Au début du printemps 2020, l’organisation humanitaire Médecins Sans Frontières (MSF) a lancé une mission dans les Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) d’Ile-de-France, touchés de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Après avoir réfléchi à la mise en place de soins palliatifs de nuit, l’organisation s’est finalement orientée, suite à une phase exploratoire, vers un appui en journée à des Ehpad en difficulté. Puis à partir de l’été, une fois la crise terminée, les équipes de MSF ont proposé aux personnels des établissements un accompagnement en santé mentale. Retour le 28 septembre 2020 sur cette expérience avec quatre membres de la mission, Olivia Gayraud (coordinatrice projet), Jean-Hervé Bradol (médecin, membre du CRASH-Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs humanitaires attaché à MSF), Marie Thomas (psychologue) et Michaël Neuman (membre du CRASH)1.
Mouvements : Comment une organisation humanitaire internationale se retrouve-t-elle à intervenir au printemps 2020 dans les Ehpad en France ? C’est un environnement qui ne correspond pas à l’idée que l’on se fait d’une mission MSF. Comment décidez-vous que c’est l’endroit où il est pertinent d’aller pendant la crise sanitaire ?
Olivia Gayraud : Nous étions quelques-uns à avoir vite compris que dans les Ehpad se trouvait beaucoup des cas sévères, que de nombreux décès y survenaient et que ces établissements subissaient le virus mais contribuaient également à sa diffusion. Le Covid-19 partait des Ehpad pour aller sur les routes, dans les transports, les supermarchés… Nous voulions réaliser ce que nous avons l’habitude de faire en cas d’épidémie : nous concentrer sur les lieux les plus infectés. Cependant, MSF n’était pas du connu dans le secteur du grand âge. Nous sommes reconnus comme ayant une expertise en gestion d’épidémie mais la gériatrie n’est pas notre domaine. Nous avons donc commencé “petit” avec une cellule de crise mise en place spécifiquement pour la Covid-19 dans le Val de Marne et puis nous sommes intervenus dans les Hauts-de-Seine, en Seine-Saint-Denis et à Paris. Parallèlement, il y avait des fortes réticences en interne, certains considéraient que ce n’était pas le rôle de MSF d’intervenir dans un pays comme la France, que le gouvernement avait les moyens. L’image des Ehpad comme des entreprises privées qui pratiquent des tarifs exorbitants était aussi un frein.
Jean-Hervé Bradol : Nous sommes dans une institution, MSF, qui au départ hésitait à s’intéresser à ce qui se passait en France. En mars, nos dirigeant·es disaient ouvertement : en France, il y a pléthore de moyens ; si jamais nos collègues français font appel à nous, nous répondrons présents mais nous n’aurons pas une attitude active pour voir s’il y a des problèmes.
Le déclencheur a été l’expérience de Claire Rieux, une médecin hématologue du centre hospitalier universitaire Henri Mondor (Créteil), qui est également très engagée à MSF. Les dirigeant·es de cet hôpital universitaire ont vite repéré qu’elle avait développé avec MSF une expérience en médecine d’urgence et de catastrophe. Ils l’ont invitée à la cellule de crise du CHU où elle a donné des conseils simples et pratiques. Par exemple à la pharmacie de l’hôpital : afin de ne pas être paralysé si le gel hydro alcoolique n’est pas livré, il est souhaitable de commencer à en produire étant donné qu’on a tous les ingrédients et le savoir-faire nécessaire. Claire encourageait la direction à lancer les choses au plus vite, à être pragmatique et son rôle était apprécié. Elle a fait la médiation entre l’hôpital et MSF. La demande initiale d’Henri Mondor était pour des soins palliatifs la nuit. On parle ici de la nuit au sens administratif du terme, une nuit qui dure 12h par jour. Les Ehpad avaient des décès et peu ou pas d’infirmières de nuit et la cellule de crise cherchait à constituer une équipe mobile d’astreinte qui puisse appuyer les aides-soignants·es seuls·es la nuit face à ces situations de fin de vie. A MSF, nous avons commencé par rencontrer une équipe mise en place par le CHU Henri Mondor : des médecins gériatres qui faisaient de l’accompagnement par téléphone grâce à un numéro dédié, des étudiants-es en médecine et un cadre du Samu. Cette équipe cherchait clairement des solutions pour faire diminuer la pression sur le Samu et les hôpitaux, pour ne pas être « embouteillés » par ce type de cas. Elle était tout à fait transparente sur le fait que sa préoccupation était d’éviter que les résident·es des Ehpad arrivent dans les hôpitaux. Dans un dialogue, rapporté par notre collègue Claire, avec une famille insistant pour faire venir le Samu et transférer une personne âgée gravement malade à l’hôpital, l’équipe avait présenté les choses ainsi : « Nous voulons bien la prendre mais il vaut mieux mourir confortablement dans un Ehpad que mal installé sur un brancard dans un couloir d’un service d’urgences ». Le tableau brossé par notre collègue du Samu correspondait à la saturation de certains hôpitaux en mars-avril. Nous ne parlons pas de lits de réanimation, qui la plupart du temps ne correspondent pas aux besoins des résident·es d’Ehpad, mais de simples lits de gériatrie aiguë pour une prise en charge de l’infection et, éventuellement, des soins de fin de vie. En face, dans les Ehpad, les personnels nous disaient qu’ils avaient peu de moyens pour accompagner les personnes vers la mort, qu’un lit d’Ehpad, ce n’est pas la même chose qu’un lit d’hôpital, les soins aigus y sont difficiles. Même dans les Ehpad où l’on réussit à mettre les personnes sous oxygène et sous antibiotiques – des mesures qui ont permis à certains·es résident·es de s’en sortir –, on restait loin des standards d’un lit de gériatrie à l’hôpital. C’est de ce décalage entre ce que l’on demandait aux Ehpad et ce qu’ils pouvaient faire qu’est née la mission.
Olivia Gayraud : Ce qui m’a frappé et m’a motivée dans cette mission, c’était l’absence criante de présence médicale dans les Ehpad. Certaines institutions n’avaient plus de médecins coordonnateurs, beaucoup étaient âgés et devaient donc se confiner, d’autres étaient tout simplement déjà tombés malades. Les médecins de ville qui suivent les résidents-es ne venaient plus. Il n’y avait plus aucune continuité de soins alors qu’il s’agit de personnes très âgées avec de lourdes pathologies chroniques. Par rapport à la situation de la nuit, c’était un véritable appel au secours. Des aides-soignant·es se retrouvaient seul·es à devoir accompagner des personnes âgées en train de mourir dans des circonstances extrêmement difficiles. J’ai trouvé cela terrible un tel manque d’accès aux soins, un tel traitement des personnes âgées et du personnel dans un pays comme la France. On a demandé aux Ehpad de devenir des unités de soins mais sans logistique, sans ressource et sans compétence. Une fois la problématique connue, nous avons constitué une équipe mobile médicale et nous sommes allés visiter les Ehpad qui avaient été identifiés et qui acceptaient de recevoir de l’aide.
Jean-Hervé Bradol : Nous avons commencé les interventions le 6 avril. Pour nous, ces visites étaient d’abord un geste de solidarité envers nos collègues soignant·es et le personnel. Pour les établissements qui ont accepté d’ouvrir leurs portes, ces rencontres ont été gratifiantes pour eux comme pour nous. Nous faisions ensemble le point sur la situation : le virus était-il présent parmi les résidents-es ? Si oui combien de cas ? Comment faire pour isoler les positifs ? Qu’avait-il comme personnel disponible ? Que leur manquait-il pour faire face à la crise ? Nous leur donnions aussi de l’information scientifique et politique. Le personnel et les directions des Ehpad étaient, depuis le mois de février, tellement dépassés par les tâches qu’ils avaient à accomplir, qu’ils n’avaient pas le temps de lire la presse scientifique, ni même de regarder la télévision. Donc notre première tâche était d’être à jour pour pouvoir leur répondre. On leur présentait des procédures sur la façon d’enlever ses chaussures, ses vêtements pour s’assurer d’éviter de ramener le Covid-19 à ses enfants ou à son conjoint. Le médecin de notre équipe réalisait des consultations pour les patient·es qui lui étaient signalés par le personnel comme des cas problématiques.
Mouvements : Pour vous qui avez travaillé dans d’autres missions humanitaires, qu’est-ce qui vous a marqué en découvrant la situation dans les Ehpad en France ?
Olivia Gayraud : Tout d’abord, le fait que ce qu’ils-elles traversaient n’étaient pas complètement nouveau pour eux. Le personnel des Ehpad a déjà connu des épisodes d’épidémies, de grippe ou de gastroentérite où il n’arrivait pas à faire admettre à l’hôpital les résident·es faute de lits disponibles. Ce qui s’est passé au printemps était l’exacerbation d’une crise institutionnelle déjà présente depuis plusieurs années. Avec la Covid-19, le nombre de personnes touchées étaient sans commune mesure avec les épisodes précédents : parfois, dans un même établissement, on avait jusqu’à trente ou quarante personnes âgées très malades. Ensuite, le manque de personnel était criant et les protocoles impossibles à respecter. Une partie du personnel était infectée ou avait fui par peur de se contaminer. Quand vous avez deux aides-soignantes pour 90 résident·es, même les soins de conforts comme les toilettes ne peuvent être faits correctement. Enfin, ces lieux étaient devenus de véritables bombes virales. Notre priorité a été de nous protéger pour ne pas nous-mêmes propager le virus ; nous n’avions hélas pas assez de matériel pour en donner aux Ehpad. La question était cruciale d’autant qu’il y avait beaucoup de vols de matériel de protection : le personnel travaille parfois dans plusieurs institutions et certains faisaient des stocks pour être certains d’avoir un masque, une blouse dans le lieu suivant. Nous avons vite trouvé des alternatives pour pallier les pénuries, avec des blouses en tissu par exemple mais l’ambiance était particulière, le moindre flacon de gel hydro alcoolique disparaissait.
Jean-Hervé Bradol : Ce qui m’a marqué, c’est le décalage entre l’obsession sur les lits de réanimation au niveau national alors que sur le terrain, ce dont avaient besoin les résident·es des Ehpad, c’était de simples lits d’hospitalisation avec de l’oxygène et quelques prescriptions standardisées ou des soins palliatifs. Et puis le 28 mars, il y a eu la demande faite par Olivier Véran, ministre de la Santé de confiner les personnes non seulement dans les établissements mais dans leur chambre.
Mouvements : Que s’est-il passé pour les résident·es des Ehpad qui ont été confiné·es dans leur chambre ? Quelles ont été les conséquences pour les personnes ?
Jean-Hervé Bradol : Je vous donne un exemple : un monsieur et son épouse, qui vivaient dans le même Ehpad, avaient été malades et avaient guéris. On leur a interdit de se voir alors qu’ils ne risquaient plus rien. Ce type de décision autoritaire a été le quotidien. Enfermer dans les chambres était une décision simple, globale, lisible mais une décision dangereuse, meurtrière. Limiter les journées des personnes à des visites fonctionnelles, pour des soins souvent mal faits, exécutés de façon brutale faute de personnel suffisant, c’est extrêmement cruel. Je veux bien trouver des excuses au gouvernant, parce que lors d’une catastrophe, les situations sont difficiles à analyser et les décisions compliquées à prendre. Mais sur l’enfermement des vieux·vieilles, c’est impardonnable. Enfermer les gens dans leur chambre 24h/24h, personne n’a ce pouvoir-là, aucune situation sanitaire d’urgence ne donne ce type de pouvoir à la santé publique. Les résident·es ont pourtant formulé des demandes souvent précises de pouvoir rencontrer d’autres résident·es ou de maintenir la relation avec leurs proches dans ce moment critique de leur existence. Mais écouter les vieux des Ehpad, ça n’a jamais été au programme. Malgré le plébiscite des résident·es, sous la pression des autorités sanitaires régionales, une directrice d’Ehpad a du démanteler un dispositif de visites pour les proches. Peu de gens y ont vu quelque-chose à dire, surtout parmi les mandarins, les grands professeurs de réanimation qu’on entendait toute la journée à la télévision.
Cela est rentré en résonance avec d’autres expériences d’incarcération ou d’enfermement dans des lieux comme des prisons ou des orphelinats que nous rencontrons très régulièrement en tant qu’humanitaires, des expériences aux conséquences souvent catastrophiques. Je me souviens d’un orphelinat public à Khartoum au Soudan au début des années 2000. Les nourrissons étaient nourris à la tasse métallique parce que pour l’Unicef, le biberon, c’est le diable, c’est un vecteur d’infections. Nourrir un bébé à la tasse ou à la petite cuillère est tout à fait possible, mais il faut être précautionneux à l’extrême pour ne pas que le contenu passe dans les poumons. Là, ce n’était pas le cas et beaucoup mourraient de fausses routes ou de mauvais traitements. Avec ce système pour l’alimentation, les enfants n’étaient jamais pris dans les bras par les nannies, ils n’avaient aucun contact corporel étroit, ils étaient en manque total d’affection. Un board dirigeait l’institution et dès qu’il y avait un problème, les nannies servaient de coupable idéal, personne ne les écoutait. Le board était peuplé de notables bien-pensants, tout ce qu’il y avait de plus charitable, le président était quant à lui professeur de psychologie infantile à l’université ! Et ils étaient à la tête d’un mouroir où la maltraitance était la règle, avec des dessins de Mickey sur les murs. Certes, la situation des Ehpad en France au printemps 2020 n’est pas similaire mais il y a un parallèle à faire autour des conséquences sanitaires désastreuses de l’enfermement.
Marie Thomas : Ceux et celles qui ont le plus souffert, sont ceux et celles qui avaient initialement le moins de troubles cognitifs et dont l’état s’est beaucoup aggravé pendant la crise. L’enfermement a été meurtrier sur le plan psychique comme physique. Aujourd’hui (en septembre 2020), il n’y a plus de consignes nationales, l’État s’est déchargé sur les directions en leur disant que c’était à elles de décider si le confinement se poursuivait ou pas. C’est un stress et une responsabilité énorme pour les équipes. Il y a des endroits où l’on arrive à des situations ubuesques : si le directeur ou la directrice part trois jours en week-end et bien on confine trois jours pour rouvrir ensuite…
Mouvements : Est-ce que la situation était différente selon qu’il s’agisse d’un Ehpad public, associatif ou privé ?
Olivia Gayraud: Nous avons eu accès à tous les types d’Ehpad et il y avait des différences en matière d’hôtellerie mais pas au niveau des soins.
Jean-Hervé Bradol : Les barrières de classe ont été abolies pendant cette crise en ce qui concerne la qualité des prises en charge médicales. De ce point de vue-là, les Ehpad parisiens qui sont dans l’ensemble assez chics ont été très durement touchés. S’agissant de la différence entre établissement lucratif ou non-lucratif, on a beaucoup parlé dans la presse du groupe Korian mais de ce que nous avons pu constater, ce n’est pas forcément là que cela a été le pire. Dans les Ehpad privés à but lucratif, ces boîtes à fric parfois assez cyniques, il y a un enjeu de réputation très fort. Par ailleurs, ils avaient la force de frappe financière pour mobiliser des budgets et acheter des masques par exemple. Ce qui n’était pas possible dans certains Ehpad associatifs, non membres de puissantes fédérations.
Mouvements : Des prises en charge en réponse à une urgence infectieuse, la mission est passée à la santé mentale des équipes des Ehpad, comment cela s’est-il passé ?
Marie Thomas : D’avril à juin 2020, avec l’équipe médicale, je menais la phase exploratoire sur la dimension santé mentale. Dès le départ, notre crainte était que les personnes âgées non seulement meurent de la Covid-19 mais aussi se détériorent en termes cognitifs, neuropsychologiques avec le risque de « syndrome de glissement », le risque suicidaire ou le non-retour après une détérioration cognitive. Nous savions qu’on ne pourrait pas faire une unité mobile de psychologues pour visiter les 700 Ehpad d’Ile-de-France et faire des consultations à tous·tes les résident·es. Nous nous sommes donc dit : « Comment augmenter les compétences en santé mentale des soignants-es pour qu’ils-elles soient plus en capacité de repérer et d’accompagner les situations à risque pour les résidents-es ? » Nous avons travaillé à des modalités d’intervention avec l’équipe de soutien psycho-social qui s’occupe du personnel MSF. J’ai commencé à aller avec les équipes médicales et paramédicales faire des petites interventions très basiques sur comment prendre de soin de ses collègues, de son équipe, de soi, comment s’écouter. Cela a eu un effet presque disproportionné sur les équipes, c’était la première fois qu’ils·elles se posaient et qu’on leur disait merci et bravo pour ce que vous faites. Il y avait beaucoup d’émotion, j’ai assisté à des phénomènes d’effondrement de groupe.
Cela nous a conduit à monter le projet sur plusieurs axes : les groupes de parole pour le personnel, les formations pour les soignant·es et un soutien aux équipes de cadre et direction. Nous nous sommes vite aperçus que ces derniers avaient également besoin d’aide et qu’il n’y a pas que des “mauvais·ses” directeurs·trices. Nous avons rencontré des personnes qui n’ont pas vu leurs enfants pendant 3 mois, qui ont dormi sur place, qui sont allés donner à manger en chambre. Et ça, je ne m’y attendais pas. Des personnes aussi en souffrance. J’ai vu des directeurs qui craquaient en disant « On sait ce que ça ne va pas, mais on ne sait pas comment faire ».
Nous avons mis un peu de temps à obtenir les budgets en interne à MSF et nous avons commencé mi-juillet les premiers groupes de parole pour le personnel. Notre volonté était d’agir en post-crise. Nous savons que c’est après la crise qu’il y a le plus de risques psycho-sociaux de type burn out, stress post traumatique et suicide. Ce qui s’est hélas totalement confirmé ici. Le tout en ayant en tête que la post-crise dans la Covid-19 est un terme à prendre avec des pincettes ; disons un moment de creux dans la progression de la pandémie. En écho aux interventions des équipes médicales et paramédicales, nous avons rapidement identifié le besoin de soutenir les équipes de nuit : des personnes encore plus précaires que le personnel de jour, dont le rythme spécifique rend leur accès aux soins psychiques plus difficile. Ce temps de débriefing des équipes de nuit est je pense l’une des meilleures idées du projet.
Olivia Gayraud : Ceux·celles qui sont venus dans les groupes de parole, ce sont majoritairement des travailleur·euses précaires, des aides-soignant·es, des personnels de ménages, des aides-cuisinier-ères qui travaillent parfois en journées coupées, en se levant très tôt et en rentrant chez eux à 22h, certains avec un temps partiel et des évolutions de carrière très limitées. Ils n’auraient probablement eu ni l’idée de consulter en santé mentale, ni les moyens matériels nécessaires à une telle démarche.
Mouvements : Quelles ont été les causes de souffrance pour les personnels des Ehpad ?
Marie Thomas : Dans les entretiens collectifs, les personnes se sont autorisées à partager un vécu cru et violent, avec des symptomatologies traumatiques. L’expression « ballet de cercueils » est revenue à de nombreuses reprises. Dans les Ehpad, les plus touchés, il y a eu en 10 jours le nombre de morts qu’il y a habituellement en 18 mois, c’est normal de ne pas pouvoir l’intégrer et accepter. D’autant que la relation entre le personnel et les résidents-es n’est pas du tout la même qu’à l’hôpital. Elles – je dis elles parce que ce sont à 80% des femmes – parlent souvent de « leurs résident·es » et les appellent par leur prénom. Au départ, cela surprend mais il y a de grandes relations d’attachement dans ces lieux avec des personnes qui se voient tous les jours pendant des années et partagent les joies et les peines du quotidien. Elles évoquent les sacs mortuaires comme des sacs poubelles dans lesquels ont été mises les personnes ainsi que l’empêchement d’accompagner les personnes âgées jusqu’à la mort. Ça, elles savent le faire, elles ont l’habitude. Mais là, elles n’ont pas eu le droit de faire des toilettes mortuaires, d’habiller les défunts, de mettre leurs affaires personnelles dans le cercueil. Et ça, c’est quelque chose qui n’est pas intégré par les équipes et je ne sais pas si ça doit l’être d’ailleurs. C’est ce qui les traumatise le plus. Chez les personnes âgées, il y a eu beaucoup de formes digestives dans la Covid-19, avec ces personnes qui se vident, se déshydratent en raison de fortes diarrhées. La personne était dans son lit, elle est morte et il a fallu trois heures pour aller la voir. C’est intolérable. Elles se sont occupées des vivants qui restaient. Elles ont dû elles-mêmes apprendre à prioriser alors que ce n’est pas du tout ce qu’elles devraient avoir à faire.
Elles décrivent des scènes extrêmement intolérables et choquantes notamment dans les Ehpad où l’oxygène a manqué. Des corps retrouvés bleus par terre, des personnes recroquevillées dans des positions fœtales (signe de douleur), des choses difficiles à entendre même pour nous. Les réminiscences sont également auditives : le bruit des cercueils qu’on scelle, un souvenir qui est évoqué par beaucoup comme insupportable. Les refus du Samu de se déplacer ont aussi été très mal vécus par les équipes. Et malgré ce traumatisme, il a fallu continuer à travailler sur une longue période. Beaucoup de personnes parlent de changer de métier, de retraite anticipée, d’arrêt maladie.
Jean-Hervé Bradol : C’est un classique dans les catastrophes, de disposer des corps de façon peu attentionnée parce qu’il y aurait un risque épidémique. Ce qu’on obtient à chaque fois, c’est une épidémie de troubles psychiques par deuil empêché et souvent plus sévères, plus fréquentes que les contaminations par des germes qui sont censées être prévenus par ces précautions. Une technique était arrivée du Grand Est : préparer pour les aides-soignantes des seringues intra-rectales de Diazépam, un psychotrope, pour améliorer la fin de vie des patients. Les médecins en parlaient comme de quelque chose de positif, comme un moyen de s’en sortir… Pourtant, ce n’est pas aux aides-soignants·es de faire cela, même un médecin ne devrait pas le faire seul·e. Quand tu penses à ces aides-soignants·es abandonnés·es la nuit en train de faire une prescription de fin de vie qui évoque symboliquement une sorte d’ « euthanasie » – même si je mets des guillemets, tu comprends que l’après soit bien difficile.
Je me suis interrogé sur la différence entre les personnes âgées qui sont dans les Ehpad et celles qui sont chez elles. La différence, c’est la dépendance, c’est le handicap. Les personnes âgées qui sont à la maison, elles ne sont pas handicapées au point de ne plus pouvoir rester à domicile. Un des sacrifices que la société a fait au début de la pandémie de Covid-19 est un sacrifice classique en temps de crise, celui des personnes qui vivent avec un handicap.
Marie Thomas : Je rebondis là-dessus par rapport à des mots qu’utilisent les personnels dans les groupes de parole. Dans six groupes différents, dans six lieux différents, les personnes ont comparé ce qui s’est passé à l’élimination des handicapé·es par les nazis. Cette comparaison montre bien à quel point ce qu’ils ont vécu a été violent et ils-elles se sont senti·es abandonné·es du reste de la société.
Mouvements : Finalement dans la société comme à MSF, consacrer des ressources à s’occuper des personnes âgées pendant l’épidémie n’a pas été une idée première. Avez-vous des hypothèses pour l’expliquer ?
Jean-Hervé Bradol : Effectivement, notre propre organisation nous a donné l’impression d’y aller à reculons. Nous l’avons particulièrement ressenti sur les équipements de protection qu’on nous a donnés au compte-goutte alors même qu’au début, nous étions qu’une petite équipe de quatre personnes. MSF n’a pas fourni de médicaments alors que nous étions conscients que nous risquions de nous retrouver coincés avec des malades en fin de vie sans rien pour les aider à passer le cap. Il a fallu s’arranger autrement.
Michaël Neuman : Ce qui s’est produit à MSF est à l’image de ce qui se passe dans la société. Il n’y a pas de lobby suffisamment puissant pour défendre les intérêts et les droits des vieux·vieilles – dans le sens de grand âge – à MSF comme il n’y en pas dans le reste de la société. Se pose une question d’allocation de ressources également : quand on pense priorité, ce n’est ni la France et encore moins ses vieux qui viennent en premier lieu à l’esprit. Même quand MSF a décidé de s’intéresser au Covid-19 en France, nous avons commencé par aller vers nos cibles habituelles, les personnes migrantes à la rue auprès desquels nous intervenons en France depuis longtemps et en tant que structure, nous avons mis du temps à comprendre que ce n’était pas forcément là où l’épidémie était la plus meurtrière. Même sur le matériel de protection, malgré les besoins de matériel pour les Ehpad, nous avons été très parcimonieux pour garder des stocks pour une prochaine vague de Covid-19 qui s’abattrait dans nos pays habituels d’intervention – ce qui n’est pas arrivé pour certains notamment en Afrique. Nous sommes restés longtemps convaincus que la France s’en sortirait et qu’il n’y avait pas de raison qu’elle ne s’en sorte pas.
Cependant, il faut souligner un point : le sort des résidents.es des Ehpad et des personnes âgées dépendantes en général suscite plus de réactions dans d’autres sections européennes de MSF. En Belgique, en Italie et en Espagne, les présidents·es, les directeurs·trices des opérations, les équipes ont manifesté un appétit plus grand pour s’intéresser à la situation des personnes âgées dépendantes. Elles se sont mises à disposition des pouvoirs publics pour intervenir, qui les ont également sollicitées plus directement. En Italie, cela peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’une section qui n’est pas en charge d’opérations et que donc, l’intervention n’était pas en concurrence avec d’autres. Cette explication n’est pas valable pour la Belgique et l’Espagne qui ont comme la France un volet opérationnel important. Une piste serait le fait que dans ces trois pays, contrairement à la France, il n’y a pas ou très peu d’interventions sur le sol national. Le public âgé ne venait pas se substituer à un public habituel.
Jean-Hervé Bradol : Une autre piste est qu’en Belgique comme en Espagne, les dirigeants des pays ont accepté l’idée qu’ils avaient été dépassés par les événements. En France, le discours officiel a été : « l’hôpital a tenu », il n’y a jamais eu aucune reconnaissance du fait d’avoir été débordé par la situation. La doctrine de l’infaillibilité de l’État et son corollaire, le système de soins français le « meilleur du monde » (sic), a prévalu tout au long de la crise. Les pouvoirs publics n’ont jamais laissé entendre qu’ils avaient besoin d’aide et ils ont même réussi à le faire croire.
Mouvements : Nous sommes en septembre 2020, comment aborder vous la suite ?
Olivia Gavraud : Nous restons très inquiets, il y a 400 000 personnes qui travaillent en Ehpad et 730 000 personnes âgées en danger.
Jean-Hervé Bradol : Tu donnes ces chiffres et je me dis : à MSF, nous avons une politique envers les plus vulnérables, les enfants de moins de deux ans, les femmes enceintes, les groupes à risques comme par exemple les dernier·ères arrivé·es dans un camp de réfugié·es. Nous savons que dans une situation de crise nous ne pouvons répondre à tous les besoins, donc nous nous concentrons sur eux·elles. Et bien dans cette crise, le plus grand groupe à risque, il n’était pas si difficile à identifier, ils étaient regroupés dans les Ehpad, on avait même leurs adresses. Qu’on les ait oubliés l’hiver dernier, qu’on ait mis du temps à identifier le problème, on peut comprendre mais maintenant ce n’est plus acceptable, ils doivent faire l’objet de mesures de protection spécifiques. L’arrivée des premiers vaccins va relancer le débat, car les résident·es d’Ehpad seront en position d’être parmi les premiers bénéficiaires. Cela pourrait être l’occasion d’élargir le débat sur la politique institutionnelle à mettre en place de manière permanente en direction de ce groupe vulnérable, notamment en matière de coordination des soins. En tant que néophyte en gériatrie, avant même d’examiner les malades, simplement en regardant leurs dossiers, j’ai été étonné par la complexité médicale des situations, des personnes très âgées avec de nombreuses comorbidités, des défaillances d’organes, en perte d’autonomie. Des cas très lourds, dans des établissements où il n’y a pas d’infirmière de nuit dans la dotation standard. Si beaucoup d’argent est dépensé dans les soins, ce n’est pas coordonné de façon satisfaisante. Cela fait penser à des pays comme l’Arabie Saoudite où souvent il n’y a pas de projet de soins, une simple juxtaposition de spécialistes qui font tourner des machines, des « mercenaires » de la médecine qui interviennent ponctuellement, avec à l’arrivée une très faible qualité des soins.
Marie Thomas : Ce qui m’inquiète aujourd’hui c’est qu’habituellement quand on met en place un travail avec des personnes qui ont subi un trauma, on peut dire que l’événement est terminé. Ce n’est jamais aussi simple et linéaire mais quand il y a un attentat ou une catastrophe naturelle, vous pouvez dans la thérapie vous appuyer sur le fait que cela n’arrivera peut-être pas ou du moins pas tout de suite. Avec la Covid-19, nous ne pouvons pas dire au personnel que tout ça est derrière eux-elles, ce n’est pas possible et le pire est peut-être toujours devant nous.