Marc Perrenoud, Les musicos. Enquête sur les musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007.

Il y a plusieurs manières possibles de présenter le livre de Marc Perrenoud. Comme le titre l’indique, l’étude qu’il a réalisée (il s’agit d’une thèse de sociologie) et qu’il publie répond à l’intérêt en France des commanditaires et du public pour la sociographie des professions artistiques. Mais cette présentation ne donne pas toute la mesure de la richesse de l’observation réalisée et de l’analyse proposée. Le travail de Marc Perrenoud est, d’abord, une contribution à l’étude des pratiques culturelles en région, plus précisément à l’étude des pratiques musicales que la rhétorique institutionnelle de l’État Culturel français rassemble sous le titre de « musiques actuelles ». Par son objet et par sa démarche — Marc Perrenoud fait partie des musiciens qu’il observe — il se rapproche de l’article célèbre d’Howard Becker, « les musiciens de jazz » (qu’il cite) et de l’étude pionnière, en France, de Fabien Hein sur Le monde du Rock en région (qu’il ne cite pas) publiée en 2005. Il choisit, de fait, une autre approche que celle de Fabien Hein, la description systématique des interactions entre les musiciens et les initiés qui font exister un monde local du rock-metal. Marc Perrenoud se focalise, à l’inverse, sur l’observation de la pratique instrumentale et de la diversité des modes de production locale de musique amplifiée pour un public. Ce choix d’étudier la fabrication de la musique amplifiée en région situe d’emblée l’étude dans le cadre d’une économie locale, d’un marché du travail et d’une industrie du spectacle qui offre un débouché professionnel pour cette fabrication et une motivation pour s’y consacrer à plein temps. Dans cette perspective, la notion de carrière joue un rôle central dans cette étude, à la fois comme catégorie d’observation et comme principe d’interprétation.

L’enquête se veut « étude ethnographique du musicien ordinaire » et restitue les différentes étapes de la « carrière » du « musicos », terme par lequel les personnes observées se désignent. Elle présente de façon très vivante, sur la base de scènes exemplaires des interactions dont elle est l’occasion, chaque étape d’une carrière musicale réussie, « jouer, répéter, enregistrer, se produire, durer ». Le franchissement de chacune de ces étapes éloigne un peu plus la personne du statut de simple consommateur écoutant de la musique amplifiée, de simple « musiqué » (selon la formulation proposée par Gilbert Rouget) et fait reconnaître sa qualification de « musiquant », d’un instrumentiste compétent aux yeux de la communauté locale qui recourt à ses services. Le travail de Marc Perrenoud vaut par la qualité de sa description. Des situations vécues permettent de saisir de l’intérieur la pratique des « musicos », le plaisir qu’elle leur procure, les aspirations qu’elle fait naître, les irritations et les déceptions fréquentes dont elle est l’occasion. Judicieusement choisies, ponctuant le commentaire, elles soutiennent la progression de l’analyse. De la première répétition à la performance sur la scène d’un festival international, en passant par la découverte de l’animation musicale commerciale, de la « prestation alimentaire » au concert digne de ce nom et aux bœufs réguliers, les différents états de la pratique nous sont présentés. Le monde professionnel des « musicos », en même temps que l’espèce de sociabilité dans lequel il s’ancre et qui donne un sens, pour chacun, à l’investissement de soi sont restitués.

Cette « description dense », préconisée par l’ethnologue Clifford Geertz, de la pratique des musicos révèle une grande finesse d’observation. Le chercheur a réussi à adopter l’attitude de proximité distante qui permet d’échapper à la complaisance pour un milieu qu’il connaît bien, et à éviter les deux pièges de sa célébration et de sa critique condescendante. Il manifeste une réelle capacité à prendre le point de vue d’autrui, et pratique une anthropologie symétrique, attentive à restituer le rôle des objets techniques dans la pratique et les problèmes que pose leur domestication pour les acteurs. Il évite, enfin, dans ses caractérisations sociologiques, la simplification et la réduction des conduites des personnes au choc prévisible de deux types de dispositions esthétiques ou d’intérêt culturels.

La restitution de la diversité des modes d’investissements personnels et professionnels, l’attention à la variété des contextes et à la manière dont les situations qualifient les personnes et les objets qui les composent, préservent ainsi cette représentation du métier de musicos de l’appauvrissement de l’expérience musicale qu’entraîne l’attention institutionnelle aux « créateurs » et au seul « travail artistique ». La lecture du livre suscite, cependant, un regret. La question du public est écartée de façon cohérente avec le projet de porter le regard uniquement sur le « métier ». Pourtant, comme le rappelle la présence de ce public dans les descriptions plaisantes (de concert, d’animation, etc) qui ponctuent l’ouvrage, sa simple présentation, même superficielle, s’imposait pour éviter de réduire le marché de la musique amplifiée à un marché du travail, une simplification conceptuelle malheureusement très fréquente. Dans la même perspective, l’usage (justifié) qui est fait de la grammaire de l’accord proposée par Boltanski et Thévenot débouche parfois, au détriment du propos lui-même, sur la reconduction (non justifiée) de l’opposition entre créativité (« artistique ») et reproductibilité technique (« commerciale »). La description de l’encastrement (selon l’expression de Polanyi) du marché de la musique amplifiée dans une culture locale est pourtant une des originalités de ce travail. Il n’empêche. Le livre de Marc Perrenoud peut-être considéré comme un ouvrage de référence par sa contribution à la connaissance de la vie musicale en province et par sa description sociologique d’un milieu artistique local.