Les bons livres qui peuvent servir de manuel à ceux qui veulent changer le monde sont rares. Clairement, Théorie du tube de dentifrice, du philosophe antispéciste Peter Singer, à sa place sur les rayons, aux côtés des livres de Saül Alinsky ou de Gene Sharp. Cette biographie du militant pour les droits des animaux, Henry Spira (1927-1998), est riche de conseils méthodologiques pour gagner des victoires sociales et écologistes11.
Cette biographie est intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord c’est une bonne histoire, illustrée par de nombreux exemples de campagnes militantes antispécistes. Si l’absence de distance critique n’en fait pas un ouvrage scientifique, le regard très bienveillant que porte l’auteur, Peter Singer, sur son ami Henry Spira (1927-1998) à l’avantage d’offrir un récit cohérent et stimulant.
Le livre permet aussi de comprendre ce qui motive les militants des droits des animaux. En l’occurrence, le programme d’Henry Spira est simple et sans détour : végétarisme, fin de l’expérimentation animale, élimination de tout vêtement et produit issus de peaux d’animaux, abolition des « sports » comme la chasse au cerf et le tir au canard, bannissement de la pêche, etc. Très concrètement, sa position est que les animaux ressentent la douleur, et qu’aujourd’hui la somme de douleur que font vivre les humains aux animaux est extraordinairement importante et insupportable.
La dernière grande qualité de l’ouvrage, et c’est ce qui nous intéressera ici, tient à ce qu’il offre une stratégie claire et documentée pour le mouvement social. On ressort du livre avec un ensemble de préconisations et de conseils pour gagner des luttes sociales et écologistes.
Largement inspiré du mouvement des droits civiques, ou encore du mouvement féministe américain, Henry Spira a une pratique militante “pragmatique”, dont la caractéristique principale est la recherche de victoires directes et concrètes. En France, on pourrait classer dans cette tradition, des associations comme Droit au Logement et Jeudi Noir qui, s’ils se fixent comme horizon la transformation du système, gagnent concrètement rapidement de quoi loger des mal-logés en réquisitionnant des bâtiments vides ou en négociant des relogements. Dans un style plus alynskien, l’Alliance Citoyenne ou le ReAct se réclament quant à eux ouvertement de ce “pragmatisme”, cherchent à gagner de petite victoire, à créer une dynamique pour en gagner de plus grosses.
Garder les pieds sur terre et éviter la bureaucratisation
Avant d’être militant antispéciste, Henry Spira est passé par le mouvement kibboutzime dans les années 1940, puis par le syndicalisme et le trotskysme. De ces expériences militantes, il tire plusieurs enseignements.
Le premier est qu’il ne faut pas se désynchroniser de la réalité. Alors que le livre de Trotsky, la “Révolution permanente”, souligne la nécessité d’avoir les pieds sur terre, Henry Spira reproche au mouvement trotskiste étatsunien d’être complètement hors-sol : “si vous n’étiez pas trotskiste vous-même, vous aviez peine à comprendre de quoi ils parlaient.” Il leur reprochait d’être enfermés dans des principes abstraits de “justice” ou de “vérité” qui les empêchaient de penser le monde réel.
A cette première critique, il ajoute celle de la bureaucratisation : lorsque l’organisation devient une fin en soi : “le plus important pour ces gens était de savoir s’ils allaient réussir un jour à intégrer le comité politique de l’organisation, ou même le comité national.”
De la nécessité de gagner et de bien choisir sa cible
Quand, au début des années 1970, il commence à s’intéresser à la défense des animaux, les associations anti-vivisection étaient tombées dans les mêmes travers, se complaisant dans une stratégie de dénonciation (souvent assez gore), et ayant tendance à demander des dons davantage pour faire vivre leurs organisations que pour gagner des droits aux animaux.
Et, alors que le mouvement de défense des droits des animaux avait déjà plus d’un siècle, aucune avancée n’avait été enregistrée. Le mouvement était aussi en mal de succès, qui pourraient ensuite servir de tremplin vers des luttes plus larges et des victoires plus importantes.
Henry Spira a conscience de l’absolue nécessité d’une victoire, quelle qu’elle soit, pour faire avancer sa cause. Pour commencer, il va chercher la cible idéale. Ce sera le muséum d’Histoire naturel de New York et son laboratoire de recherche où se déroulent, depuis plusieurs années, des études sur le comportement sexuel des chats mutilés. Le scientifique en charge de cette étude estropie ainsi plusieurs dizaines de chats chaque année.
Pour Henry Spira, tous les animaux sont des créatures sensibles capables de ressentir la douleur. Mais s’il fait le choix de s’attaquer au muséum, c’est qu’il sait qu’il sera plus facile de convaincre les citoyens de manifester contre des expériences sur des animaux dont ils se sentent proches, comme les chats, plutôt que sur des rats ou des hamsters. Les chiens et les chats étant de loin les animaux de compagnie les plus populaires, les expériences dont ils sont les cobayes constituent une cible idéale.
Le choix est d’autant plus pertinent que les expériences concernent le comportement sexuel des chats. Elles ne servent pas à trouver un remède à une maladie grave : les chercheurs vont avoir du mal à expliquer en quoi leurs recherches sur le comportement sexuel des chats seraient d’une quelconque valeur pour la société. D’autant plus que ces expériences sont clairement éprouvantes pour les chats : les cobayes subissent diverses mutilations afin que les chercheurs puissent observer les effets de la suppression de leurs sens sur leur comportement sexuel.
A ces deux éléments déterminants, s’ajoute le fait que le muséum est situé à New York : une ville capable de fournir de nombreux manifestant, qui est aussi le siège de grands médias ; ce qui facilitera la couverture médiatique des évènements. Qui plus est, cette institution est financée par de l’argent public, or : “personne ne souhaite que l’argent du contribuable soit gaspillé ou mal employé”. Cela rend la cible choisie particulièrement vulnérable. Autre point : en tant qu’organisme public, le Muséum est soumis au Freedom of Information Act : il est tenu de fournir sur demande des documents relatifs au financement des expériences.
Pour faire stopper ces expériences, Henry Spira va utiliser un répertoire d’actions relativement classiques : il va organiser des manifestations, publier des publicités chocs grâce aux dons récoltés, monter une coalition d’associations, inciter les citoyens à se plaindre auprès des décideurs publics, etc. Il va aussi mettre directement la pression sur le directeur, en diffusant des tracts auprès de ses voisins. Et il va gagner.
Identifier l’intérêt de l’adversaire et trouver un point de convergence avec les vôtres
Fort de cette expérience et de la popularité que lui a donné sa première campagne contre le muséum, il va s’attaquer à un plus gros morceau : plus intéressant pour nous en termes stratégiques.
Sa cible sera une entreprise de produits de beauté. Celle-ci teste ses produits sur des animaux, en l’occurrence des lapins blancs (un symbole de l’innocence), pour faire valider leurs cosmétiques par l’autorité de régulation. Le test “de Draize” utilisé est particulièrement douloureux pour les animaux.
On voit ici toute l’intelligence stratégique d’Henry Spira : la campagne qu’il va demander ne va pas demander à l’entreprise d’arrêter purement et simplement leurs tests sur les animaux. Cela serait contre-productif puisqu’il n’existe pas de substitut reconnu à ce test : l’entreprise répondrait qu’elle est contrainte par la loi. Alors, il va pousser l’entreprise à investir financièrement pour développer des alternatives à ces tests effectués sur les animaux, à trouver un substitut non animal. Henry Spira suit là une logique simple : identifier l’intérêt de l’adversaire, trouver un point de convergence avec les vôtres, et faire avancer les choses.
Cette stratégie va entraîner des conflits avec des nombreux militants du mouvement de défense des animaux. Pour eux, tout test pratiqué sur des animaux constitue une violation de leurs droits et devrait donc être interdit. Si Henry Spira poursuit un objectif aussi radical, il estime irréaliste que cet objectif soit atteint dans un futur proche. Comme l’écrit Peter Singer : “Toute son expérience dans le mouvement des droits humains a appris à Henry que le changement arrive petit à petit, jamais avec une seule vague révolutionnaire. Si le refus d’accepter le moindre test animal ne fait pas advenir plus rapidement l’abolition des tests sur les animaux, pourquoi prendre cette position ?”
Résultat, il va obtenir l’engagement financier de cette entreprise de cosmétique (celle-ci y gagne une image pro-animaux), ce qui lui permettra ensuite d’obtenir le soutien d’autres entreprises et de développer un programme de recherche. Quelques années plus tard, un substitut sera trouvé et reconnu. Moins cher que le test sur les animaux, il permettra de faire baisser énormément la violence faite aux animaux par les entreprises de cosmétique, mais aussi de pousser le secteur de l’industrie et de la chimie, peu sensible à une campagne médiatique et fortement pourvoyeur du test de Draize, à changer ses pratiques.
La ”méthode” Henry Spira
Henry Spira a décrit les méthodes qu’il a employées pour provoquer des changements : elle tient en dix points, qui semblent parfois évidents aux militants mais sont trop rarement suivis…
Premier point : essayez de comprendre l’état actuel de l’opinion publique et la direction dans laquelle vous pourriez l’emmener demain. Pour Henry Spira, il est nécessaire de rester ancré dans la réalité. “Trop de militants ne fréquentent que d’autres militants et s’imaginent que tout le monde pense comme eux. Ils se mettent à croire en leur propre propagande et perdent la notion de ce qu’une personne lambda peut penser. Ils ne savent plus ce qui est réalisable et ce qui relève du vœu pieux né de leur conviction profonde d’un besoin de changement.” Comme le disait Henry Spira, ceux qui veulent faire la révolution ont besoin d’un “détecteur de connerie qui tourne à plein régime.”
Deuxième point: il faut choisir la cible en se basant sur sa vulnérabilité à l’opinion publique, l’intensité de la souffrance causée et les possibilités de changement. Troisième point: il faut se fixer des objectifs réalisables. Tout changement majeur advient par étapes. La sensibilisation ne suffit pas. Quatrième : il est nécessaire d’avoir des sources crédibles d’information et de documentation. Il ne faut rien présupposer, et ne jamais tromper les médias et les citoyens. C’est votre crédibilité qui est en jeu.
Cinquième point : c’est tentant, mais il ne faut pas diviser le monde entre les saints d’un côté et les pêcheurs de l’autre. Le monde n’est pas noir ou blanc. Lorsque Henry Spira veut obtenir un changement de la part de quelqu’un, d’un dirigeant par exemple, il se met à la place de cette personne et se demande “Si j’étais cette personne, qu’est-ce qui pourrait me faire changer de comportement ?” C’est basique, mais insulter ses adversaires de “connards sadiques” rendra difficile leur ralliement à votre cause. Comme le rappel l’auteur de la biographie, ne pas diviser le monde entre gentils et méchants n’est pas seulement une tactique judicieuse, c’est également la façon de penser d’Henry Spira. Comme il le dit lui-même : « Les gens peuvent changer. Autrefois, je mangeais des animaux et je ne me suis jamais considéré comme un cannibale. »
Sixième point. Rechercher le dialogue et essayer de travailler ensemble à résoudre des problèmes. Chaque problème a ses solutions : le meilleur moyen d’y parvenir est de rester réaliste. Henry Spira proposait toujours de discuter du problème avant de lancer une campagne. L’idée étant de montrer qu’il est une personne réfléchie, sérieuse, prête à trouver des solutions acceptables. Par exemple, lors de la campagne contre le test de Draize, Henry Spira a toujours insisté sur le fait que les méthodes de test in vitro offraient la possibilité de garantir la sécurité de nouveaux produits de façon plus rapide, moins coûteuse, plus fiable et plus élégante. En quittant le terrain de la morale et de l’éthique, en parlant au portefeuille, il pouvait ainsi rallier le camp d’en face à sa cause.
Septième point. Si la cible ne réagit pas, il faut être prêt à la confrontation : organiser une campagne de sensibilisation graduelle pour mettre votre adversaire sur la défensive. Par exemple, La campagne du muséum a commencé avec un article dans un journal local, puis elle s’est poursuivie par des manifestations, avant de finalement s’étendre aux médias nationaux. La campagne contre l’entreprise de cosmétique a été rendue publique avec une publicité théâtrale sur une page entière du New York Times, qui a elle-même généré encore plus de publicité. Elle a continué avec des manifestations devant les locaux de l’entreprise.
Le huitième point, on en a déjà parlé, est d’éviter la bureaucratie : de mettre fin aux réunions interminables, mais aussi d’éviter les structures bureaucratiques qui gâchent leur énergie à développer leur organisation plutôt qu’à obtenir des résultats pour la cause.
Neuf. Ne pas partir du principe que seules la législation ou l’action en justice peuvent résoudre le problème. Et enfin, Dix. Se poser la la question : « Est-ce que ça va marcher ? ». Il faut être réaliste, savoir revoir ses objectifs en fonction de ses moyens.
Vous l’aurez compris, la biographie d’Henry Spira offre une bonne base de réflexion stratégique pour ceux qui veulent changer le monde. Evidemment, il ne faut pas se contenter de prendre ses conseils au pied de la lettre : il faut aussi être créatif, regarder comment ont été gagnées les autres victoires du mouvement social, adapter cette méthode à ses objectifs. Quoi qu’il en soit, en cette période où les victoires sociales, féministes, anti-racistes et écologistes sont rares, inspirons-nous, indignons-nous et organisons-nous.