Cet article, destiné à un lectorat militant, propose une courte synthèse des travaux sur le « burn-out militant », que nous pouvons traduire par « épuisement militant ». Il cherche à répondre à deux questions principales. Qu’est-ce que le burn-out militant ? Comment faire en sorte que les individus qui s’engagent ne soient pas consumés par leur engagement et puissent continuer à (tenter de) changer le monde sans s’esquinter la santé ? Après un travail de définition, soulignant les spécificités du travail militant, cette contribution esquisse quelques propositions pour tenter d’éviter ce phénomène dont les causes sont en grande partie organisationnelles.
En juin 2019, l’activiste Anaïs Bourdet décide d’arrêter la page Tumblr « Paye ta Shnek » (PTS), qu’elle anime depuis sept ans, où elle recueille les témoignages de femmes victimes de harcèlement dans la rue. Dans un entretien donné au journal Libération, elle explique que, suite à de nouvelles agressions sexistes dont elle a été témoin et victime, elle n’a plus la force de continuer. Son seuil de tolérance, face à son impossibilité de changer le réel, a été atteint : « Je n’ai pas cru que j’allais régler le problème du harcèlement avec PTS, mais le fait de ne pas observer d’amélioration, c’est le genre de chose qui t’amène au burn-out. »1 Burn-out. Le mot est lâché.
Un mois plus tard, un collectif de féministes contre le cyberharcèlement témoigne du même épuisement. Les cinq bénévoles expliquent ne plus être en mesure d’accompagner les victimes qui les sollicitent et critiquent la passivité de l’État face à ce sujet. Un communiqué est diffusé sur Twitter, accompagné du hashtag #payetonburnoutmilitant. Plusieurs militant·es, relayées par les médias, vont alors s’emparer du sujet, notamment dans la sphère féministe2. Des activistes comme Rokhaya Diallo, Alice Coffin, ou encore Caroline de Haas partagent leurs expériences pour éviter le « burn-out militant ». Certains collectifs documentent le sujet, construisent une expertise et développent des méthodes pour en sortir ou l’éviter. Des démarches similaires à des initiatives internationales similaires préexistantes3. Sans être exhaustif, nous pouvons citer le groupe « Activist Trauma Support » actif au Royaume-Uni entre 2004 et 2014, le « projet Ulex » créé en 2008 en Catalogne, le réseau transnational « Soutien et Rétablissement », ou encore l’ONG Amnesty International qui, sans pour autant être exemplaire4, publie en 2020 le deuxième volume de « Sauver le monde sans s’effondrer : manuel du bien-être pour les jeunes militant·es ». Ces groupes et organisations ne se limitent pas à la question de l’épuisement militant, mais s’emparent également d’autres sujets relatifs à la santé mentale, comme le syndrome de stress post-traumatique, les crises de panique, etc. qui peuvent aussi résulter de l’activité militante (confrontation violente avec la police, accompagnement de publics vulnérables ou de victimes, etc.).
Si le burn-out est aujourd’hui devenu un sujet dans la sphère militante, ce phénomène n’est pas pour autant une nouveauté. Comme le rappelle l’historien Paul Boulland, co-directeur du Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, le militantisme politique, syndical ou associatif, a en tout temps alterné entre des moments de joie militante et de tristesse, des conquêtes et des défaites, des urgences et des inerties, etc. L’historien écrit ainsi que « le Front populaire ou Mai-Juin 1968, plutôt associés à des images de liesse, comportent aussi leur lot de corps fatigués par les manifestations, les débats ou les barricades. L’épuisement participe donc de l’expérience sensible de la grève, parfois de manière dramatique. »5 L’engagement militant, ses espoirs et ses déceptions, entraîne parfois des dépressions. C’est par exemple ce que décrit Virginie Linhart dans ses livres sur les militant·es maoïstes des années 1970, dont l’engagement et les aspirations ont été totales, tout comme leurs désillusions ; plusieurs militant·es y ont laissé leur santé mentale. Pour certain·es, cela a pu aller jusqu’au suicide, ce dont témoigne le film de Romain Goupil, Mourir à trente ans (1982), qui s’interroge sur le suicide de son ami Michel Récanati, passé par divers mouvements d’extrême gauche.
Cet article, destiné à un lectorat militant, vise à faire une courte synthèse des travaux sur le « burn-out militant », que nous pouvons traduire par « épuisement militant ». Il cherche à répondre à deux questions principales. Qu’est-ce que le burn-out militant ? Comment faire en sorte que les individus qui s’engagent ne soient pas consumés par le feu militant et puissent continuer à (tenter) de changer le monde sans s’esquinter la santé ?
Pour commencer, il est nécessaire de préciser de qui nous parlons lorsque nous utilisons le mot « militant·e ». Derrière cette étiquette, nous désignons des personnes qui ne se reconnaissent pas forcément comme tel·le, mais dont l’idéal-type répond à plusieurs aspects. Ce sont des personnes qui s’engagent bénévolement pour une cause politique, un projet d’utilité sociale ou d’intérêt général, tourné vers autrui. Qui s’engagent dans un collectif (association, syndicat, parti politique). Qui donnent de leur temps, c’est-à-dire que cette activité ne procure pas de rémunération. Et enfin, qui réalisent cette activité librement, sans obligation.
Les militant·es professionnel·les, qui tirent leurs revenus de l’activité militante, car iels sont salarié·es d’une association, d’un syndicat ou d’un parti politique, n’entrent pas complètement dans cette définition. Iels sont néanmoins concerné·es car iels aussi « s’engagent » pour la cause comme le prouve leur tendance à faire plus que les heures dues sur le contrat de travail, à faire du « travail bénévole ».
La notion de « burn-out » a quant à elle été initialement conceptualisée par Herbert Freudenberger6 comme un état chronique d’épuisement professionnel, associant trois dimensions, que les psychologues américaines Christina Maslach et Mary Gomes transposent sans difficulté à l’univers militant7. Le premier symptôme permettant de reconnaître un burn-out est « un épuisement physique et émotionnel ». La personne se sent vidée, usée, sans moyen pour se ressourcer. Elle manque d’énergie pour affronter une autre journée ou un autre défi. Elle se sent submergée, impuissante, jusqu’à devenir léthargique. Le deuxième symptôme est une déshumanisation des relations interpersonnelles. Suite à une surcharge de travail, la personne se détache, perd son idéalisme, sa passion et l’enthousiasme qui a initialement alimenté son engagement. La personne fait preuve de « cynisme » vis-à-vis de sa propre action, mais aussi de l’activité d’autrui. Elle peut ainsi en vouloir à ses collègues ou à ses camarades d’être des obstacles davantage que des soutiens. Cela peut aussi se transformer en colère et en amertume vis-à-vis des personnes qui bénéficient de l’action militante. Enfin, le troisième symptôme est une baisse, parfois totale, du sentiment d’accomplissement professionnel ; c’est la « perte de sens ». Les personnes ont le sentiment d’être inefficaces, de n’avoir rien accompli. Un sentiment qui peut être alimenté par le fait que le travail militant implique de s’investir à long terme, sur des objectifs parfois difficilement atteignables. Un découragement qui peut être alimenté par le manque de ressources suffisantes pour bien faire son travail et un manque d’aide et de soutien nécessaires.
Les causes du burn-out sont organisationnelles. Dire cela, ce n’est pas nier que la situation familiale, amicale, économique ou encore professionnelle de la personne puisse compter. Ni que le contexte général est neutre : le fait d’être victime de violences policières ou d’intimidations d’un groupe opposé peut évidemment miner le moral des militant·es. Mais c’est regarder en quoi l’organisation du travail militant alimente l’épuisement. Au total, six facteurs de risque, pouvant amener les militant·es au burn-out, sont identifiés par les chercheur·euses travaillant sur le sujet. Une grille de lecture que Christina Maslach et Mary Gomes appliquent au militantisme.
Surcharge de travail et pression temporelle
Le premier est la surcharge de travail, le décalage entre les exigences du travail et la capacité des militant·es à répondre à ces exigences. Il y a trop à faire, et pas assez de temps ou de ressources pour les réaliser. Ce déséquilibre amène à prendre du temps sur la vie familiale ou les temps de repos. Et comme les militant·es se sentent responsables de la cause, dépositaires de nombreux témoignages ou connaissances, il n’est pas possible de s’arrêter. Face au risque d’épuisement, Christina Maslach et Mary Gomes recommandent de prendre soin de sa santé et de son corps, en se reposant suffisamment et en cherchant un moyen de se détendre pendant les périodes difficiles. Elles proposent notamment d’alterner entre les tâches, de passer à des activités moins exigeantes (comme faire la paperasse, balayer le sol). Ou encore de se libérer des temps, protégés des exigences militantes, pour pouvoir se reposer et ensuite pouvoir plus clairement se concentrer sur un objectif réalisable. L’idéal est aussi, évidemment, de baisser la charge de travail, en la collectivisant par exemple.
Faible contrôle de son travail
Le deuxième point est l’inadéquation entre la responsabilité du·de la militant·e et sa capacité à prendre des décisions. Il y a un problème lorsque le travail réalisé dépend des autres (hiérarchies, collègues) et que cela entraîne de l’inefficacité, que cela réduit la capacité à contrôler son propre travail. Pour les chercheuses, la solution consiste à accroître l’autonomie des personnes, à construire la confiance permettant celle-ci.
Récompenses insuffisantes
Le troisième facteur amenant au burn-out est l’inadéquation entre le travail effectué et la satisfaction obtenue. Alors que l’estime de soi dépend fortement de la reconnaissance de ce qui est accompli, dans les luttes menées par les militant·es, les victoires sont rares. Les chercheuses conseillent de créer des occasions de se réjouir, de donner de la reconnaissance aux réalisations des militant·es. Pour cela, il est possible de se convertir à un certain pragmatisme : sans abandonner l’objectif final qui ne peut se produire que dans un avenir lointain, chercher des conquêtes plus atteignables, plus réalistes à court terme. C’est aussi ce que préconise le militant états-unien Saul Alinsky, l’un des « pères » du community organizing8, pour qui, dans la lutte, il est nécessaire de se focaliser sur des victoires atteignables, des « petites victoires » (ex : dans une lutte pour le droit au logement pour tous, se satisfaire du relogement d’une personne) et de les fêter.
Perte du sentiment d’appartenance et soutien social
Le quatrième élément pointé est lorsque le groupe ne tient plus son rôle de soutien, que les collaborations avec les personnes sont insatisfaisantes ou que les relations sont hostiles. Une situation qui naît souvent de la non-résolution de conflits. Le fait est que, dans les organisations qui rassemblent des personnes de convictions, les relations peuvent être tendues en raison de désaccords sur le fond ou sur la stratégie9. Les conflits d’égos, ou les conflits tout court, ne sont pas toujours pris en charge, et la manière dont se traitent les militant·es entre iels peut être source d’épuisement. Elle est aussi source de départ, comme le montrent les sociologues Olivier Fillieule et Sébastien Brocca avec le cas de l’association AIDES, où un tiers des départs de l’organisation résulte de désaccords sur l’organisation de l’association (rapports entre volontaires et salarié·es, questions politiques, etc.)10. Pour reconstituer les liens de confiance, Christina Maslach et Mary Gomes soulignent qu’il est important que les militant·es se préoccupent des relations entre individus au sein de leurs organisations, et ce d’autant plus que la convivialité qui se crée dans le cadre militant est l’un des ciments de l’engagement.
Manque d’équité
Le cinquième facteur est le décalage entre les valeurs et la pratique réelle de l’organisation. Les militant·es, souvent porteur·euses d’idéaux (pour la société et pour le fonctionnement de leur organisation) sont particulièrement susceptibles de se retrouver face à cet écart. Or, les personnes exposées à un décalage entre la version romancée (qu’elle soit annoncée, projetée ou attendue) de l’organisation et la réalité des pratiques (ex : travail militant isolé, conditions épuisantes, relations conflictuelles, sexisme) sont particulièrement susceptibles de devenir cyniques, colériques et hostiles. Christina Maslach et Mary Gomes conseillent de chercher à assurer l’équité en élaborant des politiques et des procédures claires et transparentes, et notamment des mesures pour éviter les comportements destructeurs.
Conflit de valeur
Enfin, le sixième et dernier facteur de burn-out est le décalage entre ce que les militant·es souhaitent faire et ce qu’iels font réellement sur le terrain. Christina Maslach et Mary Gomes prennent l’exemple d’une militante qui approuve une avancée législative, qu’elle juge insuffisante, mais qu’elle est obligée de soutenir par stratégie. Elle se retrouve face à un conflit de valeur qui risque d’éroder son engagement.
Spécificités du monde militant
La grille d’analyse du burn-out, née de l’étude des organisations employeuses, montre sa pertinence pour le monde du travail militant (même si le travail peut y être bénévole ou salarié). Cependant, plusieurs travaux de sciences sociales sont venus l’enrichir.
Culture du·de la martyr·e ou du don de soi
Dans leur enquête sur des activistes états-unien·nes de la justice sociale et des droits de l’homme, Cher Weixia Chen et Paul Gorski11 soulignent que les mouvements et organisations alimentent et participent à produire une « culture du martyr » qui accélère l’épuisement des militant·es. Une double dynamique d’engagement de soi dans le travail militant et d’abandon de soi. Selon ces chercheurs, la culture militante qu’ils observent est fondée sur une « éthique de la souffrance » et du « sacrifice de soi ». Les activistes ne prennent pas soin de leur propre bien-être, car cela serait contredire le pacte implicite de « désintéressement »12.
Une analyse que nous partageons et qui ne se limite pas aux seul·es militant·es bénévoles. Dans l’enquête que nous avons réalisée auprès de salarié·es de petites et moyennes associations employeuses, nous avons constaté un phénomène sacrificiel similaire. Pour certain·es salarié·es, une part de travail bénévole va de soi. Ils et elles font « don » de leur temps car l’association poursuit un projet auquel iels adhèrent : « c’est pour la bonne cause »13. Et c’est d’autant plus difficile pour iels de réclamer de meilleures conditions de travail. Prendre du temps pour discuter de ce sujet, tout comme demander une augmentation de salaire par exemple, ce serait prendre autant de temps et d’argent à la cause14.
Faire face à l’apathie du public
Les travaux de Cher Weixia Chen et Paul Gorski montrent également que, pour les militant·es qui s’engagent pour changer le monde, l’apathie du reste de la population, la lenteur des progrès d’une cause qui leur tient à cœur sont également sources de stress et d’épuisement. Cela se traduit par une perte de l’idéalisme qui les poussait autrefois à s’engager. Et plus que du cynisme, cela peut entraîner chez les militant·es du désespoir et de l’incrédulité. Les militant·es n’engagent pas seulement leur temps, mais aussi leurs émotions. Iels constatent que certain·es se sentent investi·es d’une mission : et ce d’autant plus qu’iels développent une compréhension du problème et des enjeux à propos desquels iels militent. Ceux et celles qui sont au contact de personnes victimes de violences par exemple, qui entendent de nombreux témoignages, peuvent s’en sentir dépositaires. Un fardeau d’autant plus lourd à porter que rien ne change.
Impossible prise en charge du bien-être
Malgré l’intensité de certains engagements, des conséquences émotionnelles et parfois physiques du militantisme, rares sont les organisations qui s’emparent de ce sujet et font du bien-être des militant·es une préoccupation. Cher Weixia Chen et Paul Gorski remarquent même que de nombreuses organisations rejettent l’importance de discuter ou de réfléchir à cette question de l’épuisement des militant·es. Ces chercheurs constatent que les retours d’expériences et conseils entre militant·es sont rares dans leurs organisations. En conséquence de quoi, c’est souvent en dehors de la sphère militante que les personnes vont chercher un moyen de se reconstruire. C’est ce que fait par exemple ce militant socialiste victime d’un burn-out, rencontré par le sociologue Rémi Lefebvre, qui se « reconstruit loin du politique »15. Ce n’est pas toujours chose aisée, le militantisme le plus intense tendant à faire fusionner les différentes sphères de vie (professionnelle et privée – amicale, amoureuse et parfois même familiale), limitant ainsi les lieux et personnes avec qui se ressourcer. Il reste cependant encore la possibilité d’engager le travail thérapeutique avec des professionnel·les de la santé mentale.
Conclusion et pistes pour éviter le burn-out militant
Tous les militant·es qui font face à des situations d’insatisfaction, de stress, de surcharge n’y laissent pas leur santé. Le burn-out n’est pas automatique. Les tenants de la psychodynamique du travail, à l’image de Christophe Dejours, critiquent d’ailleurs l’approche en termes de « facteurs de risque » qui laisse présupposer que nous pourrions les mesurer et prévoir le moment de décompensation (du fait de l’accumulation). Selon ces derniers, le travail est toujours risqué et, face à cela, chacun·e trouve des accommodements (individuels et collectif), crée ses défenses pour affronter les souffrances qui surgissent dans le quotidien du travail. Et tant que ces défenses tiennent, pas de burn-out.
Tenir ne rime cependant pas avec épanouissement. Cela peut alimenter un certain « malheur militant »16. Face à cela, comme le montre le sociologue Doug McAdam, certain·es se « désengagent »17, vont dans d’autres organisations ou arrêtent tout simplement. D’autres fois, c’est l’organisation entière qui se démobilise. Une situation qui émeut Frédéric Amiel, militant associatif et membre du syndicat Asso, qui écrit en réaction à la première version de ce texte :
« Ce qui est frappant, c’est que tout le monde s’accommode de ces démissions de masse, de ce turnover. Le monde militant accepte sans se remettre en cause que les gens se crament pendant 3 à 5 ans avant de disparaître. En fait, les organisations militantes “consomment” des militant·es et sont organisées pour fonctionner ainsi (recours au CDD, fonctionnement par projet, raccourcissement des périodes de planification, dé-spécialisation des fonctions, etc.). On considère juste que ceux et celles qui ont disparu “n’ont pas tenu”. »
Alors comment faire mieux ? Comment éviter que les organisations où les militant·es s’engagent pour autrui ne le fassent aux dépens de leur propre santé ? Comment attiser le feu révolutionnaire sans qu’il ne se transforme en braise ? Comme nous l’avons vu, les réponses se trouvent en partie dans les travaux sur le burn-out, qui concernent essentiellement le monde du travail salarié, dont les résultats et les conseils sont en partie transposables dans le monde militant. Les lectrices et lecteurs intéressé·es trouveront notamment de nombreux éléments sur le site internet de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) ou encore de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT).
Le monde militant produit lui aussi des réflexions et recommandations. Outre les organisations et les ressources citées en introduction, le livre Mutual Aid, publié en 2020 par l’avocat et activiste trans états-unien Dean Spade, présente six principes organisationnels (qui sont autant de préconisations) à suivre. Le premier est qu’il faut faire des problèmes internes une priorité. Il ne faut pas les renvoyer à « plus tard », car ils ont des conséquences sur la santé des militant·es, mais aussi sur l’efficacité du groupe. Pour traiter ces problèmes, iel encourage les structures à ne pas hésiter à mettre en parenthèse leurs activités. Le deuxième est de s’assurer que les nouvelles personnes qui rejoignent le groupe soient bien accueillies, reçoivent un historique complet et soient formées pour pouvoir participer pleinement à la prise de décision. Le troisième est d’établir des mécanismes pour évaluer la charge de travail et la réduire. Le quatrième de construire la convivialité, que les personnes tissent des relations et ne soient pas là que pour le travail militant. Le cinquième principe est de s’assurer que l’animation des réunions tourne, y compris l’élaboration de l’ordre du jour. L’idée étant d’améliorer la transparence de l’organisation, mais aussi de maximiser la participation de tou·tes les membres et d’éviter qu’une personne monopolise la discussion et/ou le pouvoir. Enfin, sa dernière préconisation, est d’échanger sur la « culture du surmenage » des organisations militantes, des dynamiques et des comportements qui l’alimentent.
Il est clair que, puisque les burn-out sont le résultat de l’organisation du travail militant, il est nécessaire que les structures militantes se préoccupent du bien-être de leurs membres, consacrent du temps à ce sujet, suscitent des discussions et des retours d’expériences. Que le collectif coopère18, trouve des solutions collectives ajustées aux spécificités du groupe et développe ses défenses. Ce ne sera pas simple, notamment de trouver du temps à consacrer à ce problème pour les militant·es qui s’engagent sur des sujets pressants (crise écologique, sociale, etc.). Mais prendre du temps maintenant « à la cause », c’est aussi en gagner : c’est se donner les moyens de construire des organisations efficaces sur le long terme et de préserver ses forces vives.
1 Emma Donada, « Anaïs Bourdet, burnes out », Libération, 4 juillet 2019.
2 Voir le site internet (www.payetonburnoutmilitant.fr) où une militant.e a rassemblé des ressources sur le sujet.
3 Une liste non exhaustive est disponible sur le site internet www.activist-trauma.net/fr/links.html.
4 Joan Tilouine, « Mort de Gaëtan Mootoo : le rapport d’enquête pointe “des défaillances” au sein d’Amnesty », Le Monde, 4 décembre 2018.
5 Paul Boulland, « Le burn-out des militant·es », Politis, 5 février 2020.
6 H. J. Freudenberger. « Staff burn‐out », Journal of social issues, 30, 1974, p. 159-165.
7 C. Maslach, M. Gomes, « Overcoming burnout », in R. MacNair (ed.), Working for peace. A handbook of practical psychology and other tools, Oakland, Impact Publishers, 2006, p. 43-49.
8 Voir « Ma cité s’organise. Community organizing et mobilisations dans les quartiers populaires », Mouvements, 85, 2016.
9 M. Gomes. « The Rewards and Stresses of Social Change: A Qualitative Study of Peace Activists », Journal of Humanistic Psychology, 32, 1992, p. 138-146.
10 O. Fillieule, C. Brocca, « La défection dans deux associations de lutte contre le sida : Act Up et AIDES », in O. Fillieule (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 198-199
11 C. W. Chen, P. C. Gorski, « Burnout in Social Justice and Human Rights Activists: Symptoms, Causes and Implications », Journal of Human Rights, 7/3, 2015.
12 K. Rodgers, « “Anger is why we’re all here”: Mobilizing and managing emotions in a professional activist organization », Social Movement Studies, 9, 2010, p. 273-291.
13 S. Cottin–Marx, C’est pour la bonne cause. Les désillusions du travail associatif, Paris, L’Atelier, 2021.
14 S. Cottin–Marx, « Les relations de travail dans les entreprises associatives. Salariés et employeurs bénévoles face à l’ambivalence de leurs rôles », La revue de l’IRES, 101-102, 2020.
15 R. Lefebvre, « Le malheur des militants de la gauche du PS », in O. Fillieule, C. Leclercq, R. Lefebvre (dir.), Le malheur militant, Louvain-la-Neuve, Deboeck, 2022, p. 233.
16 O. Fillieule, C. Leclercq, R. Lefebvre, Le malheur militant, op. cit.
17 D. McAdam, « Pour dépasser l’analyse structurale de l’engagement militant », in O. Fillieule (dir.), Le désengagement militant, op. cit., p. 67.
18 S. Cottin–Marx, S. Le Lay, « Il faut une théorie de la coopération, du travail vivant individuel et collectif. Entretien avec Christophe Dejours », Mouvements, 106, 2021, p. 27-40.