ENTRETIEN—La religion ne joue pas en Turquie un rôle plus important qu’aux Etats-Unis analyse, à l’occasion de l’accession d’Abdullah Gül à la présidence turque, l’universitaire Seyla Benhabib. 7 septembre 2007.

Daniele Castellani Perelli : La Turquie a été il y a quelques mois le théâtre de vigoureuses manifestations contre la candidature aux élections présidentielles d’Abdullah Gül, le ministre des Affaires étrangères d’origine islamiste. Pensez-vous que les inquiétudes qu’expriment ces protestations sont justifiées ?

Je ne crois pas qu’Abdullah Gül ait eu l’intention de bouleverser la forme de l’État turc, ni de renoncer à la laïcité du pays. Les gens étaient également préoccupés par le fait que son épouse porte le foulard islamique, ce qui semblait indiquer une transfor-mation au moins symbolique, un passage de la laïcité (la version turque de la stricte séparation entre la religion et l’État) à une forme de loi islamique. Personnellement, je ne crois pas que Gül soit autre chose qu’un modéré, ni que l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) ait l’intention de transformer la Turquie en un pays islamiste. Il est probable que certains des membres de ce parti cultivent ce type d’illusion et d’objectifs, mais ces craintes ne sont pas justifiées dans le cas de Gül. Il y a de nombreuses années que l’antagonisme politique entre les laïques représentés par le CHP (Parti républicain du Peuple) et les islamistes de l’AKP s’intensifiait. Ce sont ces tensions qui ont culminé autour de la question de l’élection du Président de la République, sommet symbolique de l’État. Sous bien des aspects, je trouve plutôt positif que ce thème soit maintenant affronté ouvertement : jusqu’où le projet isla-mique peut-il aller en Turquie, et à quel type de modus vivendi aspire l’AKP ?

La Turquie d’aujourd’hui est-elle plus religieuse que dans les années 1960, quand vous étiez jeune ?

Je ne crois pas. Ce qui s’est passé, en fait, c’est que la religiosité a acquis une plus grande visibilité publique et s’exprime plus ouvertement. Le modèle sous lequel j’ai grandi – à savoir le modèle légué au pays par Atatürk – impliquait que la religion était une affaire privée, qui devait être exclue du système scolaire et de la sphère publique, et a fortiori, bien sûr, de la politique. Cette situation a changé radicalement, surtout à partir des années 1980, qui ont vu les choses se transformer peu à peu. Il est en outre indubitable qu’il y a eu une résurgence mondiale des pratiques islamiques. Personnellement, je ne crois pas que cette affirmation de l’islam dans la sphère publique corresponde nécessairement à une religiosité accrue au sein de la population. Ce qui a changé, c’est le niveau de visibilité.

La rapidité et la violence de l’imposition des politiques d’Atatürk en matière de religion ne seraient-elle pas la cause lointaine de ce vigoureux retour de l’islam dans la sphère publique ?

Bon, Herbert Marcuse parlait du « retour du refoulé ». Il est fort tentant d’interpréter l’essor de l’islam en Turquie en termes de retour du refoulé. Pourtant, je ne crois pas que ce soit très pertinent, parce que ce à quoi nous sommes en train d’assister, c’est à un phénomène mondial qui a aussi transformé l’islam. L’islam au-quel se confrontait Atatürk était un héritage du Califat. Dans l’empire ottoman, le Sultan était aussi le Calife, le chef de la communauté musulmane sunnite (un peu comme le Pape chez les catholiques). Avec l’effondrement de l’empire ottoman, les sultans ont perdu ce titre et cette fonction, qui je crois s’était alors déplacé vers l’Égypte, avec le « Cheikh-al-Islam », le principal leader religieux des musulmans sunnites. Ce type d’Islam représentait un mélange de doctrine religieuse et de gestion politique. Atatürk s’en est pris aux établissements d’éducation non laïques. Sous le régime impérial, tous ces établissements – ou du moins la majorité d’entre eux – étaient entre les mains d’organisations religieuses, et il existait aussi de puissantes « loges », des organisations secrètes au sein de l’appareil d’État. Ce type de religion d’État doit être distingué de la religiosité ordinaire des gens du commun, souvent très pieux et pratiquants. La paysannerie, par exemple, avait ses propres formes de culte et de conservatisme religieux. Par conséquent, ce à quoi était confronté Atatürk était la structure d’un ancien empire où la religion faisait partie de la conscience de soi et de la fonction de l’État. Ce qui se passe aujourd’hui, en revanche, c’est une résurgence mondiale de l’islam qui s’enracine à la fois dans la crise de l’État-nation et dans les effets de la mondialisation.

Peut-on aussi parler d’une résurgence de la religion dans le monde occidental ? Le type de religiosité qui influence la politique turque obsède les commentateurs occidentaux, par exemple, mais la religion joue-t-elle vraiment en Turquie un rôle plus important qu’aux États-Unis ou en Italie ?

Je ne crois pas. Si on va au-delà de la superficie des choses, la politique américaine est beaucoup plus imprégnée de religiosité symbolique que dans n’importe quel autre pays du monde. Prenons un exemple très intéressant, celui de l’avortement. Il n’y a pratiquement aucune polémique autour de l’IVG en Turquie, tout simplement à cause d’une position théologique tout à fait différente. L’islam, tout comme le judaïsme, et contrairement au catholicisme, ne considère pas le fœtus comme une personne. Je ne sais pas trop ce qu’il en est des autres religions, mais pour l’islam et le judaïsme, la question de l’IVG relève en dernière instance de la préservation de la santé de la mère, raison pour laquelle il n’y a pas de débat à ce sujet en Turquie. Ce qui fait débat, en revanche, c’est la question de l’image de la femme dans l’espace public, d’où la polémique sur le foulard, qui est une question cruciale. Il y a aussi un débat sur la formation des clercs et la responsabilité de cette formation. En Turquie, il existe un ministère des Affaires religieuses qui est responsable des écoles qui forment le clergé musulman. Donc, si d’une part la Turquie s’inspire du modèle de laïcité française, dans un autre sens on peut dire que la religion n’y est pas indépendante de l’État, du moins la religion musulmane n’est-elle pas vraiment séparée de l’État. Les minorités religieuses – Juifs et chrétiens – disposent de leurs propres institutions, mais la majorité musulmane dépend du système d’éducation de l’État. Aux États-Unis ou en Europe, des questions comme celle de l’avortement ou de la recherche sur les cellules souches occupent l’espace public. En France, bien entendu, vous avez toute la polémique autour du foulard islamique. Si le thème du port du foulard dans certains lieux publics fait débat en Turquie, ces autres questions n’y soulèvent guère de problème dans la mesure où la religiosité ne dicte pas de choix éthiques et politiques spécifiques en la matière. Dans ce sens, il peut être difficile pour un catholique ou un protestant de comprendre que l’islam ne dicte pas toujours des solutions morales ou politiques spécifiques face à telle ou telle question controversée. Il n’y a pas de discours islamique à propos de la recherche sur les cellules souches. Il est tout simplement erroné de supposer que, parce qu’un parti ayant des racines religieuses – des racines musulmanes – accède au pouvoir, l’influence de la religion sur la politique turque va nécessairement s’accroître. Il y a dans la société une forte prégnance de la piété et des pratiques religieuses, mais le type de conflit moral et religieux auquel nous sommes habitués en Occident – à l’exception du foulard, qui fait également débat en Turquie – ne gouverne pas la sphère publique turque.

D’après vous, l’affrontement entre les deux grands partis turcs est-il plutôt un conflit culturel entre laïcs et religieux, ou plutôt une lutte de pouvoir entre la vieille élite politique et une nouvelle élite émergente ?

Les deux à la fois. Le CHP, le Parti républicain du Peuple, est le vieux parti d’Atatürk et représente les intérêts de l’armée, des fonctionnaires publics, de la magistrature et des enseignants, soit l’ensemble des forces laïques qui ont bâti la République turque. Leur style politique est fortement empreint d’une certaine forme de jacobinisme. Ce n’est pas qu’ils soient révolutionnaires, mais ils pensent que l’État est tout, que la République est tout, et que l’individu n’est rien. Et ils se sentent extrêmement menacés et susceptibles d’être marginalisés. À la fin des années cinquante, la première brèche dans l’hégémonie du CHP a été provoquée par l’émergence de couches moyennes industrielles et financières qui ont fini par donner naissance au Parti démocrate. Donc, cette élite bureaucratique militaire et civile a d’abord dû affronter la concurrence d’une bourgeoisie autochtone – une classe capitaliste – qui a accédé à un certain pouvoir dans le sillage du boom économique d’après-guerre, et ce sans dépendre de l’État. Ça, c’est la tendance des années soixante. Aujourd’hui, on assiste à l’émergence d’une nouvelle classe moyenne autochtone d’origine populaire en Anatolie. Qui sont ces gens ? Des propriétaires de garages automobiles, par exemple, ou des gérants de supérettes, des hôteliers, des entrepreneurs du tourisme, etc. C’est cette nouvelle petite-bourgeoisie qui forme la base de l’AKP. Ce n’est pas exactement une bourgeoisie industrielle et financière, mais une couche mercantile ayant des valeurs de classe moyenne très hostile à la gauche, très anticommuniste, des gens qui croient à la propriété privée et qui possèdent un peu de terre, une maison et une automobile. Cette nouvelle bourgeoisie anatolienne était jusqu’à présent totalement exclue de la politique turque et tendait à déléguer le monopole de la représentation aux élites, à savoir à la grande bourgeoisie industrielle d’Istanbul ou aux militaires. Mais l’Anatolie a désormais voix au chapitre. Avec le développement général du pays, elle a cessé d’être un simple arrière-pays, elle commence à être intégrée économiquement. Et c’est de cette région que provient la base de classe de l’AKP.

Dans un commentaire sur la crise turque publié dans le Los Angeles Times, la féministe anti-islamiste hollandaise d’origine somalie Ayaan Hirsi Ali (au-jourd’hui émigrée aux États-Unis) déclarait : « Les promoteurs de l’islam poli-tique tels que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül et leur parti, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), exploitent le fait qu’on peut avoir recours à des moyens démocratiques pour éroder la démocratie. Après l’échec de leur tentative de révolution islamique en 1997, quand l’armée à organisé un “putsch légal” contre les islamistes élus, Erdogan et son parti ont compris qu’un réformisme graduel servirait mieux leurs objectifs de pouvoir à long terme. Ils sont certainement conscients que, pour par-venir à une islamisation intégrale de la Turquie, ils doivent prendre le contrôle de l’armée et du Tribunal constitutionnel. Les islamistes ont su manipuler plusieurs dirigeants européens bien intentionnés mais assez naïfs qui ont déclaré que l’armée turque devait passer sous le contrôle des civils, tout comme les armées des États membres de l’Union européenne. Mais l’armée et le Tribunal constitu-tionnel ont aussi et peut-être même surtout pour fonction de protéger la démocra-tie turque de l’islam. » Que pensez-vous ce ces propos ?

(Rire). Ce n’est pas une question trop difficile. Ayaan Hirsi Ali assume désormais un rôle public fondé sur l’exagération systématique et la réduction de l’islam et de tout ce qui a à voir avec l’islam à une forme de fascisme ou de théocratie. Dans le cas turc, elle ne sait tout simplement pas de quoi elle parle, et aucun démocrate ne peut la prendre au sérieux. En premier lieu, il n’y a aucun danger de théocratie islamique en Turquie. Je peux vous garantir qu’il y aura une guerre civile en Turquie avant que puisse s’installer la moindre théocratie. De toutes façons, je ne pense pas que l’AKP souhaite instaurer une théocratie. Ils sont en train de promouvoir une expérience absolument inédite, et il est sans doute fort inattendu pour une socialiste démocratique comme moi de se retrouver dans la position d’appuyer et d’observer avec beaucoup d’attention un parti de ce genre. Mais nous sommes tous amenés à l’observer avec beaucoup d’attention, parce que l’AKP incarne aussi une forme de pluralisme de la société civile dont la Turquie a absolument besoin. Par conséquent, je n’ai pas peur d’une théocratie islamique. Je ne crois pas que le peuple turc souhaite une théocratie islamique ni que l’AKP souhaite l’instaurer. Je ne nie pas que certains de ses membres aient pu rêver à un tel objectif, mais je ne crois pas sa réalisation possible. Cela fait cinquante ans que l’armée intervient dans la politique turque. Quiconque se considère comme un(e) démocrate libéral(e) ne peut pas souhaiter un retour de l’armée, à moins de méconnaître totalement toute l’histoire de la répression mise en œuvre par les militaires turcs. L’armée est responsable de deux coups d’État, en 1971 et en 1980. Elle a barré la route à la gauche et l’a persécutée, exerçant à son encontre un niveau de répression qui fut épargné à la droite. Elle a essayé de briser la base du mouvement syndical. Et en outre, elle est infiltrée par des éléments nationalistes extrémistes. Le discours de Ayaan Hirsi Ali est un discours de confrontation qui s’appuie fondamentalement sur une vision de l’islam comme une totalité homogène et orthodoxe hostile à toute possibilité de réforme et de changement. Un discours qui offre par ail-leurs une vision acritique et idyllique des démocraties libérales, comme si elles n’avaient pas leurs propres problèmes et leurs propres aspects criticables. Ayaan Hirsi Ali a décidé de travailler pour l’American Enterprise Institute, un think tank ultra-conservateur de Washington, et d’intervenir politiquement et publiquement à travers cette institution. Je respecte ses souffrances en tant qu’individu et en tant que femme, mais je regrette qu’elle ait choisi cette façon d’intervenir sur ces questions qui sont si importantes pour nous. J’espère qu’au bout de quelques années de vie aux Etats-Unis, elle puisse changer d’avis.

D’après le président français Nicolas Sarkozy, il n’y a pas de place pour la Turquie en Europe. Qu’en pensez-vous ?

Eh bien, j’espère que M. Sarkozy a l’intention de respecter les critères de Copen-hague. Les relations entre la Turquie et l’Union européenne ne datent pas d’hier, elles remontent à 1957-1958, avec la signature des accords d’Ankara. Sarkozy tente de promouvoir des arguments culturalistes, à quoi je lui opposerai les obligations institutionnelles des deux parties. Des rapports sur le progrès de la Turquie en matière de respect des critères de Copenhague ont été publiés. Il y a des négociations. Les manquements de la Turquie ont été sanctionnés sur neuf de ces critères, et ma plus chère espérance est qu’au sein de l’Union européenne, on arrive à un consensus sur la nécessité de traiter la question turque sur la base de critères et d’analyses de type institutionnel, et pas sur celle de vagues généralisations « culturelles ». Mais ce n’est pas tout. Les rapports entre la Turquie et la France sont particulièrement intéressants sous l’angle de la question de l’immigration, qui est bien entendu le véritable thème du discours de Sarkozy. Si je me souviens bien, les travailleurs immi-grés turcs en France ne sont pas plus de 700 000 à 800 000. Ils sont beaucoup plus nombreux en Allemagne et aux Pays-Bas. M. Sarkozy ne cesse d’utiliser la Turquie comme une métaphore pour ses propres problèmes avec les immigrés musulmans en France – Algériens, Marocains et Tunisiens – et une justification de son discours sur les relations entre l’Europe et l’islam.

Vous voulez dire qu’en réalité, il ne parle pas de la relation entre la Turquie et l’Europe mais de la relation entre la France et ses immigrés arabes.

Absolument. C’est ce qu’on appelle en psychanalyse un mécanisme de déplace-ment. Quelles sont les critiques spécifiques qui ont été faites à la Turquie ? Il y a lar-gement de quoi critiquer, comme par exemple l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink, la persécution à l’encontre du romancier Orhan Pamuk, ou le fait que la magistrature turque soit encore si profondément infiltrée par des éléments d’extrême-droite qui manipulent la législation en fonction de leur propre conception de l’État. Alors oui, il y a largement de quoi critiquer la Turquie. Mais ce n’est pas là le genre de critiques qu’on entend formuler, alors que ces problèmes correspondent justement aux critères de Copenhague. Parce que si la Turquie veut vraiment entrer dans l’Union européenne, elle devra entreprendre un sérieux travail de réforme judiciaire. Prenez l’article 301 du code pénal, par exemple, qui définit comme un crime les « insultes à la “turcité” », ou à l’identité nationale turque. Cet article doit disparaître. M. Sarkozy devrait se préoccuper de thèmes beaucoup plus spécifiques, mais il n’en fait rien. Ce qu’il essaie de faire, c’est de susciter la peur. À sa façon, c’est un agitateur d’épouvantails.

La Turquie peut-elle être un modèle pour d’autres pays musulmans modérés comme le Maroc, la Jordanie ou l’Égypte ? Si demain elle intégrait l’Union euro-péenne, pourquoi pas le Maroc après-demain ?

En réalité, ce sont deux questions différentes. Commençons par la deuxième qui concerne les frontières de l’Europe. C’est une question fondamentale : s’agit-il de frontières géographiques, civilisationnelles ou bien définies par l’histoire ? Si on les définit sur la base des interactions historiques, il est clair que tous les pays méditerranéens ont de profondes relations avec l’Afrique du Nord. Il me paraît évident que le projet européen, d’un point de vue utopique – un point de vue qu’il m’arrive d’assumer en tant que penseuse politique et parfois même en tant que philosophe politique –, peut être conçu comme un modèle de fédéralisme cosmopolite, comme une structure de gouvernement fédéral émergente. De ce point de vue, on peut concevoir l’Union européenne comme une espèce de noyau que d’autres pays pourraient éventuellement joindre ou imiter. Il s’agit là d’un projet utopique au bon sens du terme, d’une aspiration idéale, une aspiration que nous ne devrions en aucun cas abandonner. Elle doit faire l’objet de notre réflexion. Mais, sur le plan institutionnel et administratif, il est clair que l’extension de l’Union européenne a des limites liés à une série de critères. Or, je suis convaincue que, du point de vue historique, économique et structurel, la Turquie répond à ces critères d’« européanité » depuis plus longtemps et de façon nettement plus substantielle que le Maroc, par exemple. C’est pourquoi Angela Merkel a proposé un modèle de « relation spéciale » avec la Turquie, parce que tout le monde se rend bien compte que son rapport à l’Europe n’est pas le même que celui d’autre pays extérieurs à l’Union européenne. Ce que je suggère, c’est que le débat sur la question se déroule en fonction des critères de Copenhague et que nous allions le plus loin possible dans cette voie. L’autre question est de savoir si la Turquie elle-même peut représenter un modèle. Il fut un temps, après la proclamation de la République en 1923, où la Turquie était certainement un modèle, par exemple pour des pays comme la Tunisie. Habib Bour-guiba a été fortement inspiré par Atatürk. Il est très intéressant d’observer que la Tur-quie a également constitué un modèle pour l’Iran, jusqu’au moment où le nationaliste Mossadegh a été renversé par la CIA, et aussi pour l’Égypte. Il me semble que ce qui se passe actuellement, c’est que le modèle laïc de développement piloté par des élites étatiques, celui de Nasser en Égypte et, dans une certaine mesure, celui d’Atatürk puis d’Inönü en Turquie, est épuisé. Ce modèle ne fonctionne plus. C’est également lié à l’échec du socialisme étatique dans le monde arabe, l’échec du nassérisme, par exemple. L’explication de cet échec exigerait sans doute de très longs développe-ments, mais une partie de l’essor de l’islam dans le monde arabe s’explique sans doute par la frustration provoqué par ce modèle de développement. Il faut bien sûr aussi mentionner la déroute militaire de 1967, qui a fortement contribué à cette dissolution, mais en dernière analyse, c’est un problème de développement économique et social. Le cas de la Jordanie est sans doute assez différent. En ce qui concerne l’Égypte, je perçois un certain blocage et une incapacité de progresser. La Turquie est intéressante parce qu’elle a une économie très dynamique et qu’il s’agit d’un pays très jeune. Si elle doit constituer un exemple, je suis certaine que ce sera aussi au niveau du développement économique. En substance, l’économie turque est aujourd’hui beaucoup plus avancée que l’économie égyptienne. Tous ces aspects sont à prendre en considération, et je suis sûr que toute une série de pays observent de près le processus turc. C’est peut-être la cas de la Syrie. La Syrie à une frontière très étendue avec la Turquie ; c’est une chose dont on ne parle pratiquement pas. Je ne serais pas complètement surprise d’un renforcement futur des relations entre la Turquie et la Syrie et, dès lors, d’un effort de changement et d’ouverture plus prononcé de la part d’Assad. Ça me paraît fort plausible.

L’AKP a rassemblé près de 47 % des voix aux élections du 22 juillet, un score sans précédent, alors que le principal parti d’opposition laïc, le CHP, n’en a ob-tenu que 20,9 %. À la lumière de ce résultat, peut-on encore considérer la Turquie comme un pays polarisé ? Le succès de l’AKP renforce–t-il le mandat du premier ministre ?

Le développement le plus dangereux des élections du 22 juillet c’est le retour au parlement turc du Milliyetci Hareket Partisi (MHP), le Parti du Mouvement nationa-liste, une organisation ultra-nationaliste étroitement liée aux « Loups gris » fascisants des années 1970 et 1980. Ils ont obtenu 14,29 % des voix, contre 20,85 % pour le CHP et 46,66 % pour l’ AKP. Si la légitimité de ce dernier est effectivement renforcée, c’est aussi le cas de la polarisation entre les islamistes et les nationalistes laïcs. Il semble bien que certains électeurs déçus du CHP, qui se sentent particulièrement menacés par le discours sur le génocide arménien et les expressions massives de solidarité nationale à l’égard du journaliste arménien récemment assassiné Hrant Dink, se sont déplacé vers l’extrême-droite. Mais l’ironie de ces élections, c’est que font également leur entrée à l’Assemblée nationale un nombre sans précédent de députés kurdes indépendants – environ vingt-quatre. L’AKP sera-t-il capable de former un gouvernement de coalition avec d’autres petits partis et avec ces députés indépendants, ou bien est-il disposé à former une alliance avec les ultra-nationalistes du MHP ? Dans ce dernier cas, on verrait émerger un mélange explosif de discours nationaliste, islamiste, anti-européen et anti-américain en Turquie. Dans le cas contraire, un discours islamiste modéré pro-européen, pluraliste – dans le sens du respect des droits culturels des Kurdes et d’autres minorité ethniques –, et tout à la fois pro-américain et opposé à l’intervention en Irak. Il s’agit là d’un choix crucial qui marquera l’avenir de la Turquie.


Publié sur le site de Mouvements le 7 septembre 2007.