Il est possible que Michael Huckabee, chrétien, ex gouverneur du petit État de l’Arkansas et originaire de la même localité que Bill Clinton, ne soit qu’une curiosité politique. Mais qui aurait pu imaginer qu’il mènerait le parti Républicain au bord d’une véritable révolution jacobine ? 

Son importance n’a rien à voir avec ses possibilités d’obtenir la nomination républicaine – c’est fort peu probable, même si on ne sait jamais avec une année politique aussi sui generis que celle qui s’annonce aux États-Unis. Mais il devient indispensable d’essayer de comprendre le phénomène Huckabee, parce qu’il signale un tournant historique dans la politique de l’après guerre froide : le commencement de la fin du Parti républicain « impérial ». Huckabee est la bombe humaine qui fait exploser une domination républicaine que Ronald Reagan avait transformée en monopole virtuel du pouvoir et dont George Bush avait poussé la logique aux extrêmes avec son aventure en Irak et les croisades antiterroristes auxquelles certains de ses propres partisans apposent l’étiquette de « nouvel impérialisme ».

À ceux qui ont l’habitude de dire (j’ai entendu ce refrain tant de fois en Amérique latine) qu’il n’y a aucune différence entre républicains et démocrates aux États-Unis, que ce sont tous des réactionnaires, je conseille de suivre attentivement ces élections. Et de ne pas se laisser distraire pour l’instant par les probables vainqueurs démocrates, que le candidat s’appelle Hillary, Barack ou John.

Ce qu’a réussi à faire la candidature de Huckabee, avec sa victoire dans l’Iowa pratiquement sans financement et sa popularité croissante dans les enquêtes en nationales, c’est de stopper l’ascension du multimillionnaire Mitt Romney, qui avait obtenu carte blanche de l’establishment du parti et avait censément la voie libre pour être le candidat officiel républicain. Simultanément, les analystes attribuent au phénomène Huckabee la résurrection de la fortune politique de John McCain, qui – pour le moment – est en tête des sondages nationaux parmi les électeurs républicains.

La manière la plus simple de définir Huckabee est de voir en lui le représentant des chrétiens conservateurs, des religieux fondamentalistes qui ont été la colonne vertébrale de toutes les victoires républicaines depuis Ronald Reagan, ce qui signifie que depuis 1980, le parti a pu constamment contrôler soit la présidence, soit le Congrès (à l’exception de deux brèves années entre 1992 et 1994). C’est en effet Reagan, un individu sans aucune militance religieuse, qui a engendré ce miracle politique : unir les chrétiens fondamentalistes, provenant en majorité de la classe moyenne salariée, à la cause du conservatisme radical prônant la réduction drastique du rôle social du gouvernement, la diminution des impôts des grandes entreprises et une confrontation énergique avec une Union Soviétique affaiblie, qui devait mettre fin à la Guerre froide.

Avec la cooptation des chrétiens, le Parti républicain cessa d’être simplement le parti d’une élite économique de droite et devint un parti majoritaires reposant sur des idées conservatrices tant au niveau culturel qu’au niveau économique et social.

L’histoire de cette transformation est fascinante. Y convergent la manipulation du ressentiment racial des blancs contre les programmes de « discrimination positive » (affirmative action) bénéficiant aux Noirs, les campagnes visant à discréditer la presse « liberal » et l’identification du Parti démocrate à un paladin des initiatives anti-religieuses, comme l’avortement, la promotion de l’homosexualité, l’immoralité sexuelle et le déclin de la famille. Avec les victoires républicaines, les chrétiens conservateurs (parmi lesquels il faut inclure pour la première fois les catholiques, jadis majoritairement démocrates) avaient la satisfaction de voir à Washington un gouvernement qui parlait le même langage moraliste qu’eux. Pour autant, ils n’y ont rien gagné au plan économique, et y ont même sans doute perdu, mais cette satisfaction morale prévalait jusqu’ici sur leurs intérêts économiques proprement dits. En revanche, l’aile capitaliste du parti – les grandes entreprises et les gros investisseurs – ont vu leurs revenus augmenter de façon astronomique.

C’est cette coalition conservatrice qui perd aujourd’hui son centre, sa cohérence et son intégrité. La candidature de Mike Huckabee – et son succès pour le moment – est la fenêtre qui nous permet d’avoir un aperçu de la profondeur du changement. Jusqu’à l’apparition de Huckabee, l’aile chrétienne n’avait jamais prétendu prendre elle-même les rênes du parti républicain. Le secteur chrétien fondamentaliste formait une armée d’activistes, de soldats loyaux qui ramenaient des voix et stimulaient le vote massif en faveur du parti. Mais, jusqu’à maintenant, tous les leaders républicains, que ce soit à la présidence (Reagan, Bush père et fils) ou au Congrès, représentaient les intérêts des « corporate Republicans », les grands intérêts économiques.

Huckabee est le premier candidat de l’aile religieuse qui prétende diriger le parti. Un leader qui démontre que, désormais, les électeurs religieux n’entendent plus offrir un soutien automatique aux idées de la droite économique. Le tremblement de terre que représente l’émergence de Huckabee au sein du parti peut-être résumé par la formule utilisée par ses partisans pour décrire sa campagne : « Populisme religieux plus populisme économique ». En témoignent les propos du pasteur évangéliste d’une « megachurch » de Florida, Joel Hunter, pour expliquer son soutien à Huckabee : « Vu en particulier le sentiment d’insécurité économique qui prévaut chez les gens, il est normal qu’ils apprécient un leader qui, en vertu de sa croyance religieuse, veut vraiment s’occuper de toute le monde… Il s’agit d’évangélistes qui ont la volonté de s’occuper des gens qui souffrent, des gens qui sont marginalisés ».

Ce secteur de l’électorat s’enthousiasme quand Huckabee proclame, comme il l’a fait dans un programme très populaire auprès des jeunes, que l’obligation chrétienne de protéger « la vie » – un slogan utilisé principalement pour exprimer une opposition à l’avortement – signifie aussi se préoccuper de l’éducation, de l’emploi, des programmes de santé et d’autres aspects de « la vie ». Huckabee critique ouvertement les grandes entreprises – en particulier les grandes firmes pharmaceutiques et pétrolières – et parle avec enthousiasme de « justice sociale » et de protection de l’environnement.

Pour avoir une preuve de son impact, il suffit d’écouter les leaders les plus importants du conservatisme républicain. Le Wall Street Journal, véritable Vatican de l’orthodoxie conservatrice, a traité Huckabee de « gauchiste religieux ». Rush Limbaugh, le commentateur de radio ultra-conservateur qui joue le rôle de Torquemada du républicanisme, a accusé Huckabee de « fomenter la lutte de classe » – une accusation qui, à ma connaissance n’a jamais été formulée aux États-Unis contre un homme politique qui ne soit pas pour le moins un liberal déclaré.

Les leaders religieux qui ont jadis répondu à l’appel à l’unité de Reagan se sentent aujourd’hui menacés par Huckabee, et expriment leur préoccupation que celui-ci « puisse saper l’autorité des actuels leaders politiques chrétiens conservateurs ».

Un commentateur catholique qui reconnaît avoir abandonné le Parti démocrate pour soutenir Reagan pendant les années 1980 décrit l’émergence de Huckabee comme « un changement tectonique » qui peut signifier « la fin de la vieille droite religieuse ».

Étant donné qu’il est très peu probable que Huckabee obtienne la nomination républicaine, et presque aussi improbable que les républicains triomphent lors des élections de novembre prochain, à cause du fiasco généralisé du gouvernement Bush, que signi
fie ce phénomène ? À court terme – à savoir cette semaine et la suivante, lorsque se disputeront les primaires en Caroline du Sud et en Floride |1| –, on verra si le principal bénéficiaire de cette dynamique continuera à être John McCain, le candidat républicain à la réputation de « rebelle » qui est aussi le plus à même de séduire les indépendants et même certains démocrates, malgré son soutien à la guerre en Irak.

À mon avis, l’impact le plus explosif de Huckabee est celui qu’il a eu et continue d’avoir sur la campagne des représentants du républicanisme traditionnel conservateur, le « corporate Republicanism », et du « big business », comme Mitt Romney, Fred Thompson et Rudolph Giuliani. Des candidats qui sont pratiquement aussi éloignés du « populisme religieux » que du libéralisme (au sens américain) de Hillary Clinton et Barack Obama.

Dans le cas où l’un d’entre eux obtiendrait la nomination du parti, rien ne lui garantirait de pouvoir rassembler les voix de Huckabee, qui sont pourtant celles qui avaient assuré la domination républicaine pendant les dernières trois décennies. Face au phénomène Huckabee, le Parti républicain se verra obligé à se replier sur ses bases purement économiques, abandonnées par une grande partie des chrétiens, qui adoptent aujourd’hui, à l’instar de Huckabee, une attitude beaucoup plus critique envers la domination des grands intérêts économiques.

Il s’agit peut-être là de l’opportunité de voir émerger un nouveau centre politique, une nouvelle niche où Huckabee, McCain et des figures comme l’ex démocrate et candidat à la vice-présidence Joe Liberman se sentiraient à l’aise. Ou bien d’une possibilité que les démocrates récupèrent les chrétiens de classe moyenne avec lesquels ils ont tant de choses en commun sur le plan économique.

Quoi qu’il en soit, ce qui est clair, c’est que pour de multiples raisons, le Parti républicain n’est plus le parti de Ronald Reagan ou des victoires de George H. W. et George W. Bush. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de l’establishment républicain traditionnel, qui continuera à exister pendant de longues années, même s’il perd la présidence cette année. En tout cas, il faut observer de très près ce qui est en train de se passer dans la politique américaine, avec un regard dépourvu de cynisme, parce que ce qui est en jeu concerne notre avenir à tous.


|1| NdR : McCain a effectivement gagné les primaires de Caroline du Sud le 19 janvier avec 33 % des voix. Huckabee le suit de près avec 30 % des voix.