François Azouvi, La Gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, Gallimard, 2007, 396 p. Comment expliquer le succès culturel, hors de son cercle d’émergence, d’une philosophie ? Le cas Bergson.

S’il n’affiche pas l’ambition de son admirable Descartes et la France, publié en 2002, le dernier livre de François Azouvi n’en constitue pas moins une contribution significative à ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, une histoire culturelle de la philosophie, se tenant à égale distance entre une histoire purement philosophique de la philosophie et une sociologie historique de cette discipline. Tout en s’appuyant sur des travaux antérieurs qui lui ont ouvert la voie, particulièrement ceux de Mark Antliff (Inventing Bergson. Cultural Politics and the Parisian Avant-garde, Princeton, Princeton University Press, 1993), F. Azouvi ouvre un chemin original dans l’espace engorgé des études bergsoniennes. Pour ceux qui ont une vision pure de la philosophie, la référence au succès mondain de Bergson, qui figure dès l’introduction, n’est qu’une dégradation de son œuvre et ne doit pas être prise en compte pour son évaluation. Pour l’auteur de la Gloire de Bergson, il faut au contraire mettre au centre de l’investigation la question du succès social du philosophe : « La philosophie de Bergson a, plus qu’une autre, paru aux contemporains capable de comprendre le monde qui advenait sous leurs yeux autour de 1900, ce monde que nous appelons moderne et dont la richesse foisonnante nous frappe aujourd’hui encore, à un siècle de distance » (p. 16). Il s’agit donc de ne pas disqualifier d’emblée les interprétations publiques de l’œuvre, bien qu’elles soient plutôt le fait de membres de la droite nationaliste et souvent anti-parlementaire, parfois même franchement anti-républicaine. Alors que le bergsonisme a eu un destin international (il est peut-être le premier philosophe quasi-instantanément « global »), l’auteur a choisi de se limiter à la réception française de l’œuvre, décision qui permet de mettre au jour une plus grande cohérence idéologique de la réception.

Car c’est bien d’une enquête de réception qu’il s’agit : en suivant un plan chronologique, l’auteur commence par rendre compte de manière précise et efficace de la conjoncture philosophique qui voit émerger le projet radical bergsonien, lequel se situe délibérément ailleurs que dans l’espace rationaliste et néo-kantien qui organise la philosophie universitaire de l’époque. Bergson est d’emblée un philosophe extra-institutionnel, comme le montreront plus tard ses échecs pour accéder à une chaire de la Sorbonne. La réception de sa thèse, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, n’est pourtant pas défavorable dans le milieu de la philosophie universitaire : la Revue Philosophique, dirigée par le psychologue Ribot, un esprit plutôt positiviste, lui fait plutôt bon accueil. Gustave Belot et Lucien Lévy-Bruhl, bien qu’ils n’adhèrent pas à la tonalité anti-kantienne de l’ouvrage, y décèlent un message anti-relativiste qu’ils approuvent dans ses grandes lignes. L’accueil de Bergson par les rédacteurs de la Revue de métaphysique et de morale, créée en 1893 sur une ligne rationaliste et néo-spiritualiste, est assez différent : Bergson, pour les responsables de la revue, Elie Halévy et Xavier Léon, restera toujours l’ennemi du « spiritualisme rationaliste » : ils ne cesseront de s’afficher eux-mêmes comme des « antibergsoniens résolus ». D’une manière plus générale, on peut dire que Bergson n’a jamais été pleinement reconnu par l’institution philosophique républicaine. C’est par sa réception extra-universitaire que la pensée de Bergson va incarner de plus en plus fortement ce qu’on appelle « la philosophie d’aujourd’hui ». La proximité des thèses bergsoniennes avec la littérature symboliste est sans doute l’un des points de départ de la vogue du philosophe. À travers la notion d’intuition, c’est la possibilité d’un accès direct à une réalité inaccessible par le langage courant qui se trouve affirmée : on peut trouver ici des affinités électives avec la notion d’incantation développée par Mallarmé et les symbolistes, bien que le lexique et l’univers de référence soient passablement différents. La capacité qu’a Bergson, en utilisant un langage philosophique, de saisir à l’état vif l’air du temps est une des explications majeures de son succès social.

Il y a plus : l’appropriation par les premiers disciples va inscrire l’œuvre de Bergson dans des cadres de référence nouveaux susceptibles de lui assurer une productivité intellectuelle dans des mondes différents (l’épistémologie et la philosophie des sciences, ou bien la morale et la politique). Les appropriations d’Edouard Le Roy, de Charles Péguy ou de Georges Sorel inscrivent la pensée de Bergson dans la contemporanéité la plus vive. François Azouvi analyse remarquablement le dispositif de l’écart qui permet à une philosophie de sortir de son aire naturelle pour être déplacée dans d’autres mondes intellectuels. Il vaut ainsi la peine de citer à ce point l’auteur : « C’est en 1899 que Le Roy publie dans la Revue de métaphysique et de morale la première livraison d’un article en quatre parties, « Science et philosophie ». La chose est importante à plusieurs titres. D’abord, en raison de la personne d’Edouard Le Roy qui, lui, ne vient pas de la philosophie mais des sciences. Ensuite, parce qu’il ouvre la période des disciples qui, comme Péguy ou Sorel, vont transposer les philosophèmes bergsoniens dans des domaines du savoir et de la culture éloignés du terrain où Bergson se cantonne. Sans effet de résonance de ce type, pas de véritable célébrité pour un philosophe, quelle que soit sa notoriété philosophique stricto sensu ». On pourra étendre cette analyse à d’autres intellectuels d’origine universitaire qui auront une reconnaissance en dehors de leur territoire d’origine (Sartre ou Bourdieu viennent immédiatement à l’esprit). Les lectures « intéressées » des disciples s’ajoutent aux premières proximités idéologiques et littéraires avec le symbolisme pour orienter le bergsonisme vers une philosophie pour le temps présent, opposée aux formes institutionnalisées et scolarisées de la pensée réflexive. Le Roy ancre la philosophie bergsonienne du côté du conventionnalisme en le dédouanant de son anti-rationalisme supposé et en le rapprochant de la philosophie pragmatiste. S’il ne convainc pas les philosophes rationalistes, Le Roy va dessiner les traits de la signification philosophique du bergsonisme comme pensée alternative : vitalisme, anti-cartésianisme, réhabilitation de Pascal. La « prise » que réalise Charles Péguy sur l’œuvre de Bergson est très différente : alors que Le Roy réinsère l’œuvre de Bergson dans une philosophie chrétienne remise à jour, Péguy y voit un instrument de libération humaine contre le déterminisme matérialiste. Quant à Georges Sorel, il inventera un « bergsonisme de gauche », qui prend à rebrousse-poil la célèbre distinction bergsonienne entre le moi profond et le moi social, considéré comme superficiel et abaissé de ce fait. Pour Sorel, « la vie intérieure est une chimère, l’homme est un être social ». Analysant finement les premières appropriations, passablement contradictoires, de l’œuvre de Bergson , F. Azouvi montre parfaitement à quel point l’œuvre est suffisamment ouverte et fluide pour donner prise à des lectures différentes, ontologiquement aussi bien que politiquement. Entre 1900 et 1907, Bergson publie peu, mais les commentaires de son œuvre prolifèrent et sa reconnaissance internationale s’accroît rapidement.

F. Azouvi analyse avec précision la manière dont l’Evolution créatrice, publiée en 1907 et destinée à expliciter la philosophie de Bergson, va marquer un tournant important dans la réception de l’œuvre. L’attaque menée par des scientifiques, aux premiers rangs desquels figurent le biologiste Félix Le D
antec et le mathématicien Emile Borel, va installer le livre dans un espace polémique nouveau : en retour, l’ouvrage va faire l’objet d’une défense et d’une appropriation par des collectifs non professionnels. Un tel détour n’est pas unique dans l’histoire de la philosophie : l’œuvre contestée par les pairs peut être reconnue par d’autres publics, ici un public cultivé de composition très diverse. Ce sont les milieux catholiques qui réagissent d’abord avec enthousiasme, avant d’être refroidis par l’assimilation de Bergson au modernisme, et sa mise à l’Index. L’Evolution créatrice est aussi un signe de ralliement pour les philosophes pragmatistes, dont la cote monte alors rapidement en France. Bergson devient aussi le héros des avant-gardes artistiques, alors que Bergson ne cesse de pratiquer un solide conservatisme en matière esthétique. On mesure sans peine, grâce à l’analyse fouillée de François Azouvi, l’ampleur des malentendus et des contradictions que suscite le succès populaire du bergsonisme. Majoritairement appropriée par la droite, la philosophie de Bergson donne également lieu à des lectures de gauche, qui tendent à disparaître dans l’entre-deux-guerres. La jeune garde philosophique d’inspiration marxiste, au premier rang desquels il faut compter Georges Friedmann et Georges Politzer, auteur d’un pamphlet destructeur (La fin d’une parade philosophique) voit désormais en Bergson l’idéologue par excellence de la bourgeoisie. Indépendamment de leurs affiliations philosophiques, les membres de la nouvelle génération philosophique (Aron, Sartre, Bachelard, Canguilhem) vont chercher ailleurs leur répertoire de questions philosophiques et contribuent à faire de Bergson le philosophe d’un temps révolu, lui qui avait été, au début du siècle, l’incarnation de la contemporanéité conceptuelle.

À la fin de sa vie, Bergson est couvert d’honneurs (il obtient le Prix Nobel de littérature en 1928) et est considéré comme un « classique de la philosophie ». Il a sans doute perdu du crédit lors de sa polémique contre Einstein, particulièrement dans Durée et simultanéité (1922), abandonnant sa position très moderniste pour un conservatisme qui s’attachera à la réputation du Bergson des dernières années. Les premiers succès de Sartre et l’émergence d’un style philosophique radicalement différent déclassent rapidement le bergsonisme comme la philosophie d’un âge révolu.

L’histoire de la vie de Bergson est donc une histoire plutôt triste. Qui se souvient en effet que Bergson a été un philosophe célèbre, demande François Azouvi ? Bergson a été le premier philosophe français à faire l’objet d’une célébrité internationale instantanée, à associer l’exercice du magistère philosophique avec une notoriété devenue inséparable de l’activité intellectuelle. Bergson est lui-même resté fort discret sur les effets en retour possibles de sa gloire sur sa propre activité philosophique. Il ne fait pas de doute qu’il ait goûté aux plaisirs de cette reconnaissance, mais peut-on évaluer leurs conséquences sur le développement de l’œuvre, particulièrement lors de la maturité ? Bergson a-t-il été jusqu’à un certain point prisonnier des appropriations successives dont il a été l’objet ? L’ouvrage de F. Azouvi ne nous permet pas de répondre sur ce point : la discrétion sur soi dont n’a cessé de faire montre l’auteur des Deux sources de la morale et de la religion (1932) dont la réception montre bien que Bergson est devenu un philosophe inactuel, nous interdit d’ailleurs toute conjecture à ce sujet. S’il s’apparente, sous certains aspects, à l’écrivain d’avant-garde et au créateur marginal, Bergson n’en reste pas moins un professeur de la Troisième République. La conclusion de F. Azouvi permet d’inscrire, au moins de manière prospective, le moment bergsonien dans une histoire plus longue, qui fait place au statut social du philosophe et à son insertion dans la sphère publique. Bergson a été le contemporain d’un mouvement de professionnalisation de la philosophie, que j’ai étudié dans un ouvrage déjà ancien, les Philosophes de la République. Bien des gestes de Bergson peuvent se comprendre comme une réaction aux nouvelles contraintes que fait peser sur l’exercice du métier l’exigence technique et ésotérique lié aux transformations du monde universitaire. Bergson s’affranchit des règles scolaires, mais ne sort pas du monde scolaire : c’est ce qui explique peut-être que son audace conceptuelle ait des limites. Bien que F. Azouvi n’évoque pas ce point de vue, on peut se demander si ce n’est pas cette combinaison d’une dénégation très assurée du scolaire et d’une forme de timidité sociale qui ne permet pas de caractériser la position singulière de Bergson. On entre ici dans le domaine de la sociologie historique, qui aurait nécessité de décrire l’espace des possibles dans lequel se mouvait Bergson. On le sait, ce n’est pas le choix d’analyse effectué par l’auteur de la Gloire de Bergson. Il n’est pas question de demander à ce livre ce qu’il ne peut pas offrir. Il permet en tout cas à ceux qui auraient dans leur jeunesse adhéré sans interrogation à la représentation d’un Bergson « idéologue de la bourgeoisie » créée par Politzer et reprise par les marxistes, d’accéder à une vision plus complexe de l’œuvre, qui ne supprime pas magiquement toutes ses ambiguïtés, mais aussi ses richesses potentielles. Pour tous ceux auxquels importe le renouvellement de l’historiographie philosophique, la lecture de ce livre s’impose sans réserve.