QUESTIONS QUI FACHENT. Le travail doit-il être au centre de tout projet de gauche ? Contrairement aux idées reçues, la réduction du temps de travail demeure une alternative forte au « travailler plus pour gagner plus ». 27 septembre 2007

La gauche est menacée par la tentation de la table rase. Puisque la gauche, ou plutôt les gauches, ont vu leurs programmes battus, la nécessaire refondation passerait par une révision ou une « modernisation » de ces programmes. La proposition est très discutable : un programme battu n’était pas forcément mauvais ; a contrario il ne suffit pas d’avoir un « bon » programme pour qu’on se mobilise ou qu’on vote pour lui. Il faut aussi qu’il paraisse souhaitable et crédible – autant de termes à définir. Mais il faut aussi qu’il n’ait pas été déconsidéré par des mises en oeuvre inachevées ; à preuve la disparition du terme de « nationalisation », galvaudé depuis la pratique de la gauche.

La réduction du temps de travail (RTT) est de ce point de vue un véritable cas d’école. Cette grande idée, l’une des principales pistes du retour à un véritable plein emploi, elle a été – provisoirement – battue par ce slogan imbécile : « travailler plus pour gagner plus ». On ne peut faire le bilan de cette défaite et réexaminer la place de la RTT dans le programme d’une gauche « refondée » sans revenir sur le destin de ce projet.

D’une certaine manière, l’apparition de la RTT dans le programme du Parti socialiste en 1997 puis sa mise en œuvre ont été une « divine surprise », dans la mesure où ce projet n’était pas porté – c’est un euphémisme – par une grande partie du mouvement ouvrier (CGT, FO, PCF) et que la version de la CFDT ou des Verts se rapprochait plus d’un partage des miettes que d’un partage des richesses. Et pourtant, la « gauche plurielle » mit en place son dispositif, au grand dam du patronat qui décida de virer Jean Gandois en décembre 1997, pour le remplacer par le baron E. A. Seillière.

La suite de l’histoire est connue : le gouvernement a multiplié les aménagements qui ont perverti le projet initial. Le principe de maintien du salaire avait été affirmé. En contrepartie, des aides publiques avaient été prévues, ce qui était discutable, mais le pire est que leur attribution a été progressivement déconnectée des créations d’emplois. Pour une baisse de 10 % du temps de travail, il fallait, pour obtenir ces aides, créer 10 % d’emplois dans la loi Robien (votée par la droite, mais facultative) puis 6 % dans la loi Aubry 1 et finalement 0 % dans la loi Aubry 2. Dans le même temps, on multipliait les échappatoires et les restrictions en instituant un régime spécial pour la fonction publique, les entreprises de moins de vingt salariés, en augmentant le quota d’heures supplémentaires au lieu de le réduire, en les « détaxant » en partie (déjà !).

L’absence d’exigence en terme de créations d’emplois a permis une intensification du travail, mesurable par le bond en avant de la productivité horaire, et vécue durement par les salariés. Dans la fonction publique, et notamment dans les hôpitaux, le passage aux 35 heures ne s’est accompagné d’aucune création de poste, le gouvernement donnant ainsi le mauvais exemple au patronat du privé. Beaucoup d’accords ont institué un gel durable des salaires, et nombre de salariés ont de fait perdu du pouvoir d’achat avec la baisse des heures supplémentaires. Pour les femmes à temps partiel, rien n’a été fait pour saisir l’occasion d’affirmer le droit à un travail à temps plein (celui de « travailler plus » !).

Et pourtant la RTT a bien fonctionné. Entre 1997 et 2002, la durée annuelle du travail effective a baissé de 6,8 % (de 1649 à 1536 heures) et 1,8 millions d’emplois ont été créés dans le secteur concurrentiel, soit une progression de 12,8 %. Entre 2002 et 2006, la durée du travail est légèrement repartie à la hausse (de 1536 à 1564 heures) mais le nombre d’emplois créés n’a été que de 160 000. Si on prend du recul, on constate que, depuis vingt ans, la progression de l’emploi salarié suit de très près le rythme de réduction de la durée du travail (voir graphique). Il est donc difficile de soutenir que la réduction du temps de travail fut une « catastrophe » pour l’emploi – on peut au contraire lui imputer un quart environ des emplois créés entre 1997 et 2002. Mais, bien entendu, les économistes officiels consacrent beaucoup d’énergie à montrer qu’il n’en est rien, sans qu’aucun d’entre eux soit en mesure de fournir une explication cohérente de ces créations d’emplois record.

Le retour de la droite marque l’ouverture d’une bataille idéologique autour de ces questions. Débat d’experts sans doute, mais qui surfent sur un bilan ambivalent et embarrassant pour la gauche. On se souvient que l’une des premières contributions de campagne de Ségolène Royal évoquait les « résultats mitigés » des 35 heures, qui ont conduit à une « dégradation de la situation des plus fragiles » même si « l’appréciation globale par les salariés reste positive » |1||. Il faut donc trancher : ou bien les effets négatifs dénoncés sont des attributs inévitables de la RTT et, en ce cas, les 35 heures équivalaient, et équivalent forcément, à plus de flexibilité et à une dégradation des conditions de travail ; ou bien ces effets néfastes sont liés aux modalités pratiques du passage aux 35 heures, et il faut le dire. Au début de sa campagne, Ségolène Royal a évoqué la généralisation négociée des 35 heures puis a discrètement refermé le couvercle sur cette question-tabou, avant d’avouer après coup que « Le Smic à 1500 euros brut dans cinq ans ou la généralisation des 35 heures sont deux idées qui étaient dans le projet des socialistes, que j’ai dû reprendre dans le pacte présidentiel, et qui n’ont pas été du tout crédibles ». Et d’ajouter aussitôt : « Je pense qu’il faut sortir de la confrontation traditionnelle et dépassée entre les salariés d’un côté et les employeurs de l’autre » (Le Monde du 22 juin 2007)
On est au coeur du sujet, qui est d’abord une véritable question d’économie politique. Les projets alternatifs doivent être cohérents et mettre en avant des mesures en adéquation avec l’analyse de la situation. Pour les libéraux, la source du chômage est un coût du travail trop élevé, donc il faut le baisser. Il y a là une forte cohérence entre l’analyse et les propositions. Le social-libéralisme ne dispose pas d’une semblable cohérence et mange en quelque sorte à tous les râteliers : un peu plus de croissance, un peu plus de formation, un peu plus de flexibilité mais avec un peu de sécurité aussi, un doigt de réduction du temps de travail et une réforme du financement de la Sécurité sociale qui taxe moins le travail. Mais tout cela est flou et vague, à peu près autant que l’analyse du chômage qui se trouve derrière. Quant aux « anti-libéraux », leur analyse est simple : c’est la contrepartie d’une répartition des richesses tordue en faveur des rentiers. Et le remède l’est tout autant : il faut renouer avec la RTT, et faire payer par les dividendes la création de nouveaux emplois.

Tout ceci est trop rapidement résumé mais permet de poser une question de méthode : cette analyse anti-libérale du chômage doit-elle être remise en cause ? Il y a certes des débats entre les tenants de la croissance à tout crin d’un côté et les partisans d’une économie solidaire de l’autre. Mais un compromis cohérent a pu être trouvé autour de l’idée qu’il faut s’interroger sur le contenu de la croissance et favoriser la satisfaction des besoins sociaux. La conclusion, qui peut paraître conservatrice, est que cette discussion doit être approfondie mais que la refondation d’une véritable gauche ne passe pas par une remise en cause fondamentale de telles orientations.

Mais, encore une fois, il ne suffit pas d’avoir une bonne analyse du chômage ; il faut que les mesures proposées paraissent crédibles, autrement dit que les citoyens se les approprient comme un véritable projet. On pourrait ici paraphraser le raisonnement de l’économiste Laffer à propos des impôts : une absence totale de radicalisme n’emporte pas la conviction ; en sens inverse, trop de radicalisme tue le radicalisme. Il existe donc un degré optimum de radicalisme qui permet de convaincre que ce que l’on propose est à la fois souhaitable et possible. Cela exclut le social-libéralisme qui propose des choses possibles mais guère séduisantes et le « révolutionnarisme » qui propose des choses certes souhaitables mais apparemment impossibles.

Il ne s’agit d’ailleurs pas de la même définition du possible dans chacune des cas, et il faut distinguer ici crédibilité économique et crédibilité politique. Une mesure comme le passage en cinq ans aux 32 heures avec maintien du pouvoir d’achat et obligation d’embauches n’attire que dérision de la part des économistes officiels. Un tel projet est pour eux manifestement impossible et anti-économique. S’il était mis en œuvre, l’économie subirait un tel choc que les bonnes intentions se transformeraient en véritable débâcle. Ils ont à la fois raison ou tort, selon qu’on conserve ou non les règles actuelles de fonctionnement de l’économie. Une bascule des rentes financières vers les salaires est neutre du point de vue de la compétitivité et de la capacité de financement de l’investissement.

La vraie question n’est donc pas strictement économique : elle est de savoir s’il est possible d’instaurer un rapport de forces suffisant pour imposer cette inflexion majeure. Cela suppose, pour aller vite, d’instaurer une dialectique entre contre-expertise (c’est possible) et mobilisation sociale (c’est ce que nous voulons) et une claire conscience des affrontements sociaux nécessaires. Là encore, on pourrait paraphraser l’analyse économique, en montrant qu’en deçà d’un certain degré de conflictualité, l’espérance de transformation sociale est nulle. Ce principe n’est pas abstrait, car l’expérience des luttes sociales récentes montre que ce seuil est relativement élevé, plus en tout cas que celui qui est admissible par le social-libéralisme, mais aussi qu’il est vite atteint. C’est ce qui fonde la raison d’être d’une gauche radicale.


|1| Les désordres de l’emploi et du travail : |->http://gesd.free.fr/segocha2.pdf