Eugène Huzar, La fin du monde par la science, 2008.
Préface Jean-Baptiste Fressoz, postface Bruno Latour.

Lu au 20ème siècle, Eugène Huzar nous paraît un drôle d’oiseau. Au cœur du 19ème siècle, il prévoit la fin du monde par la science, affirme que c’est là un destin inéluctable, inscrit dans l’humanité, et en même temps il nous propose quelques remèdes pour retarder l’échéance. Il affirme avec force que le chemin de fer est le meilleur garant de l’unité humaine, que le progrès va nous mener vers un nouvel âge d’or, et en même temps que le péché d’orgueil finira par nous ramener vers les âges sombres qui ont suivi la chute hors de l’Eden. Pour Huzar, qui est croyant, « Eden » n’est pas autre chose que le nom d’une civilisation technologique avancée du passé. Comme l’histoire est cyclique, ce passé est notre avenir : si Adam a connu la Chute, c’est parce qu’il a goûté à l’arbre de science, en oubliant l’arbre de vie. La science contre laquelle Huzar nous met en garde n’est pas n’importe quelle science : c’est la science expérimentale, celle qui ne connait qu’a posteriori, quand l’expérience est faite. La science contemplative ne présente pas ce problème : elle connait sans agir sur le monde, donc sans le mettre en danger. Mais, ne permettant pas d’agir sur le monde, cette science contemplative ne génère pas le progrès, qu’Huzar identifie avec l’industrie. Le progrès, c’est la transformation du monde, avec tous les risques que cela comporte. Huzar propose donc de « balancer » la science expérimentale par différents dispositifs dont le premier n’est pas sans rappeler le principe de précaution : « ne pas tenter d’expériences capitales sans avoir l’assurance qu’elles ne peuvent rien troubler dans l’harmonie des lois de la nature ». Le second, l’idée d’instaurer à l’échelle globale un organisme scientifique capable de réguler l’usage du monde, de telle manière à coordonner les efforts et éviter les catastrophes, fait immanquablement penser au GIEC, Groupe Intergouvernemental d’Etude du Climat. Enfin le dernier moyen, ressusciter l’importance de « l’arbre de vie », celui qui est capable de « prescience » (connaissance des conséquences vitales) et non pas simplement « d’imprescience » (ignorance des conséquences vitales), revient déjà à conclure qu’il n’y a pas d’évaluation des risques qui soit neutre sur le plan normatif, sur le plan des valeurs.

On l’a compris : ce texte aborde des questions très actuelles. Comme le dit Jean-Baptiste Fressoz, Huzar ne doit être vu ni comme un prophète oublié ni comme un farfelu. Huzar témoigne simplement d’une histoire largement oublié : celle des doutes et des critiques qui ont accompagné l’industrialisation. C’est là l’intérêt de ce livre. Trop souvent, cette période est présentée comme synonyme d’émergence de la Raison, de désenchantement du monde, livré au calcul mathématique et à la frénésie productiviste aveugle. A contrario, Huzar pointe très bien les limites de la science expérimentale, élevée un peu trop facilement par l’épistémologie contemporaine au rand de parangon de toute science possible. Il montre bien le lien entre « connaissance et intérêt », thème développé plus d’un siècle plus tard par Habermas. Finalement, si Huzar est aussi représentatif de son siècle que le disent les éditeurs, alors le mystère n’est plus de savoir pourquoi l’humanité a connu une si longue nuit avant de parvenir à la lumière, comme l’affirment les histoires classiques des sciences et techniques, mais plutôt de savoir comment a pu s’imposer l’idée que l’industrie et la science expérimentale conduiraient forcément à la lumière, éclipsant, si l’on peut dire, tous les Huzar du 19ème siècle, ainsi que leurs prédécesseurs, jusqu’à cette situation récente que l’on caractérise parfois comme « crise environnementale », dont la nature n’est pas encore élucidée. Quelles sont donc les forces à l’œuvre ? Est-ce l’orgueil, comme le pense Huzar ?
On pourra objecter à Huzar le fait qu’il néglige largement les forces économiques, l’appât du gain. Voilà une motivation qui a peut-être à voir avec les risques pris, même si les industriels de l’époque, dans leurs commentaires sur le livre de Huzar, ont assuré que la perspective de profit suffisait à rendre l’industriel prudent, une catastrophe se répercutant directement dans les comptabilités. Les faits témoignent pourtant aussi en sens inverse, à commencer par la crise financière que nous traversons. A en juger par le montant des pertes, le moins qu’on puisse dire est que les placements n’ont pas été guidés par le principe de moindre risque – sauf peut-être pour Warren Buffet, encore faudrait-il attendre la fin de l’histoire pour en juger. La littérature sur les conflits « écologiques » et les « lanceurs d’alerte » (Huzar se considère comme une « sentinelle ») montre à quel point les conflits avec les intérêts économiques sont forts. Huzar n’en dit mot. La récurrence de ce conflit invite à en savoir plus, à savoir comment les intérêts économiques ont réussi à triompher, jusqu’à ce jour, de ces oppositions, et comment.

Eugène Huzar passe aussi sous silence la question des inégalités : tout le monde n’est pas égal face aux risques. On ne peut ignorer que les premières classes ont proportionnellement mieux survécu au naufrage du Titanic, et l’on vérifie aujourd’hui comment l’Etat vient au secours des traders, pas des ménages pauvres qui ont été expropriés suite à la hausse des taux d’intérêts de leur crédit immobilier. Si la science est genrée, elle est aussi socialement marquée. Huzar témoigne d’un certain désintérêt pour cet aspect des choses, et là aussi il rappelle une certaine vision contemporaine de l’écologie politique, qui se présente comme « objective ». Huzar envisage l’humanité comme un tout et se réfère sans cesse à un « homme » théorique et homogène, probablement de sexe masculin.

Ces omissions ne sont pas neutres. On ne peut manquer de faire le rapprochement entre les omissions, le milieu social dans lequel Huzar évolue et les remèdes proposés, en particulier cette idée d’un gouvernement mondial des scientifiques. D’autant que ce même milieu social – celui de l’industrie – propose encore aujourd’hui des remèdes très similaires. L’absence d’analyse sociale du risque conduit Huzar à prôner une solution platonicienne en contradiction avec ce qu’il a lui-même affirmé ailleurs : comment un tel gouvernement pourrait-il chercher sa raison, si ce n’est dans ses propres valeurs, qui différeront d’autant plus de celles de ses administrés qu’il se drapera dans l’objectivité ? Dès lors le débat est renvoyé à la question démocratique, qu’Huzar n’effleure même pas. Il ne lui vient pas un instant à l’idée que le débat sur les risques pourrait – et même : devrait – être un débat partagé avec le reste de la société. Les propos d’Huzar peuvent ainsi être replacés dans leur contexte : celui d’un industriel parlant à d’autres industriels, faisant part de ses craintes, de doutes, mais ne remettant jamais en cause sa position de pouvoir.