou illustre la difficulté d’un processus d’affiliation à la société française pour un jeune « noir de France » dont les parents sont touchés par la précarisation sociale. En vingt ans, cette situation sociale a continué à se dégrader. Elle s’est cristallisée dans des territoires urbains dont la stigmatisation ne fait que redoubler le sentiment de mise à l’écart. L’horizon bouché de la fin des années 1980 n’est pas plus ouvert aujourd’hui et le destin social des grands frères ne contribue guère à encourager les plus jeunes. La question raciale reste prégnante et rejaillit dans le traitement judiciaire et dans une forme de criminalisation d’une partie de la jeunesse . La prise de conscience des discriminations raciales a certes progressé de façon significative mais elle peine à déboucher sur des réponses politiques convaincantes ou sur la structuration d’un mouvement social qui aurait l’impact du mouvement des droits civiques en Amérique du nord. Pourtant, ce serait sans doute l’une des conditions pour que le champ politique s’ouvre durablement et sous une autre forme que celle du marchandage ponctuel et cynique |11| et pour que s’engage un processus de reconnaissance sociale et politique d’une jeunesse issue des quartiers populaires et appartenant aux « minorités visibles ».


|1| Les récits autobiographiques d’inconnus appartenant aux couches populaires ne sont cependant pas nouveaux, qu’ils soient littéraires, journalistiques ou sociologiques. Ils ont constitué un outil important pour les sociologues de l’École de Chicago dans les années 1930. Dans le domaine qui nous intéresse ici, on notera en particulier C.R. SHAW, The Jack Roller, University of Chicago Press, Chicago, 1930 et E. SUTHERLAND, Le Voleur professionnel, Spes, Paris, 1963.

|2| On peut citer celui de P. PICHON et T. TORCHE, S’en sortir… Accompagnement sociologique à l’autobiographie d’un ancien sans domicile fixe, Université de Saint-Étienne, 2007 ; A. FAGE et J.-F. LAE, Fracture sociale, Desclée de Brouwer, Bruxelles, 2000 ; M. MARPSAT et A. VANDERBURG, Le Monde d’Albert la Panthère. Cybernaute et sans domicile à Honolulu, Bréal, Paris, 2000.

|3| Voir par exemple M. CATANI et S. MAZE, Tante Suzanne. Une histoire de vie sociale, Méridiens, Paris, 1982

|4| Mathias Millet et Daniel Thin, « Ecole, jeunes de milieux populaires et groupes de pairs », dans Mohammed et Mucchielli (dir), Les bandes de jeunes, des blousons noirs à nos jours, La Découverte, 2007.

|5| Fabien Jobard, « Sociologie politique de la racaille », dans Emeutes urbaines et protestations, une singularité française, Hugues Lagrange et Marco Oberti (dir), Presses de la fondation nationale de sciences po, 2006, p.60

|6| R. Bousquet, Insécurité, nouveaux risques. Les quartiers de tous les dangers, L’Harmattan, 1988

|7| Formule utilisée par Michel Kokoreff, in « Des Barjots aux bandes de cité », Esprit, février 2008, n°342, p. 39-55.

|8| Voir Gérard DAVET et Elise VINCENT, « À Paris, la vendetta entre GDN et Def Mafia déborde dans la rue », Le Monde, 6 septembre 2007 et « La guerre des bandes à Paris. Jusqu’où ? », Le Nouvel Observateur, 20 septembre 2007.

|9| Entretien avec un ancien policier de Corbeil, juin 2007.

|10| S. ROCHE, Le Frisson de l’émeute, Seuil, Paris, 2006.

|11| Comme le montrent les travaux sur le mouvement noir étasunien cette condition n’est cependant pas suffisante. A l’intérieur du mouvement noir, se pose la question du pluralisme et de la prise en compte des groupes les plus dominés, notamment les femmes et les populations pauvres. Ainsi, le bilan des Maires « noirs » à la direction de grandes villes a souvent été décevant et ne s’est pas toujours traduit par des politiques sociales à la hauteur des enjeux de la ségrégation raciale et sociale. Voir P. THOMPSON, Double Trouble. Black Mayors, Black Communities and the Call for a Deep Democracy, Oxford University Press, New York, 2006.