Le séisme au Mexique : ce qui a changé entre 1985 et 2017

  

Le 19 septembre restera pour tous les Mexicains une « date maudite ». Le sort, obéissant à une étrange ironie, a choisi, à 32 ans d’intervalle, jour pour jour, de secouer à nouveau la terre, les villes et leurs constructions, mais aussi la société toute entière.

Il y a 32 ans, le matin du 19 septembre 1985, un séisme faisait des milliers de morts, disparus et sinistrés et réduisait en décombres une partie de la ville de Mexico, que l’on comparait à la ville de Beyrouth détruite par la guerre. À cette date, l’économie du pays, semi-industrialisée, portait les séquelles des premières mesures d’ajustement mises en œuvre pour payer la dette externe après la crise de 1982. En effet, après cinq décennies de croissance ininterrompue, l’économie mexicaine avait plongé, depuis 1982, dans une crise profonde et sévère. Cette crise se produisait dans une société déjà profondément inégalitaire et frappée par une pauvreté de masse. Le gouvernement avait alors progressivement abandonné le « modèle de substitution d’importations » adopté dans les années 1940, qui avait permis un taux de croissance annuel moyen proche de 6 % pour l’ensemble de la période. À partir de 1985, un programme orthodoxe de stabilisation macroéconomique était mis en place pour contrôler l’inflation et les déficits.

Les politiques d’ajustement et d’austérité n’ont pas donné les résultats escomptés car le paiement du service de la dette extérieure n’a pas diminué son montant absolu, ni le solde en proportion du PIB au cours de cette période. Il a surtout représenté un coût très élevé pour le pays. Les inégalités de revenus et la pauvreté ont encore augmenté encore, concomitamment à la chute de la production, à la hausse de l’emploi informel et à la diminution des salaires réels (entre 1982 et 1988 le salaire minimum a perdu 50 % de sa valeur en termes réels). Au début des années 1990 la moitié de la population mexicaine vivait sous le seuil de pauvreté. La concentration des revenus s’est systématiquement accrue durant cette période : entre 1984 et 1994 les 10 % des ménages les mieux dotés ont vu leur participation au revenu total passer de 37 à 45%. À l’opposé, les 10 % des ménages les plus pauvres ont vu leur participation au revenu total diminuer de 1,4 % à 1 %. Les inégalités de revenus, mesurées par le coefficient de Gini[1], ont augmenté de 0,47 à 0,53 entre 1984 et 1994.  On a appelé cette période, décrite par Brailovsky et Warman (1989) comme celle de « la politique économique du gaspillage », la « décennie perdue ». Sur un plan politique, la situation n’était guère meilleure : un gouvernement hyper centralisé, corrompu et autoritaire, conséquence entre autres de plus d’un demi-siècle de pouvoir du parti unique, le Partido de la Revolución Institucional (PRI)[2].

C’est aussi en 1985 que le Mexique a rejoint le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le Commerce). Cette date marque également le début des politiques néolibérales et de la préparation des accords commerciaux qui ont mené à la signature de l’Accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (ALENA), entré en vigueur le 1er janvier 1994. Le nouveau modèle adopté est complètement orienté vers l’étranger (notamment vers les États-Unis : plus de 80 % des exportations se font en direction de ce pays). Mais cette dernière date revêt aussi une signification particulière : en effet, il s’agit du jour où apparaît dans l’état de Chiapas, sous la direction du charismatique subcomandante Marcos, la rébellion zapatiste. « Ya basta! » (Ça suffit !) est l’expression utilisée pour interpeller le monde entier et dénoncer les incommensurables inégalités vis-à-vis des peuples indigènes du Mexique[3]. Ce mouvement social a des répercussions nationales (avec la signature des Accords de San Andrés sur les droits et la culture indigène[4]) mais aussi internationales, influençant et inspirant largement les mouvements « altermondialistes ».

Le 19 septembre 1985, prise dans cette crise économique et sociale d’une extrême gravité, la société mexicaine s’est mobilisée et autoorganisée. Dans un article intitulé « Escombros y semillas » (Décombres et semences) paru le 10 octobre 1985 dans El País, Octavio Paz, prix Nobel de littérature, traitait des conséquences sociales et politiques du séisme de 1985 :

« La réaction du peuple de la ville de Mexico, sans distinction de classes, a montré que dans les profondeurs de la société il y a –enterrés mais vivants– plusieurs germes démocratiques. Ces semences de solidarité, de fraternité et d’association ne sont pas idéologiques, je veux dire, elles ne sont pas nées de la philosophie moderne, soit de l’illustration du libéralisme ou des doctrines révolutionnaires de notre siècle. Elles sont plus anciennes, et ont vécu endormies dans le sous-sol historique du Mexique. Elles sont un étrange mélange d’impulsions libertaires, de religiosité catholique traditionnelle, de liens préhispaniques et enfin, de liens spontanés que l’homme a inventés au début de l’histoire. [..] Les racines communautaires du Mexique traditionnel sont intactes. L’action populaire a redécouvert et dépassé, en peu d’heures, l’espace occupé par les autorités gouvernementales. Il ne s’agit pas d’une rébellion, d’un soulèvement ou d’un mouvement politique : il s’agit d’une marée sociale qui a démontré, pacifiquement, la réalité véritable, la réalité historique du Mexique. Ou plus exactement : la réalité intra-historique de la nation. Les enseignements social et historique du séisme peuvent être réduits à une phrase : il faut redonner à la société ce qui est de la société. »

Avec ces phrases limpides, Octavio Paz résumait ce qu’avait signifié pour la société mexicaine le séisme de 1985. En effet, à partir de cette date, une société civile plus organisée est née au Mexique. Ce phénomène a été souligné par Carlos Monsivais, autre grand écrivain, intellectuel et observateur de la réalité mexicaine, qui écrivait à propos de la solidarité spontanée du peuple mexicain vis-à-vis des sinistrés :

« Il ne s’agit pas uniquement, même si pour l’instant tout peut être condensé dans ce mot, d’un acte de solidarité. Un secteur important de la population, de manière absolument consciente et décidée, souhaite restaurer l’harmonie et les principes vitaux. C’est un fait qui a une signification morale considérable. La société civile existe comme une grande nécessité latente chez ceux qui ne connaissent même pas le terme, et leur première demande, et la plus importante, est la redistribution des pouvoirs ».

La société mexicaine d’aujourd’hui n’est pas la même que celle d’avant le séisme de 1985. De nombreuses organisations non gouvernementales et de nouvelles forces politiques sont apparues ; la plupart des observateurs du pays s’accordent à dire que le grand mouvement politique dont la demande immédiate a été la démocratisation du pays en 1988, était en partie la conséquence des mouvements citoyens cristallisés et émergés à partir du séisme de 1985. En effet, le séisme de 1985 a libéré l’énergie citoyenne et impulsé le réajustement de forces politiques ; ce qui va signifier aussi le recul du PRI et l’émergence de la démocratie et d’une ouverture politique, certes, très imparfaites et insuffisantes aujourd’hui. Mais un exemple significatif est le fait que le Partido de la Revolución Democrática (PRD), plus à gauche dans l’échiquier politique, gouverne de façon ininterrompue la ville de Mexico depuis 1997, avec des avancées très importantes  dans le domaine social : dépénalisation de l’avortement (2007), promulgation du mariage homosexuel (2009), instauration d’une pension alimentaire pour les personnes âgées (2012), pour ne citer que quelques exemples.

Mais trente années de néolibéralisme et de marchandisation dans le pays ont laissé des traces. Trente ans de politiques néolibérales, d’ouverture et de privatisation ont en quelque sorte anéanti la société mexicaine, au sein de laquelle demeurent une persistante pauvreté de masse et des inégalités de revenus avec l’accroissement impressionnant de la concentration de la richesse ; des revenus fiscaux réduits et des dépenses publiques très insuffisantes pour maintenir le niveau indispensable d’infrastructures, de services sociaux, de protection et d’assistance sociale ; la désarticulation productive (une structure productive insérée dans les chaînes de production internationales avec des débouchés pour un seul marché, les États-Unis)[5] ; des opportunités faibles ou quasi inexistantes d’emplois bien rémunérés et stables et, en parallèle, une croissance très importante de l’emploi informel ; des dégâts écologiques sur l’ensemble du pays[6] ; une migration massive de la population vers les États-Unis[7] ; une violence grandissante (en partie liée à l’expansion du narcotrafic à tous les niveaux de la société) qui est responsable de milliers de disparus et de morts (entre 2007 et 2016, on recense plus de 200 000 morts du fait d’actes violents[8]. Le gouvernement donnait en 2015 le chiffre officiel de 30 000 personnes disparues ; des féminicides qui se comptent en milliers, de centaines de journalistes assassinés, déjà dix journalistes tués cette année…).

Dans cette situation économique, écologique et sociale chaotique, le 19 septembre dernier, la terre s’est de nouveau mise à trembler. Ce séisme a suivi un autre tremblement de terre très fortement ressenti le 7 septembre et dont les conséquences ont été très graves dans les états au sud du Mexique (Oaxaca, Chiapas, Morelos, Guerrero, Puebla). Les dégâts économiques et humains sont évidemment la preuve des fortes disparités régionales que présente le pays, les états du sud étant les plus pauvres. La ville de Mexico et d’autres villes et régions, ont vu des bâtiments réduits en miettes en quelques secondes. Dans plusieurs cas, nombre de personnes n’ont pas eu le temps de sortir. On compte des milliers de bâtiments détruits, des milliers de personnes sans abri et des centaines de morts. Le principal coupable de cette tragédie n’est pas la terre. Le véritable coupable se nomme « corruption », comme en témoigne le cas de cette directrice d’école privée qui a fait construire (sans permis légal) son appartement au-dessus du bâtiment de l’école primaire. Vingt enfants de 7 ans sont morts en quelques instants. On pourrait citer des centaines (des milliers ?) de cas de corruption qui ont permis la construction de bâtiments ne répondant pas aux normes de sécurité nécessaires dans une zone sismique. À plusieurs reprises, des bâtiments ont été construits avec des matériaux de très mauvaise qualité ou inadaptés.

Mais une nouvelle fois, l’esprit massif de mobilisation et d’autogestion a reparu. Au lieu d’assombrir la société, les nouveaux séismes l’ont réveillée, lui ont donné une force magnifique, en marge du gouvernement et des partis politiques. Ce phénomène social a déjà commencé à modifier la carte du paysage politique pour la prochaine élection présidentielle de 2018. Le public a critiqué l’excès des dépenses budgétaires destinées aux partis pour les campagnes politiques. Andrés Manuel Lopez Obrador, l’un des candidats à la présidence, a prêté une oreille attentive à cette critique[9]. Pratiquement tous les autres acteurs politiques du pays (candidats, partis, institutions) lui ont ensuite emboîté le pas. À la suite de cette campagne, il a été décidé qu’une partie des ressources publiques serait destinée aux efforts de reconstruction.

Un autre fait marquant durant les premières semaines après les tremblements de terre a été la participation de la jeunesse aux opérations de sauvetage. Jusque là, on croyait que ces jeunes étaient apathiques et peu impliqués. On les surnomme « les millennials » car ils sont connectés toute la journée aux réseaux sociaux sur internet et sont dotés d’une énergie et d’un sens de la solidarité étonnants. Le cas des étudiants de la prestigieuse université privée Tecnológico de Monterrey de la ville de Mexico est significatif. Malgré des dégâts très graves sur le campus, qui ont coûté la vie à 5 étudiants avec la chute des ponts qui connectaient deux bâtiments, les autorités de l’université ont envoyé un communiqué aux étudiants pour leur annoncer que les cours reprendraient deux jours après la tragédie. La réponse ne s’est pas faite attendre et quelques minutes après, sur les réseaux sociaux, une lettre signée par des milliers d’étudiants dénonçait « l’esprit individualiste » de la direction et affirmait que la place des étudiants et des jeunes n’était, dans l’immédiat, pas dans les salles de cours, mais dans les rues, sur les décombres, dans les abris. Leur cœur et leurs pensées étaient avec tous ces gens qui avaient perdu en quelques instants, leurs proches et leurs foyers. Nous ne pouvons pas encore mesurer l’ampleur des conséquences sociales et politiques du mouvement qui a émergé à partir du 19 septembre 2017. Mais il y a fort à parier que, tout comme en 1985, les choses ne seront plus jamais comme avant.

Nous avons signalé dans cet article succinct ce qui a changé au Mexique dans les trente dernières années. Il y a cependant une chose qui n’a pas changé : hier comme aujourd’hui, les gens se sont jetés dans les rues instinctivement, pour ramasser des blocs de pierres et de ciment, pour apporter de l’eau, des médicaments, de la nourriture, pour prêter aux inconnus leurs téléphones portables, pour transporter des personnes dans la ville. Hier comme aujourd’hui, nous avons vu apparaitre les racines communautaires du Mexique traditionnel, la participation populaire, la solidarité, le souci de l’autre. Le peuple a le sentiment bien ancré qu’il ne peut compter que sur lui-même lorsqu’il s’agit de protéger ce qui lui est le plus cher. L’idée qui prévaut au sein du peuple est qu’il faut rendre à la société ce qui lui appartient.

Par Laila Porras[10]

 

 

[1] Le coefficient de Gini est une mesure statistique qui permet de mesurer des disparités dans une population donnée. Il est utile pour synthétiser les inégalités de revenus au sein d’un pays. Il est égal à 0 dans un pays où il existe une égalité parfaite, où tous les revenus sont égaux. À l’inverse, il est égal à 1 lorsque, dans un pays donné, tous les revenus seraient nuls sauf un. Conséquemment, plus l’indice est élevé, plus l’inégalité est importante.

[2] Rappelons-nous du mouvement des étudiants en 1968, réprimé par la police et les forces armées, et qui a fait plus de 300 morts selon les chiffres officiels, mais d’autres estimations proportionnées donnent un chiffre beaucoup plus élevé.

[3] Aujourd’hui, 32 % de la population considérée comme indigène vit sous un seuil de pauvreté extrême contre 7% de la population non indigène. Ceci implique que le taux de pauvreté extrême est 5 fois plus important pour la population indigène que pour la population non indigène (Pour en savoir plus, voir CONEVAL, 2014).

[4] En 1996, l’Ejercito Zapatista de Liberacion Nacional (EZLN) a signé avec le gouvernement une série d’accords qui seront la base de la reconnaissance de « l’autonomie indigène ». Ils sont le produit d’un exercice démocratique sans précédent dans l’histoire politique du pays, car l’EZLN a fait appel à des représentants de la société toute entière pour participer aux cycles de négociations. Les sujets abordés étaient principalement : droit et culture indigènes, démocratie, justice, développement, conciliation avec l’état de Chiapas, droit des femmes, etc.). Ces accords ont finalement été en partie « trahis » par une nouvelle loi du gouvernement, qui en limitait la portée au nom des « dangers désintégrateurs » de l’autonomie.

[5] On constate aujourd’hui, avec la menace des États-Unis de sortir de l’ALENA, la vulnérabilité de cette structure.

[6] La pollution des eaux comme conséquence de l’exploitation minière est un exemple de ce désastre écologique lié à la marchandisation des ressources naturelles. Pour ne citer qu’un exemple : “Grupo México”, l’une des entreprises minières les plus importantes au niveau mondial, a reversé plus de 40 000 mètres cubes de sulfate de cuivre dans le fleuve Bacanuchi de Sonora. Plus de 20 000 personnes ont été affectées par ce désastre écologique, des milliers d’hectares de terres agricoles et des têtes de bétail ont été perdus.

[7] Il est difficile d’avoir des chiffres exacts sur la migration mexicaine, mais certaines données procurent une idée du phénomène : il y a aux États-Unis plus de 10 millions de Mexicains aujourd’hui et plus de 5 millions ne résident pas dans le pays légalement.

[8] Le cas de 43 étudiants disparus en 2014 dans l’état de Guerrero (avec de fortes suspicions sur l’implication conjointe du gouvernement local, de la police, des forces armées et d’un cartel de la drogue) a secoué l’opinion publique mexicaine et internationale.

[9] Ancien gouverneur de la ville de Mexico pour le PRD, Lopez Obrador décide de quitter le parti en 2012 et forme une nouvelle force politique, « MORENA ». Aujourd’hui il est le candidat favori pour remporter l’élection selon les enquêtes d’opinion.

[10] Economiste, chercheuse associée au CEMI-EHESS et au LADYSS-Université Paris Diderot, auteure du livre : Inégalités de revenus et pauvreté dans la transformation post-socialiste. Une analyse institutionnelle des cas tchèque, hongrois et russe, Paris, L’Harmattan, 2013.