Le 7 mars 2015, à la suite de son discours, Barack Obama traverse le Edmund Pettus Bridge pour le cinquantenaire des marches qui partirent de Selma pour exiger le droit de vote des noir.e.s du Sud. Ce pont, nommé en l’honneur d’un général sudiste de la Guerre de Sécession et Grand Dragon du Ku Klux Klan dans l’Alabama, fut le théâtre des violences du « Bloody Sunday », le 7 mars 1965. Obama est entouré des marcheurs et des marcheuses de ces journées historiques. George W. Bush est également présent.

Historien des États-Unis, Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Lille, Nicolas Martin-Breteau expose la remise en cause de l’une des plus importantes victoires du mouvement pour les droits civiques: le Voting Rights Act, qui permit à nombre d’Afro-États-Unien.ne.s d’accéder au vote.

Un demi siècle après le Mouvement pour les droits civiques et un an avant l’élection présidentielle de 2016, le droit de vote est redevenu l’objet de virulentes polémiques aux États-Unis. Cette année aurait pourtant dû permettre une célébration consensuelle des avancées démocratiques à ce sujet. Deux cinquantenaires marquants viennent en effet d’être célébrés : celui des marches de Selma dans l’Alabama emmenées en mars 1965 par Martin Luther King pour exiger le droit de vote des noir.e.s du Sud ; puis celui de l’adoption du Voting Rights Act (VRA) signé en août 1965 par le président Lyndon B. Johnson pour garantir à tous le droit de vote.

En 1965, ces deux événements marquèrent l’apogée du Mouvement pour les droits civiques. L’année précédente, en 1964, le passage du Civil Rights Act avait permis de proscrire la discrimination raciale dans l’espace public, institutionnalisée par les lois dites « Jim Crow » depuis la fin du xixe siècle. En 1965, le combat s’était donc tourné vers un nouveau front : l’accès au droit de vote dont était privée l’immense majorité des Afro-États-Unien.ne.s du Sud. Par exemple, en 1964, seulement 2 % des habitant.e.s noir.e.s de Selma avaient pu se faire inscrire sur les listes électorales. Grâce à un ensemble de procédures légales et extra-légales (tests d’alphabétisation, cens électoraux, « blancheur » de l’ascendance généalogique, violence physique), les suprémacistes blanc.he.s avaient jusqu’alors réussi à exclure les noir.e.s des processus électoraux.

Les marches de Selma, brutalement réprimées devant les caméras lors du « Bloody Sunday », précipitèrent le passage du VRA. Cette loi interdisait l’utilisation de tout procédé destiné à écarter certains groupes du vote, autorisait des agents fédéraux à encadrer les inscriptions sur les listes électorales et instituait une supervision fédérale de certains États et comtés caractérisés par une longue histoire de discrimination en matière électorale (la Virginie, la Caroline du Sud, la Géorgie, l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane, le Texas, mais aussi l’Alaska, l’Arizona et certains comtés de sept autres États). Le VRA permit ainsi une expansion inouïe du nombre d’électeurs et d’électrices noir.e.s, transformant profondément la vie politique et sociale aux niveaux local et national.

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Le président Lyndon B. Johnson offre à Martin Luther King le stylo avec lequel il vient de signer le Voting Rights Act (6 août 1965)

Pourtant, le 7 mars 2015, Obama dénonça fermement les dangers pesant sur le droit de vote : « Aujourd’hui, en 2015, cinquante ans après Selma, des lois à travers ce pays cherchent à rendre plus difficile l’accès au vote. Au moment même où nous parlons, davantage de ces lois sont proposées. De son côté, le Voting Rights Act, le comble de tant de sang, de tant de sueur et de larmes, le produit de tant de sacrifices face à une violence aveugle, le Voting Rights Act se trouve affaibli, son avenir sujet à la rancœur politique ». Cinq mois plus tard, le 6 août 2015, lors du cinquantenaire du VRA, Barack Obama se voyait contraint de « réaffirmer notre engagement à protéger le droit de vote ». En effet, « au fil des années, rappelait-il, nous avons vu des provisions spécifiquement destinées à rendre plus difficile le vote de certain.e.s de nos concitoyen.ne.s ».

De fait, depuis le début des années 2000, des dizaines de lois restreignant l’accès au vote ont été adoptées à travers le pays. Depuis 2010, de telles lois ont été passées par 21 États, principalement dirigés par une majorité républicaine, au motif de lutter contre le danger (inexistant) de la fraude électorale censément démultipliée par l’immigration en provenance d’Amérique latine. Pour nombre d’observateur.trice.s, ces mesures dessinent les contours d’une stratégie concertée visant à affaiblir la vaste coalition électorale multiraciale qui permit au premier président afro-états-unien de l’emporter en 2008 et 2012.

Ces mesures sont de nature variée : réduction des plages horaires autorisant un vote anticipé, fermeture de bureaux de vote dans certains quartiers populaires, délimitation partisane des circonscriptions électorales, renforcement des conditions de preuve de son identité le jour du vote, exclusion du vote des anciens condamnés à la prison, purge sélective des listes électorales, interdiction de l’inscription sur les listes le jour du vote, encadrement dissuasif des campagnes d’inscription sur les listes électorales. De façon disproportionnée, ces différentes mesures écartent de l’exercice électoral les minorités raciales, les pauvres et les jeunes, des groupes davantage susceptibles de voter démocrate. Elles ne peuvent manquer d’être rapprochées des anciennes tactiques en place jusqu’au vote du VRA.

L’exclusion du vote des condamné.e.s à la prison en est un exemple-type. D’après le Brennan Center for Justice, un organisme non-partisan à but non lucratif basé à la New York University School of Law, environ 6 millions de personnes sont aujourd’hui privées du droit de vote de façon permanente à cause d’une condamnation criminelle (cinq fois plus qu’il y a 40 ans). Les trois-quarts de ces personnes sont déjà sorties de prison et retournées à la vie civile. Onze États notamment situés dans le Sud du pays appliquent de telles mesures affectant principalement les populations noire et hispanique. Ce sont ainsi plus de 2,2 millions d’Afro-États-Unien.ne.s (13 % de la population afro-états-unienne du pays) qui sont par ce biais exclu.e.s du droit de vote. Une personne noire en âge de voter sur huit fut ainsi privée de vote pour les élections de mi-mandat en 2014. Ce chiffre atteint près du quart de la population noire de Floride – un État électoralement indécis ayant fait basculer l’élection présidentielle de 2000 en faveur du candidat républicain George W. Bush.

De telles mesures se sont multipliées depuis la décision très controversée de la Cour Suprême en 2013 dans Shelby County, Alabama, v. Holder. Cette décision abolissait un élément central du VRA imposant à certains États et comtés un strict contrôle fédéral avant d’effectuer tout changement dans leur législation électorale. Arguant de l’évolution positive du pays sur les questions raciales depuis 1965, la majorité conservatrice des juges de la Cour considéra cette disposition désormais inutile, et permit de fait l’adoption de dizaines de lois restreignant l’accès au vote. Ainsi, pour quatorze États, l’élection présidentielle de 2016 sera la première à être organisée sans l’ensemble des protections légales précédemment offertes par le VRA. Cette situation est inédite depuis le Mouvement pour les droits civiques.

Conscients de l’enjeu pour remporter les États décisifs de l’élection présidentielle et mobiliser la base du parti, les Démocrates ont lancé la bataille pour l’accès au vote. Le 4 juin dernier, à l’université noire de Texas Southern à Houston, Hillary Clinton livra sur la question le discours le plus véhément de sa campagne. Critiquant vigoureusement ses adversaires républicains, elle appela à une profonde réforme de l’accès au vote dont la proposition phare est l’enregistrement automatique de tou.te.s les citoyen.ne.s états-unien.ne.s sur les listes électorales à leur majorité.

Ces derniers mois, le débat sur le droit de vote est ainsi devenu national. La mobilisation s’étend par l’intermédiaire de manifestations de rue et de slogans politiques repris en boucle sur les réseaux sociaux comme #RestoreTheVRA. Désormais, cette mobilisation constitue l’un des aspects du vaste mouvement politique « Black Lives Matter » initié à la suite de l’outrage causé par les violences policières récurrentes à l’encontre de la communauté noire à Ferguson, Baltimore et ailleurs. Les protestations actuelles sur les campus universitaires du pays cristallisent cet ensemble cohérent de revendications s’opposant au racisme « structurel » ou « systémique » de la société états-unienne, depuis la ségrégation scolaire et résidentielle jusqu’à l’incarcération de masse des minorités.

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Capture d’écran du site VRAforToday.org cherchant à restaurer l’ensemble des provisions du Voting Rights Act de 1965.

 

En dernière analyse, l’évolution démographique du pays explique largement les controverses autour du droit de vote. D’après le Pew Research Center, en 1960, 85 % de la population des États-Unis était blanche tandis qu’en 2060 elle ne le sera plus qu’à 43 %. Sur ce siècle, les populations noires, hispaniques et asiatiques seront respectivement passées de 10 à 13 %, de 4 à 31 % et de 1 à 8 %. S’appuyant depuis le Mouvement pour les droits civiques sur un électorat principalement blanc, le parti Républicain se trouve aujourd’hui en difficulté. Lors de l’élection présidentielle de 2012 par exemple, 88 % des électeurs et des électrices du candidat républicain Mitt Romney étaient blanc.he.s, tandis qu’ils ne représentaient que 56 % de l’électorat du candidat démocrate Barack Obama. Si celui-ci put l’emporter, c’est qu’il rassembla sur sa candidature 93 % du vote noir et plus de 70 % des votes hispanique et asiatique.

La question de l’accès au vote demeure ainsi, parmi bien d’autres domaines de la vie sociale états-unienne, un puissant révélateur des fractures raciales qui traversent toujours le pays, et un enjeu majeur de l’élection présidentielle de 2016.