L’idée selon laquelle les étrangers qui sollicitaient l’asile jusqu’au milieu des années soixante-dix étaient de « vrais » réfugiés, à la différence des demandeurs d’asile d’après la fermeture des frontières à l’immigration de travail en 1974, est aujourd’hui largement répandue. Contre cette idée d’un « détournement » de la procédure d’asile par les demandeurs, d’autres défendent, au contraire, celle d’un détournement de la convention de Genève par les institutions. Dans un cas comme dans l’autre, c’est faire l’impasse sur la nature éminemment construite de la qualité de réfugié et éminemment politique de la convention.
Cet article initialement publié dans le numéro Plein Droit n°90 « Réfugiés clandestins », en octobre 2011, a été reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteure et de la revue Plein Droit.
Qui de la demande d’asile ou de la réponse institutionnelle aux demandeurs d’asile, plus restrictive que par le passé, serait devenue « mauvaise » ? Des voix s’élèvent pour attirer l’attention sur la mauvaise application de la convention de Genève par les institutions ou son détournement par les demandeurs, mais aussi sur sa désuétude. Adaptée aux réalités du monde de la Guerre froide, elle ne le serait plus aux nouvelles situations dans lesquelles se trouvent la plupart des demandeurs d’asile qui fuient davantage des conflits ethniques et généralisés, qu’une menace personnelle de persécution. Dans cette dernière perspective, il s’agirait non plus de dissuader les « faux réfugiés » de demander l’asile par une procédure plus sévère, ni de transformer les pratiques des institutions chargées de dire qui est réfugié, mais de revenir sur le texte même de la convention pour l’adapter au monde d’aujourd’hui, ou encore pour l’abroger.
Ces différents positionnements, apparemment opposés, ont comme point commun de considérer la période des années cinquante à soixante-dix comme celle d’un temps où auraient coexisté « vrais » réfugiés et réponse institutionnelle « juste ». Cette vision d’une demande et d’une réponse alors « bonnes » fait l’impasse sur la nature éminemment construite de la qualité de réfugié et éminemment politique de la convention. Or il n’y a pas de réfugié « naturel », auquel correspondraient ou non les candidats à l’asile, de la même manière que la convention ne peut être considérée comme un texte neutre qui serait applicable de façon objective si tant est que les institutions chargées de le faire soient indépendantes.
La catégorie de réfugié telle qu’instituée par la convention de Genève met la persécution au coeur de la définition. Ce critère qui semble aujourd’hui aller de soi, reflète, comme le montre Jacqueline Bhabha, la victoire des conceptions occidentales sur celles des états socialistes au moment de l’élaboration de la convention de Genève1.
En effet, pour les puissances occidentales le problème à résoudre et qui sous-tend l’élaboration d’un régime des réfugiés était celui de la violence politique. La définition du réfugié comme persécuté permet ainsi de défendre la liberté politique des citoyens contre les gouvernements tyranniques et injustes. Elle reflète en cela une conception idéologique héritée des Lumières qui promeut l’ordre libéral et démocratique et néglige les injustices socio-économiques.
Pour les États socialistes, le problème à résoudre était justement celui des inégalités socio-économiques. La définition du réfugié qu’ils défendent doit permettre de protéger les droits économiques et sociaux des citoyens, tel que l’accès à l’emploi, au logement, aux soins et à l’alimentation dans la droite ligne de l’héritage idéologique communiste plus sensible aux droits collectifs qu’aux libertés individuelles.
La définition du réfugié comme persécuté retenue dans la convention de Genève constitue ainsi une norme juridique qui garantie aux dissidents soviétiques d’obtenir une protection internationale tout en excluant la vulnérabilité occidentale dans le domaine des droits économiques et sociaux 2. Si la conception des États socialistes l’avait emporté la catégorie légitime du « réfugié de la faim » se serait imposée devant celle illégitime du « migrant politique ».
Persécution personnelle versus persécution collective
La catégorie de réfugié et la convention de Genève sont aussi suffisamment floues pour être interprétées différemment en fonction des intérêts politiques et économiques du moment. Ainsi, la convention de Genève parle-t-elle de « crainte raisonnable de persécution » mais ne précise pas que cette dernière doit être personnelle. C’est de l’interprétation de la convention par la plupart des démocraties occidentales que cette exigence découle.
Un bref retour sur l’application de la convention de Genève par l’Ofpra durant la période des années cinquante à soixante-dix, montre que cette exigence d’une persécution personnalisée à laquelle doivent se plier presque tous les demandeurs d’asile aujourd’hui, était loin de s’appliquer aussi systématiquement à ceux d’hier.
Le réfugié dit « de l’Est » constitue la figure par excellence du vrai réfugié politique à l’aune duquel on compare bien souvent les demandeurs d’asile d’aujourd’hui pour les disqualifier. Or les rapports d’activité de l’Ofpra sont, jusqu’au début des années soixante-dix, remplis de termes tels que « tolérance », « bienveillance », « interprétation large » au sujet de l’attitude à adopter face aux ressortissants « des démocraties populaires des pays de l’Est ».
Si l’Ofpra estime que les difficultés d’adaptation au régime communiste constituent une raison légitime de fuir pour les générations ayant connu d’autres régimes, il s’interroge quant à la pertinence de ce critère pour les « nouvelles générations ». Mais après avoir convenu que « les générations nouvelles qui n’ont pas vécu sous les régimes antérieurs ont moins de raisons de se soustraire aux rigueurs de celui qu’elles ont toujours connu » (rapport d’activité de 1970) et que leurs motivations étaient davantage économiques que politiques (rapports d’activité de 1971), l’Ofpra choisit de continuer à leur accorder le statut, comme l’indique cet extrait : « Les motivations politiques sont rares, presque toujours incertaines et peu claires : le fait d’avoir une vive discussion avec un supérieur qui menace de sanctions pour n’être pas un ‘‘bon citoyen’’ est généralement invoqué comme un motif politique. Il convient d’en débattre mais l’office interprétait largement les critères d’admission et prenant en considération le fait que dans beaucoup de cas, les passeports ne sont plus en règle ou qu’ils n’existent pas, reconnaît la qualité de réfugié afin d’éviter à ces émigrants de se trouver dans une situation inconfortable. Certainement qu’une politique plus rigoureuse sans être pour autant injustifiée ni injuste ferait obstacle dans la majeure partie des cas, à cette reconnaissance. La qualification professionnelle de ces jeunes réfugiés n’a pas, bien souvent, un grand intérêt. Sans vouloir pour autant prendre en considération ce critère, on peut être amené à se demander si la tolérance de l’office est en fin de compte une bonne chose pour les réfugiés eux-mêmes et pour l’État. Tant que leur nombre sera d’une faible ampleur par rapport à celle de l’émigration de la main-d’oeuvre étrangère, il n’y a qu’un moindre mal. 3 »
C’est parce qu’ils sont les preuves vivantes de la supériorité du libéralisme et du capitalisme occidental sur l’idéologie et le système communiste que le statut de réfugié est accordé aussi largement à ces Soviétiques, Hongrois, Tchécoslovaques ou Polonais. Et si leur image de dissident politique est soigneusement entretenue, la logique d’instruction de leur demande n’en est pas moins largement basée sur leur appartenance nationale.
Parmi les réfugiés dits de l’Est, les exilés hongrois de 1956 constituent un cas de figure exemplaire. Ils ont non seulement été accueillis et aidés financièrement dès leur arrivée en France, mais la qualité de réfugié leur a été octroyée de manière quasi automatique par l’Ofpra. Or les travaux de Stéphane Dufoix 4 ont montré que, dans le cas hongrois, « la cause politique de départ n’est absolument pas prouvable, voire totalement infondée au regard du texte de la Convention de Genève ». La grande majorité des réfugiés hongrois aurait ainsi simplement profité de l’ouverture des frontières pendant l’insurrection pour quitter le pays après l’écrasement des espoirs d’indépendance. Néanmoins pour le gouvernement anticommuniste de Guy Mollet, leur accorder le statut a plusieurs intérêts : renforcer la dissidence du régime communiste hongrois dans l’espoir de le faire tomber, le délégitimer en mettant en évidence son caractère totalitaire et enfin détourner l’attention internationale de l’intervention franco-britannique de novembre 1956 à Suez.
Sélection politique
Les « réfugiés du Sud-Est asiatique » constituent une autre des figures du réfugié par excellence qui irrigue encore l’image de ce qu’est un « vrai » réfugié aujourd’hui. Soutenus par les intellectuels les plus en vogue et par l’opinion publique, acheminés dans des proportions jamais égalées ni par le passé, ni dans l’avenir, reconnus presque automatiquement par l’Ofpra, bénéficiaires exclusifs d’un dispositif d’accueil comprenant hébergement, aides financières et assistance sociale, ce sont des réfugiés au-dessus de tout soupçon. Pourtant l’analyse détaillée des modalités d’accueil et d’attribution du statut à cette population éclaire d’un autre jour ces représentations.
L’acheminement en France des ressortissants du Sud-Est asiatique se fait principalement sur la base de quotas mensuels prédéterminés dans le cadre d’une politique nationale mise en place entre 1979 et 1984. Ils sont généralement sélectionnés dans les camps de réfugiés de Thaïlande, selon des critères qui ont peu à voir avec ceux de la convention de Genève : services rendus à l’administration française, à l’armée française, au gouvernement français, connaissance de la langue française, famille en France, qualification professionnelle et durée du séjour dans les camps5. Malgré cela, le statut de réfugié leur est attribué presque automatiquement comme l’attestent les taux d’accords très élevés de l’Ofpra, proches de 100 % certaines années, et les rapports d’activité qui font état d’une procédure simplifiée, dans bien des cas sans entretien6.
Les raisons qui expliquent ce large accueil et l’octroi presque inconditionnel du statut sont nombreuses. Sous couvert de sentiment de responsabilité envers l’ancien Empire colonial – qui ne s’applique cependant pas à la même période aux anciennes possessions africaines – il s’agit de discréditer le nouveau régime indochinois, communiste et vainqueur de la guerre de décolonisation, mais pas uniquement. L’arrivée massive de ceux qu’on appelle des « boat people » comporte aussi des avantages électoraux, comme l’indique la mise en place d’une politique de naturalisation à l’égard de cette population qu’on espère suffisamment anticommuniste et reconnaissante envers le gouvernement qui l’a accueillie pour voter pour lui 7. Du fait de sa jeunesse, elle est également perçue comme susceptible de compenser le vieillissement prévisible de la population française en lieu et place des immigrés venant d’Algérie et d’Afrique noire8 . Enfin, leur bas niveau de qualification ainsi que leur réputation de bons travailleurs, dociles et hors de la sphère d’influence des syndicats, font qu’ils sont envisagés comme une main-d’oeuvre de remplacement dans un double contexte : suspension de l’immigration de travail alors qu’un certain nombre d’entreprises industrielles ne sont pas encore touchées par la crise et volonté de remplacer (notamment dans l’industrie automobile) les ouvriers – souvent maghrébins – considérés comme trop politisés et que devait éloigner la politique d’incitation au retour 9.
Dans ce contexte, il convient pour les pouvoirs publics, et pour l’Ofpra, de fermer les yeux sur les raisons invoquées à l’appui des demandes d’asile, plus ou moins éloignées de l’exigence de crainte personnelle de persécution et où s’entremêlent – comme chez la majorité des exilés – économie, politique, crainte de la guerre et appréhension du régime au pouvoir. L’Ofpra ferme aussi les yeux sur les fausses déclarations et les faux documents : « L’Ofpra a été submergé de faux documents, de fausses déclarations, certificats douteux, d’interventions, de pressions. Et par la force des choses il a été contraint de sortir de son rôle et d’appliquer aux rescapés de l’ancienne Indochine des critères plus souples qu’aux étrangers venant d’autres régions du monde. 10»
Ce type de commentaire se retrouve dans tous les rapports d’activité de l’Ofpra de 1975 à 1980. Ces derniers étant alors des documents confidentiels, l’information ne sera jamais divulguée. Une tentative de fraude massive (1 200 certificats de décès venus du 13e arrondissement) sera même étouffée. Une situation qui contraste avec la large médiatisation dont feront l’objet, à peine quelques années plus tard, les célèbres fraudes des Zaïrois. Les arguments utilisés, notamment par Pierre Basdevant, directeur général de l’Ofpra de l’époque, pour expliquer les pratiques des réfugiés du Sud-Est asiatique ne seront jamais appliqués aux ressortissants africains dans la même situation : « Les réfugiés ont beaucoup de peine à s’habituer aux rigueurs de l’état civil français qui s’imposent à eux pour les multiples démarches administratives auxquelles ils sont astreints, car les notions de filiation, de dates de naissance, de mariage, d’adoption étaient beaucoup plus floues ou flexibles dans leur pays d’origine qu’elles ne le sont en France. »
Soixante ans plus tard, la brochure publiée par l’Ofpra11 sur l’histoire de l’organisme depuis sa création jusqu’à nos jours, garde le silence sur le dossier des « faux » Indochinois alors qu’elle consacre un paragraphe à ce qu’elle appelle les « premières fraudes de grande ampleur émanant des demandeurs africains », qui lui sont pourtant postérieures12.
L’introuvable réfugié politique individuellement persécuté
Intérêts et volonté politique, considérations diplomatiques, besoin de main-d’oeuvre, stratégies électorales, pressions de l’opinion publique, préférences ethniques et professionnelles basées sur des préjugés raciaux ou sociaux, constituent la toile de fond qui explique le fort taux d’accord au statut de réfugié des années cinquante à soixante-dix. Contrairement à l’image qu’a laissée la période, les dissidents politiques et les personnes personnellement visées sont moins nombreux que celles qui ont fui un conflit généralisé, un régime qu’elles exècrent où un système politique ou économique dans lequel elles refusent de vivre. Mais la large médiatisation des fuites de personnalités en vue et de leur accueil triomphal dans le monde dit libre a contribué à amplifier l’importance des premiers au détriment des seconds dans la mémoire collective.
Avec le temps, les causes qui auront conduit la grande majorité de ces réfugiés reconnus à chercher asile en France seront peu à peu oubliées pour devenir illégitimes. L’image du réfugié militant politique personnellement recherché, revisitée, glorifiée, mais largement éloignée de la réalité de ce que fut la demande d’asile des années cinquante à soixante-dix, a peu à peu dessiné en creux celle du faux demandeur d’asile d’aujourd’hui suspecté de fuir au mieux un conflit généralisé, au pire la misère.
Entre violences collectives et violences économiques, la situation de la majorité des demandeurs d’asile d’aujourd’hui est largement en décalage avec la figure archétypale du réfugié politique personnellement recherché. D’où les très bas taux d’accord du statut de réfugié. Dans ce contexte l’asile sert aujourd’hui moins à protéger une poignée d’individus plus ou moins éloignés de la fiction du réfugié selon l’imaginaire libéral occidental, qu’à légitimer une politique d’immigration de plus en plus restrictive en lui servant de caution humaniste.