Note de lecture. Hartmut ROSA, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012. 153 p. 16€.

Comment refonder la théorie critique à partir d’un point de vue unificateur des travers de nos sociétés : le temps qui s’accélère et qui, de ce fait, exerce une emprise de plus en plus pressante sur nos vies ordinaires ?

S’inscrivant dans le sillage d’Accélération |1|, Aliénation et accélération est un essai de philosophie sociale sur la vie moderne : il en constitue la reprise, la synthèse et le prolongement. Le problème qu’il pose est le suivant : quels types d’enquête et d’analyse peuvent nous permettre d’évaluer la qualité de vie dans nos sociétés modernes ? La grande thèse de l’auteur, reprise, déclinée, et de nouveau précisée tout au long de l’ouvrage, est qu’une telle évaluation est réalisable en se concentrant sur les facteurs déterminant la structuration temporelle de notre vie sociale, c’est-à-dire le « régime-temps » des sociétés capitalistes. Cette thèse est inséparable d’un concept unificateur, l’accélération sociale, et d’une théorie : la logique de l’accélération sociale. Mettre au jour cette « logique », c’est révéler les mécanismes producteurs de formes d’aliénation sociale dont nous faisons actuellement l’expérience dans les sociétés modernes tardives.

L’examen sommaire de phénomènes aussi divers que la rapidité des ordinateurs, les performances sportives, les fast-foods, la fréquence des emménagements et déménagements des particuliers, etc. montre que la catégorie d’accélération peut leur être appliquée d’une façon pertinente. Comme le montre l’auteur dans le premier chapitre (« Qu’est-ce que l’accélération ? »), il faut distinguer au sein de cette catégorie trois concepts sous lesquels peuvent être subsumés la diversité des phénomènes sociaux dont on dit qu’ils accélèrent : l’accélération technique, l’accélération du changement social et enfin l’accélération du rythme de vie.

L’accélération technique concerne les domaines du transport, de la communication et de la production, c’est-à-dire ces domaines où des moyens matériels (véhicules et machines) sont utilisés en vue de fins posées par l’homme (acheminements de matières premières, déplacements touristiques, livraisons de marchandises, etc.). Dans la mesure où elle concerne des processus orientés vers un but, elle est qualifiée d’intentionnelle. Elle implique donc l’accroissement des rendements par unité de temps, « c’est-à-dire du nombre de kilomètres parcourus par heure, ou du nombre d’octets de données transférés par minute, ou du nombre de voitures produites par jour » (p. 28). La plus grosse conséquence de cette accélération est qu’elle transforme notre façon de percevoir les dimensions du temps et de l’espace : elle augmente la contraction de l’espace dans la représentation que nous nous faisons des lieux réels (hôtels, banques, universités, etc.), les transformant en « non-lieux » dans un espace virtuel, celui de notre représentation.

L’accélération du changement social correspond à l’augmentation de la fréquence des changements sociaux, c’est-à-dire des modes d’association sociale et des formes de pratique sociale. Le concept de « compression du présent » (Gegenwartsschrumpfung),– qui permet de penser le degré de contraction de la durée pendant laquelle nous pouvons faire appel aux leçons de nos expériences passées pour anticiper les conséquences d’un avenir inscrit dans un horizon d’attente prévisible,– fournit selon l’auteur une unité de mesure devant permettre de quantifier les vitesses de changement dans le cadre d’une sociologie systématique de l’accélération sociale |2|. Dès lors pour mesurer le degré de l’accélération sociale, et donc de compression du présent, il s’agit de prendre comme référentiel « les institutions qui organisent les processus de production et de reproduction, car elles semblent former les structures de base de la société » (p. 23), c’est-à-dire dans les sociétés occidentales : la famille, le travail, les institutions politiques et les technologies qui viennent s’y greffer.

L’accélération du rythme de vie correspond à l’augmentation des expériences et des actions par unité de temps. Elle peut être mesurée subjectivement, donc qualitativement, grâce au degré de plainte exprimé face à la rareté du temps. Elle peut aussi être mesurée objectivement de deux façons : d’une part grâce à la détermination du degré de compression temporel d’unités d’action quotidienne telles que « manger, dormir, faire une promenade, jouer, parler à un membre de sa famille, etc. » (p. 27) ; d’autre part en déterminant la tendance à comprimer (diachroniquement) et à effectuer (synchroniquement) une somme d’actions et d’expériences à l’intérieur d’une période de temps donnée. Par exemple cuisiner, regarder la télévision et téléphoner en même temps (synchronisation d’unités d’action au sein d’une stratégie multitâche) de sorte à pouvoir gagner du temps pour faire une sieste avant de retourner travailler (compression diachronique des activités dans une période de temps donné : la pause du midi).

Or il s’avère que nos sociétés modernes se caractérisent par un paradoxe. En effet puisque l’accélération technique est croissante, du temps devrait devenir de plus en plus disponible, c’est-à-dire que nous devrions constater une augmentation du temps libre, donc faire l’expérience du ralentissement de notre rythme de vie, et ne plus souffrir de la « famine temporelle » : ce qui n’est pas le cas. La société moderne est donc effectivement une société de l’accélération, « au sens où elle se caractérise par une augmentation du rythme de vie (…) en dépit de taux d’accélération technique impressionnants » (p. 32). Dès lors se pose la question de savoir quels sont les moteurs qui commandent cette accélération (chapitre 2 : « Les forces motrices de l’accélération sociale »).

Le premier moteur au principe de l’accélération sociale en général et de l’accélération technique en particulier est la compétition, principe dynamique au coeur du système de marché capitaliste. Ce principe, comme le rappelle l’auteur, « excède largement la sphère économique » (p. 35), puisqu’il domine presque tous les domaines de la vie humaine (monde du travail, politique, religion, sport, arts, science), excepté celui commandant la distribution des régimes d’allocations sociales |3|. Le second moteur correspond à l’équivalent fonctionnel et sécularisé de la promesse religieuse de vie éternelle. En effet, à la réalisation de soi dans l’au-delà, la modernité a substitué le désir de vie pleinement accomplie, c’est-à-dire incluant l’expérience de toutes les dimensions de la vie et de sa totale complexité : « La promesse eudémoniste de l’accélération moderne réside par conséquent dans l’idée (tacite) que l’accélération du « rythme de vie » est notre réponse (c’est-à-dire celle de la modernité) au problème de la finitude et de la mort » (p. 40).

Cependant, la thèse selon laquelle « la modernité est caractérisée par l’accélération du changement social ne peut être établie en se contentant d’identifier différentes formes d’accélération ; elle ne peut être défendue conceptuellement que s’il est possible de démontrer que les forces de l’accélération surpassent systématiquement celles du ralentissement » (p. 44). C’est pourquoi l’auteur analyse dans le chapitre 3 toutes les formes de la décélération et de l’inertie, au nombre de cinq selon lui : 1° les limites de vitesses naturelles et anthropologiques (présentes dans les processus ph
ysiques, astronomiques, neurophysiologiques, pathogènes, etc.) ; 2° les oasis de décélération (comme les îles perdues dans la mer, les groupes exclus socialement, les sectes religieuses vivant en autarcie, etc.) ; 3° les ralentissements comme conséquences involontaires de processus d’accélération (comme l’embouteillage urbain, les décélérations pathologiques telles que les dépressions, conséquences de pressions d’accélération démesurées, les phénomènes de récession économique, etc.) ; 4° les décélérations intentionnelles (comme les repos effectués dans le but de participer plus efficacement aux systèmes sociaux accélératoires, ou à l’inverse, les mouvements idéologiques opposés aux processus d’accélération) ; 5° l’inertie structurelle et culturelle impliquée par la solidité du système de la société moderne, qui rend vain tout espoir de changement culturel ou politique. Or pourquoi y a-t-il accélération plutôt que décélération ?

Comme le montre l’auteur dans le chapitre 4, c’est parce que les forces de l’accélération dépassent systématiquement celles de la décélération. En effet, parmi les cinq formes de la décélération, aucune ne se présente comme une contre-tendance ou un contre-pouvoir de l’accélération. Elles se présentent toutes comme des types d’effets dérivés de l’accélération, exceptée la cinquième. Cependant, l’inertie structurelle et culturelle (la seule forme qui ne semble pas être un effet de l’accélération) ne correspond pas à une contre-tendance, car elle « est le revers paradoxal caractéristique de toutes les forces définissant la modernité » (p. 54), c’est-à-dire une caractéristique inhérente de l’accélération |4|. Cette immobilité de fond est stabilisée lorsque les dynamiques de la vie individuelle et collective ne sont plus assimilables à des progressions sensées (c’est-à-dire orientées vers des buts) mais à des suites de changements frénétiques déconnectés les uns des autres (c’est-à-dire non orientés en fonction d’une fin directrice qui leur donne un sens et une réelle signification) : « cette transition de l’expérience culturelle dominante du changement dirigé (progrès) à la perception d’un mouvement épisodique frénétique est un critère de définition central de la transition de la « modernité classique » à la « modernité tardive ». » (p. 55) Cette asymétrie structurelle entre les forces de l’accélération et celles de la décélération légitime donc la thèse de l’auteur selon laquelle la modernisation peut être identifiée à un phénomène continu d’accélération sociale. Dès lors, en quoi le concept d’accélération sociale est-il véritablement important ?

Premièrement parce qu’il participe d’une mise au jour des normes temporelles invisibles (délais, calendriers, limites temporelles) qui gouvernent notre vie sociale ; deuxièmement parce que le régime d’accélération des sociétés modernes tardives auxquelles nous appartenons transforme notre rapport au monde dans sa totalité, c’est-à-dire non seulement aux autres humains (monde social), mais aussi à l’espace, au temps, à la nature et aux objets inanimés (monde objectif), ainsi qu’à nous-mêmes (monde subjectif). Or dans la mesure où ces changements de fond sont porteurs de pathologies sociales, c’est-à-dire de souffrances et/ou de malheurs humains, il faut en faire la théorie critique. Les conditions préalables à une version contemporaine de la Théorie critique étant pour Harmut Rosa les suivantes : 1° la souffrance humaine réelle comme point de départ normatif ; 2° les conceptions que se font les acteurs sociaux de ce qu’est une vie bonne ; ces dernières devant permettre la mise en œuvre d’une « comparaison critique entre ces conceptions de la vie bonne et les pratiques et institutions sociales réelles. » (p. 69) Autrement dit « les conditions sociales qui sapent notre capacité à l’autodétermination, qui minent nos potentiels d’autonomie individuelle et collective, peuvent et doivent être identifiées et critiquées car elles empêchent systématiquement les gens de réaliser leurs conceptions de la vie bonne. » (p. 70)

Les chapitres 7 et 8 ont donc pour fonction de montrer que les conditions de communication (Habermas) et de reconnaissance (Honneth) à la base de la société « ne peuvent pas être analysées et comprises correctement sans prendre en compte la dimension dynamique et les forces de propulsion de l’accélération sociale » (p. 72), d’une part parce que les ressources temporelles nécessaires à la décision démocratique –et donc déterminant les politiques à venir– diminuent (ce qui a de lourdes conséquences sur la rigueur de l’argumentation mobilisée dans les débats, et donc sur la nature des arguments présidents aux décisions) ; d’autre part parce que la lutte pour la reconnaissance n’est plus centrée sur la position sociale, mais sur la performance, dans une course quotidienne qui en conduit beaucoup à l’épuisement psychologique et/ou physique, c’est-à-dire à la dépression et au burn-out |5|. L’accélération sociale représente donc un pouvoir « totalitaire » au sens où : 1° elle exerce une pression sur les volontés et actions de tous les sujets ; 2° on ne peut pas lui échapper ; 3° elle est omniprésente ; 4° elle est difficile à critiquer voire impossible à combattre (chapitre 9 : « L’accélération comme nouvelle forme de totalitarisme »).

Les chapitres 11 à 14 développent les trois formes de critiques sociales pouvant être intégrées à une critique de l’accélération sociale : la critique fonctionnaliste, la critique normative et enfin la critique éthique. 1° la critique fonctionnaliste est celle qui affirme qu’un système social ne peut pas fonctionner sur le long terme. Pourquoi une telle critique peut être appliquée aux processus de la société moderne ? Parce qu’ils se présentent pour beaucoup comme essentiellement désynchronisés les uns par rapport aux autres : en effet « les mêmes processus qui accélèrent les changements sociaux, culturels et économiques ralentissent la formation de la volonté et la prise de décision démocratiques, ce qui mène à une nette désynchronisation entre la politique, d’une part, et la vie et l’évolution socioéconomiques, d’autre part. » (p. 97) Une telle désynchronisation apparaît en outre à l’intérieur de l’économie elle-même entre les rythmes des marchés financiers et l’économie réelle de la production et de la consommation, mais aussi au niveau culturel, puisque les différentes générations qui coexistent au sein de la société évoluent à des rythmes si différents qu’elles contreviennent à la stabilité intergénérationnelle au fondement de l’homogénéité symbolique de la société : « les générations vivent virtuellement dans des « mondes différents » » (p. 99) .

La critique normative peut être appliquée aux normes temporelles de la vie sociale (horaires, délais imposés) et à leurs pouvoirs (pouvoirs de l’urgence et de l’immédiateté) dans la mesure où elles représentent l’équivalent fonctionnel des normes morales jadis véhiculées par l’Eglise. Elles ont donc pour effet de produire des sujets dominés par le sentiment de culpabilité, à cette différence près que la société moderne « produit des sujets coupables sans possibilité de rémission ni de pardon. » (p. 103) Cette critique normative est capitale, car les normes temporelles de notre époque remplissent les quatre conditions du pouvoir totalitaire définit au chapitre 9.

Enfin la critique éthique peut être mobilisée, dans
la mesure où la modernisation (au sens de l’accélération sociale affectant les sociétés modernes tardives) ne produit plus les ressources nécessaires à la réalisation de l’autonomie, c’est-à-dire à la « poursuite des rêves, des buts et des projets de vie individuels, et au modelage politique de la société selon les idées de justice, de progrès, de durabilité, etc. » (p. 110), mais bien l’inverse, c’est-à-dire l’instrumentalisation de toutes ces espérances en vue d’alimenter la « machine de l’accélération (…) symbolisée par la roue des hamsters de la compétition socioéconomique. » (p. 110-113). Ce qui mène nécessairement les sujets à l’aliénation, c’est-à-dire à un état dans lequel ils poursuivent des buts ou des actions qu’ils n’approuvent pas, des buts et actions poursuivies indépendamment de tout principe d’obligation extérieur et coercitif. Dès lors la question se pose de savoir comment l’aliénation émerge à partir de la vitesse et ce qu’il serait possible de faire pour en sortir de cet état. Le chapitre 14, en proposant une théorie critique de la société accélérée, dégage cinq formes d’aliénation sociale : l’aliénation par rapport à l’espace, l’aliénation par rapport aux choses, l’aliénation par rapport à nos actions, l’aliénation par rapport au temps et enfin l’aliénation par rapport à soi et aux autres.

S’il y a un intérêt à lire Aliénation et accélération, ce n’est pas parce qu’il proposerait « une nouvelle version accomplie de la Théorie critique » (p. 137), mais parce qu’il nous convainc de la nécessité d’une critique des structures temporelles de notre vie sociale dans les sociétés modernes tardives, dans la mesure où elles sont productrices de toutes les formes d’aliénation sociale possibles. L’ouvrage gagnerait cependant – dans cette entreprise d’analyse des effets généraux de l’accélération sociale sur de multiples aspects de nos vies ordinaires– à être davantage ancré dans des enquêtes issues d’un terrain sociologique dépassant les frontières de l’expérience personnelle, celle d’un universitaire pour qui les effets de l’accélération ne sauraient épuiser la richesse des défis politiques que celle-ci, nous suggère Rosa lui-même, ne manque pas de susciter.


|1| Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

|2| Cf. Hermann LÜBBE, « The contraction of the present », in Hartmut ROSA & William SCHEUERMAN, High-Speed Society. Social Acceleration, Power and Modernity, Pennsylvania State University, Pennsylvanie, 2009.

|3| Cf. Frank NULLMEIER, Politische Theorie des Wohlfahrtsstaats, Campus, Francfort & New York, 2000.

|4| Cf. Paul VIRILIO, L’inertie polaire, Paris, Christian Bourgois, 1990.

|5| Cf. Lothar BAIER, Pas le temps ! Traité sur l’accélération, Arles, Actes Sud, 2002 ; et Alain EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1999.