Journée de commémoration nationale de l’émancipation des personnes réduites en esclavage aux États-Unis, « Juneteenth » reste une célébration mal connue en France. Éléonore Komai revient ici sur l’origine et la portée de cette date emblématique.

Contraction de « June » (Juin) et « Nineteenth » (dix-neuvième), Juneteenth célèbre la libération des personnes réduites en esclavage aux États-Unis le 19 juin 1865, mais aussi, et peut-être d’abord, la construction et la reconstruction de leur humanité. Cette célébration de Junteenth constitue également un rappel de l’hétérogénéité des formes prises par la pratique de l’esclavage au sein même des États-Unis, ainsi que de l’incapacité des textes de droit, toujours susceptibles de voir leur diffusion et leur application entravées, à instituer une société plus juste du simple fait de leur adoption. Il faut ainsi préciser que le 19 juin 1865 ne marque pas le jour où les dernières personnes en esclavage aux États-Unis ont été effectivement libérées (au Texas), mais plutôt le jour où on leur a annoncé qu’elles étaient libres en droit. Cela, plus d’un mois après la fin de la guerre civile, et plus de deux ans après la Proclamation d’émancipation par Abraham Lincoln.

De 1861 à 1865, la guerre civile états-unienne a opposé les États du Nord, loyaux à l’Union, aux États du Sud, qui avaient choisi de faire sécession de l’Union et avaient formé les États confédérés. Cette guerre trouve son origine dans l’élection d’Abraham Lincoln en 1860 et dans les disparités économiques et politiques entre États du Nord et du Sud. Économiquement, les États du Sud étaient majoritairement dépendant de l’agriculture (et par extension de l’esclavage), alors que le Nord avait entamé un processus d’industrialisation avec le commerce comme activité principale de développement. À la tête du parti Républicain, Lincoln avait clairement exprimé sa position antiesclavagiste le 16 juin 1858, lors de la Convention Républicaine de l’Illinois, en prononçant la célèbre phrase « a house divided against itself cannot stand »[1]. Il pointait ainsi la tension entre les idéaux de liberté portés par la constitution des États-Unis et l’existence de l’esclavage au sein de cette même nation. Bien que Lincoln n’ait pas été un abolitionniste convaincu, il s’était constamment opposé à l’extension de l’esclavage dans les États nouvellement créés dans les territoires à l’ouest du pays. Les États du sud perçurent donc son élection à la présidence en novembre 1860 comme une menace directe.

En septembre 1862, Lincoln appela les États en rébellion à revenir au sein de l’Union, à défaut de quoi il annoncerait la libération des personnes maintenues en esclavage dans ces États. Aucun État confédéré n’accepta son offre, et le 1er janvier 1863, Lincoln promulgua donc la Proclamation d’émancipation. Ce texte déclarait libres en droit toutes les personnes en esclavage dans les États confédérés. Jusque-là, les esclaves qui réussissaient à rejoindre les États du Nord en franchissant la ligne de front étaient soit rendu·es à leurs propriétaires, soit considérés comme des biens capturés à l’ennemi. Il faut noter que la Proclamation ne s’appliquait qu’aux États du sud en rébellion, déclarant ainsi libres en droit des personnes qui n’étaient pas directement sous le contrôle de l’Union. Quatre États de l’Union continuèrent ainsi en effet à autoriser la pratique de l’esclavage (Delaware, Kentucky, Maryland, Missouri) après la Proclamation. Lincoln présenta d’ailleurs celle-ci d’abord comme un moyen pour écourter la guerre en saisissant les « ressources » de l’ennemi afin de l’affaiblir. La Proclamation modifia néanmoins les objectifs de la guerre, qui ne se résuma plus seulement à préserver l’Union.

Malgré les efforts des États confédérés pour contenir la nouvelle de la Proclamation, celle-ci s’ébruita rapidement parmi les noir·es en esclavage, déstabilisant gravement l’économie des États du Sud. Les noir·es furent de plus en plus nombreux·ses à s’enfuir pour rejoindre le Nord. Beaucoup de celleux qui retenaient des personnes en esclavage essayèrent tant bien que mal de les dissimuler lorsque les troupes du nord apparaissaient, ou bien s’enfuirent loin des lignes de l’Union. C’est ainsi que beaucoup de propriétaires d’esclaves délocalisèrent leur plantation au Texas, un État où l’influence de l’Union était limitée[2]. La taille et la position géographique du Texas rendait difficile la diffusion de la nouvelle de l’émancipation. Il existe de nombreuses hypothèses quant aux raisons qui expliqueraient la lenteur de cette diffusion au Texas. Certain·es avancent qu’un messager en route pour le Texas fut assassiné. D’autres incriminent les propriétaires des plantations qui empêchèrent intentionnellement et efficacement la nouvelle de s’ébruiter[3].

Le 9 avril 1865, le Général Robert E. Lee de l’armée des États confédérés capitula face au Général Ulysse S. Grant de l’Union. La guerre civile s’achèva officiellement le 13 mai 1965, date à laquelle les États confédérés cessent d’exister.

Le 19 juin 1865, le Général Gordon Granger à la tête d’un régiment de l’Union arriva au Texas, où 250,000 noir·e·s étaient encore maintenu·es en esclavage. Il prononça alors un discours dont sont extraites les phrases suivantes :

“Le peuple du Texas est informé que, en accord avec la Proclamation de l’exécutif des États-Unis, tou·tes les esclaves sont libres. Ceci signifie une égalité absolue des droits individuels et des droits de propriété entre les ancien·nes maître·esses et les ancien·nes esclaves, et le lien qui existait entre elleux jusqu’ici devient désormais un lien d’employeur·euse à salarié·e. Il est recommandé aux affranchi·es de demeurer tranquillement dans leur lieu de résidence actuel et de travailler en contrepartie d’un salaire. Ielles sont informé·es qu’ielles ne seront pas autorisé·e·s à se rassembler à un cantonnement militaire et qu’ielles ne recevront aucun versement financier qui les soutienne dans leur oisiveté ici ou ailleurs.”— Ordres Généraux, Numéro 3; District du siège du Texas, Galveston, 19 Juin 1865.

Le 6 décembre 1865, le 13ème amendement à la Constitution des États-Unis fut ratifié. Cet amendement abolit l’esclavage et la servitude involontaire sur tout le territoire national, sauf en cas de condamnation juridique. Cependant, les décennies qui succèdèrent à la fin de la guerre civile virent une transformation plutôt qu’une disparition des injustices qui touchaient la population noire : incarcération de masse, politiques de logement discriminatoires, lynchages, profilage racial et violences policières. S’imposa ainsi la nécessité de poursuivre les luttes sociales afin de démanteler les injustices raciales structurelles et institutionnelles. La célébration de Juneteenth pris alors son sens actuel, celui d’un rappel régulier de l’importance de cette continuation des luttes.

Les premières célébrations de Juneteenth prirent souvent la forme de réunions au caractère explicitement politique, destinées par exemple à informer les afro-américain·es de leur droit de participer aux processus électoraux. Au fil du temps, les célébrations prirent une tournure plus festive, tout en conservant une dimension commémorative et politique. Dans les décennies qui suivirent la guerre civile, particulièrement pendant la première (1916-1930)[4] et la seconde (1940-1970)[5] grande migration, des millions de noir·es du Sud migrèrent vers le Nord[6]. Ces migrations traduisaient l’espoir de conditions de vie meilleures, à la fois matériellement et politiquement.[7]  .

Lors de ces migrations, certain·es continuèrent de célébrer Juneteenth quand d’autres laissèrent cette tradition derrière elleux[8]. La date s’imposa peu à peu comme une journée de commémoration à travers quasiment toute la nation. Le 7 juin 1979, le Gouverneur du Texas William Clements signa le Juneteenth bill, qui fit de cette journée un jour de congé légal désigné comme « the Emancipation Day of Texas ». En 1997, le Congrès proclama le 19 juin « Juneteenth Independence Day », sans toutefois reconnaître cette date comme un jour un férié national. Aujourd’hui, 47 États (tous sauf le Dakota du Nord, le Dakota du Sud et Hawaii) reconnaissent Juneteenth comme un jour férié, une commémoration ou une journée d’observance[9]. Cependant, la grande majorité des États-unien·nes ignorent la signification de cette célébration, dont l’origine est rarement enseignée à l’école. Toutes les commémorations n’ont pas le même poids dans le processus de construction de l’identité nationale.

La célébration de Juneteenth constitue ainsi une remise en cause du calendrier canonique des jours de congé aux États-Unis. Le 4 juillet, jour de la fête nationale, célèbre l’accession à l’indépendance du pays en 1776, et ainsi les valeurs de liberté et d’égalité. Mais liberté et égalité pour qui ? Comme contrepoint à cette date, Juneteenth est l’opportunité de célébrer l’émancipation des Afro-Américain·es, mais aussi l’occasion pour la nation tout entière de faire face à un pan important de sa propre histoire. La reconnaissance de Juneteenth comme une célébration légitime est une opportunité de regarder la guerre civile états-unien·nes à travers les yeux de celleux qui furent réduit·es en esclavage. Questionner la légitimité de l’importance historique traditionnellement accordée à certaines dates et s’interroger sur l’invisibilité d’autres évènements permet de rendre apparents les biais de construction de l’histoire lorsque celle-ci ne reflète que les perspectives des groupes dominants.

Addendum, 19/06/2021 : Le jeudi 17 juin 2021, le président des États-Unis, Joe Biden, a promulgué une loi établissant le 19 juin ou Juneteenth comme jour férié fédéral. Juneteenth est le premier nouveau jour férié au niveau national depuis 1983, avec l’institution du Martin Luther King Jr. Day (célébré le troisième lundi du mois de janvier). Cette reconnaissance s’inscrit dans la suite des manifestations pour une plus grande justice sociale qui ont marquée les dernières années aux États-Unis, notamment le mouvement Black Lives Matter lancé pendant l’été 2020.

[1] « Une maison divisée contre elle-même ne peut pas tenir »

[2] Bien que des tensions traversent l’État du Texas, l’État fait officiellement sécession de l’Union le 23 février 1861. Le Texas est reconnu comme un État ayant contribué de manière importante à la Confédération notamment en raison de ses capacités militaires. Les forces confédérées répliquent avec succès aux invasions de l’Union dans certaines régions du Texas et un certain nombre d’Unionistes se voient exécuter pour trahison et conspiration contre la Confédération.

[3] Charles Taylor (2002). Juneteenth: A Celebration of Freedom. Open Hand Publishing.

[4] Les déplacements sont principalement des mouvements du sud vers les États du Midwest, le Nord-Est et l’Ouest des États-Unis.

[5] 5 millions de personnes se déplacent principalement vers la Californie.

[6] Loïc Waquant (1993). De la « terre promise » au ghetto. Actes de la recherche en sciences sociales, 99, 43-51.

[7] Anne Stefani (2012). Nord et Sud dans la construction de l’identité noire américaine : réflexions sur le Mouvement pour les Droits Civiques. Identités américaines, 31, 189-208.

[8] Janice Hume & Noah Arceneaux (2008) Public Memory, Cultural Legacy, and Press Coverage of the Juneteenth Revival, Journalism History, 34:3, 155-162.

[9] Une « journée d’observance » (day of observance) ne constitue habituellement pas un jour de congé, mais constitue l’occasion de divers actes de commémoration.