Des lycéennes, têtes nues, qui font des doigts d’honneur aux portraits des guides de la Révolution islamique, Rouhollah Khomeini et Ali Khamenei. Des femmes qui jettent leurs hijabs au feu en dansant sous les chants de la foule. Des jeunes qui font tomber les turbans d’hommes religieux en pleine rue, et tout cela largement diffusé sur les réseaux sociaux. Quelque chose a profondément changé en Iran ces derniers temps.
Le mouvement « Femme, vie, liberté », déclenché par la mort de la jeune femme kurde, Jina Mahsa Amini, aux mains de la police des mœurs en septembre 2022, marque un tournant majeur dans l’histoire du pays. Dans une quarantaine de chroniques couvrant les cinq mois entre mi-septembre 2022 et mi-février 2023, Chowra Makaremi, anthropologue franco-iranienne, décrit et analyse cette mobilisation inédite. Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran présente un mélange d’histoire politique, d’expériences personnelles (la mère de l’autrice a été assassinée en prison dans les années 1980, l’autrice elle-même a été contrainte à l’exil à l’âge de six ans) et d’étude du contexte actuel. Publié fin septembre 2023, le livre fournit d’importants éléments pour une analyse de l’histoire et de l’actualité iranienne sous les auspices d’une théorie d’hégémonie. Ainsi, cette publication fournit aussi d’importants éléments pour creuser et prolonger le débat sur la « spiritualité politique » que Michel Foucault avait identifié comme étant déterminante dans le basculement qu’a connu le pays à la fin des années 1970. C’est tout du moins ce que nous souhaitons suggérer ici en revenant, sur le fond du livre de Chowra Makaremi, à la révolution de 1979 ainsi qu’à la crise révolutionnaire à partir de 2022.
1) La gouvernementalité islamique : une analyse incomplète de l’hégémonie
Bien que les chroniques ne mentionnent que trois fois les essais foucaldiens à propos de la révolution iranienne, les questions soulevées par l’auteur en 1978/79 présentent un des arrière-fonds des observations de Chowra Makaremi. A l’époque, Foucault constatait l’émergence d’une volonté collective unifiée et d’une « spiritualité politique » :
Parmi les choses qui caractérisent cet événement révolutionnaire, il y a le fait qu’il fait paraître – et ça, peu de peuples en ont eu l’occasion dans l’histoire – une volonté absolument collective. La volonté collective, c’est un mythe politique avec lequel les juristes ou philosophes essaient d’analyser, ou de justifier, des institutions, etc., c’est un instrument théorique : la « volonté collective », on ne l’a jamais vue, et personnellement, je pensais que la volonté collective, c’était comme Dieu, comme l’âme, ça ne se rencontrait jamais. …nous avons rencontré, à Téhéran et dans tout l’Iran, la volonté collective d’un peuple. Eh bien, ça, ça se salue, ça n’arrive pas tous les jours. De plus (et là, on peut parler du sens politique de Khomeyni), on a donné à cette volonté collective un objet, une cible et une seule, à savoir le départ du chah. Cette volonté collective, qui, dans nos théories, est toujours générale, s’est fixé, en Iran, un objectif absolument clair et déterminé, ainsi a-t-elle fait irruption dans l’histoire[1].
Plus que captivé par les séductions de l’islamisme, comme ça lui a été reproché, Foucault manifeste ici son étonnement sociologique face au caractère unique de la mobilisation de 1978/79. Sa particularité, à savoir
sa capacité à assembler des classes sociales différentes, voire antagoniques, jusqu’à la conquête du pouvoir, et à faire du discours politique islamiste l’instrument par excellence de cette mobilisation, au détriment de toute autre idéologie concurrente[2],
a marqué nombreux observateurs et observatrices de la Révolution islamique.
Sur le fond d’une crise sociale et politique accrue, c’est toute la subjectivation séculière et moderniste des Pahlavis qui perd sa pertinence dans la deuxième moitié des années 1970. Elle a été de plus en plus défiée par une interpellation idéologique concurrente, orchestrée par le clergé combattant avec l’exilé Rouhollah Khomeini à sa tête. C’est cette formation d’un nouveau sens commun se propageant « sur les rubans des cassettes », c’est-à-dire par les enregistrements de Khomeini joués dans de nombreuses mosquées du pays, que Foucault avait observé avec justesse[3]. Ou pour le dire autrement, il avait précisément saisi un effondrement de la dimension motivationnelle de l’hégémonie du régime. Cette analyse est forgée par ses travaux simultanés sur la gouvernementalité.
Or, en rejetant des approches déterministes – il fait explicitement référence au débat houleux sur l’interprétation de la Révolution française par François Furet qui débute peu de temps avant le soulèvement iranien, au printemps de l’année 1978 –, Foucault ignorait que l’hégémonie dispose aussi d’une dimension stratégique. Toute force sociale visant la prise révolutionnaire du pouvoir doit forger des alliances composées d’éléments hétérogènes, les orienter vers un objectif commun et désorganiser des formations adverses[4]. En focalisant sur la restitution de l’évènement révolutionnaire dans sa radicale et irréductible singularité, l’intellectuel français manquait, comme le constate Chowra Makaremi à juste titre, « de lucidité sur le programme politique du clergé » (p. 314[5]). Il ignorait l’important travail d’organisation effectué par les ayatollahs qui suivaient Khomeini. C’est seulement ainsi que Foucault a pu soutenir que « par “gouvernement islamique”, personne, en Iran, n’entend un régime politique dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction ou d’encadrement[6] » ; qu’il a pu écrire que Khomeini n’était « pas un homme politique », mais simplement « le point de fixation d’une volonté collective[7] ».
2) La bévue de Foucault : le bloc historique anti-Pahlavi
On s’imagine bien les marxistes réductionnistes contre lesquels Foucault polémique à juste titre en soutenant que l’évènement révolutionnaire iranien ne serait pas simplement une lutte des classes. Cependant, comme l’a soutenu le philosophe Michiel Leezenberg,
les manifestations avaient une base économique évidente : pour une grande partie de la population, les années 1970, censées être riches, n’avaient apporté que de nouvelles difficultés et des attentes déçues, une condition préalable bien connue pour l’émergence de mouvements révolutionnaires[8].
Pris par un malaise provoqué par des changements sociaux importants et rapides, différents acteurs ont formé une coalition sous la houlette des ayatollahs qui a renversé Mohammad Reza Pahlavi en 1979.
Premièrement, le clergé chiite s’aliéna du régime quand ce dernier mit en œuvre, en 1963, une série de réformes, appelée « Révolution blanche », combattue pour des raisons idéologiques (plus de droits pour les femmes et remise en question de la suprématie de la charia dans le système judiciaire) et économiques (redistribution des terres en défaveur des grands propriétaires terriens, nombreuses mosquées et séminaires chiites inclus). Pour combler les déficits ainsi produits, le clergé institua une taxe volontaire constituant ainsi « une “Église” que ses richesses propres rendent indépendante de l’État, pour le soutenir ou pour l’attaquer[9] ».
Deuxièmement, les commerçants urbains (les bazars) qui profitaient de la prospérité générale de l’Iran sous le chah, mais qui étaient opposés aux politiques de développement qui menaient à la création de chaînes de supermarché, de grands magasins et banques ainsi qu’à la mécanisation de la production du pain, des chaussures et des tapis. Ce sont notamment les contrôles étatiques massivement élargis dans le cadre d’une campagne contre la spéculation en 1975 menant à l’incarcération de 8.000 commerçants qui creusèrent le fossé avec le régime.
Troisièmement, le sous-prolétariat urbain, souvent originaire des campagnes et exclu des structures sociales et politiques officielles. Un vaste réseau d’entre-aide s’appuyant sur des organisations communautaires et régionales, mais aussi sur des associations religieuses les fait rentrer en contact avec la nouvelle « spiritualité politique ». La crise inflationniste qui suit le choc pétrolier de 1973 (l’Iran ne participant pas à l’embargo de l’OPEP connaît un important afflux d’argent) fit que cette classe ouvrière non industrielle souffre grandement de la suppression d’emplois non qualifiés dans le secteur de la construction ainsi que de la hausse des prix à partir du milieu des années 1970.
Quatrièmement, la nouvelle classe moyenne, constituée par les employé.e.s de l’État et de l’industrie pétrolière et en forte augmentation depuis la « Révolution blanche » de 1963. Ce groupe se trouvait dans une compétition inégale avec l’élite du régime et les nombreux expatrié.e.s occidentaux en ce qui concerne l’accès à la santé, l’éducation et les marchandises occidentales. Le ressentiment national ainsi créé ne fit qu’augmenter avec la perte du pouvoir d’achat, provoquée par les salaires fixes en temps d’inflation.
Ce qui émergera en Iran tout au long des années 1970, c’est une opposition au chah qui prend la forme d’un « bloc historique » dans le sens du théoricien de l’hégémonie Antonio Gramsci : d’une formation relativement cohérente avec une organisation idéologique forte, capable d’intégrer les intérêts matériels et symboliques de différents groupes sociaux. Le régime n’a pas su résister à une telle force comme le soutiennent les politistes Brecht de Smet et Jelle Versieren :
Sa révolution passive impliquait une hégémonie faible et limitée, et son projet national manquait de pouvoir et de prestige culturel et directif. Dans chaque situation de crise, la petite bourgeoisie moderne et les classes populaires se sont retournées contre l’État Pahlavi… Le clergé, pour sa part, est resté largement en dehors du transformisme de l’État Pahlavi. En tant que force semi-indépendante, il a parfois rejoint le projet Pahlavi, tant qu’une telle alliance profitait à ses intérêts corporatifs, cependant, lorsque l’État empiétait sur ses privilèges de classe, il a parfois participé, ou même dirigé, un bloc contre-hégémonique[10].
3) Répression et subjectivation postrévolutionnaire
La sévère répression que pratique le nouveau pouvoir depuis son installation en février 1979 fait pleinement partie de la dimension stratégique du programme hégémonique, à savoir la désorganisation des forces adverses. L’ignorance foucaldienne du volet stratégique de l’hégémonie islamiste est à nouveau illustrée par le malaise que l’auteur exprime, en avril 1979, dans sa lettre ouverte à Mehdi Bazargan. En septembre 1978, Foucault avait personnellement rencontré cet ancien militant pour les droits humains et désormais (pour une courte durée) Premier ministre de la République islamique :
Vous disiez qu’un gouvernement, en se réclamant de l’islam, limiterait les droits considérables de la simple souveraineté civile par des obligations fondées sur la religion. Islamique, ce gouvernement se saurait lié par un supplément de « devoirs ». Et il respecterait ces liens : car le peuple pourrait retourner contre lui cette religion qu’il partage avec lui. L’idée m’a semblé importante. Personnellement, je suis un peu sceptique sur le respect spontané que les gouvernements peuvent porter à leurs propres obligations. Mais il est bon que les gouvernés puissent se lever pour rappeler qu’ils n’ont pas simplement cédé des droits à qui les gouverne, mais qu’ils entendent bien leur imposer des devoirs. A ces devoirs fondamentaux nul gouvernement ne saurait échapper. Et, de ce point de vue, les procès qui se déroulent aujourd’hui en Iran ne manquent pas d’inquiéter[11].
Chowra Makaremi s’arrête longuement sur ces violences d’État qui ont posé les fondements de la République islamique tout au long des années 1980. Elles ne consistent pas seulement dans la répression politique, mais incluent aussi l’affirmation, par les armes à partir de mars 1979, d’une domination ethnique au Kurdistan iranien. Cette histoire est « peu connue (des Iraniens eux-mêmes) et pourtant incontournable pour saisir la nature de l’État postrévolutionnaire et la façon dont il s’est mis en place » (p. 56). C’est dans le combat contre la population kurde que la République islamique forgera son appareil sécuritaire et paramilitaire dont font notamment partie les gardiens de la révolution. L’autrice consacre toute une chronique éclairante à ce « deuxième pilier, au côté du clergé » (p. 282), de l’État postrévolutionnaire. Les gardiens de la révolution sont aujourd’hui une puissance économique (organisation fortunée et corrompue à la fois) aussi bien qu’entrepreneurs de la violence qui sont essentiels pour le terrorisme d’État iranien et son projet impérialiste chiite que ça soit en Irak, au Liban, en Syrie, au Yémen ou en Palestine.
Puis, il y a évidemment la guerre contre l’Irak entre 1980 et 1988. Cette dernière a été menée par la jeune république au prix d’un sacrifice énorme de vie humaines, payé notamment par des jeunes lancés sur les champs des mines ou vers les tranchées ennemies. Née ainsi « la figure archétypale du martyr combattant » (p. 20) des jeunes des bidonvilles, victimes de la politique de modernisation du chah. La guerre était aussi « un merveilleux moyen de mobiliser le patriotisme iranien et le nationalisme pour construire la nouvelle identité politique, républicaine islamique, nécessaire à l’institution de la théocratie » (p. 317-318).
L’autrice soutient qu’une nouvelle subjectivation naît dans cette période. Elle incluait le culte du martyr, la polarisation contre les ennemies intérieurs (« infidèles », minorités ethniques) et extérieurs (le socialisme arabe, les États-Unis, Israël), le silence à propos des violences d’État (notamment les exécutions massives des prisonnier.e.s politiques à la fin des années 1980) et une économie symbolique patriarcale de l’espace public (port du voile obligatoire pour les femmes et plus généralement pudeur imposée à tou.te.s). Cette subjectivation était essentiellement une socialisation politique se caractérisant par un ensemble de lignes rouges qu’on ne pouvait franchir qu’au prix d’une répression pouvant aller jusqu’à la mise à mort.
Un certain respect intériorisé des lignes rouges établies par le pouvoir définit la citoyenneté iranienne depuis plus de trente ans – rendant si difficile de caractériser celui-ci et de comprendre le degré de contrainte, les formes de l’obéissance, les limites de l’adhésion. Sont des lignes rouges (khat-e ghermez en persan) les sujets à ne pas aborder et les choses à ne pas faire ou dire si l’on ne veut pas avoir de sérieux problèmes. Ces lignes rouges cartographient l’espace public praticable – à géométrie extrêmement variable, puisqu’il peut s’élargir ou se rétrécir selon les périodes. Elles ne sont inscrites ou listées nulle part : elles relèvent d’un savoir à la fois implicite et évident, intériorisé par les Iraniens et les Iraniennes. Leur apprentissage et leur mis au jour sont donc une des premières formes de socialisation (p. 42).
Sur le plan motivationnel de l’hégémonie, cette subjectivation a pris le relais de la « spiritualité politique » de l’opposition au chah des années 1970. Elle organise contrainte, obéissance et adhésion, donc non seulement l’acceptation passive de l’ordre dominant, mais aussi sa réception productive, sa mise en pratique et son développement créatif par les dominé.e.s, bref, le « consensus actif des gouvernés[12] » :
La société a progressivement métabolisé les frontières tracées par l’État. Dans ce processus, des sujets d’abord vécus comme sensibles ou dangereux – par exemples les violences de masse après la révolution de 1979 – se sont transformés en sujets moralement, socialement et émotionnellement dévalorisés, auxquels les gens ne souhaitaient pas associer leur nom. C’est ainsi que l’acceptation stratégique des frontières a conduit à leur intériorisation, et que la société civile est devenue la gardienne des lignes rouges qui lui ont été imposées. Cette économie individuelle et collective, nous permet de saisir comment la République islamique a construit un pouvoir dont le caractère répressif était souvent nié, ou minoré sous forme de dédramatisation par les Iraniens eux-mêmes (p. 44-45).
La République postrévolutionnaire des années 1980 et 1990 est ainsi une parfaite illustration de « l’État intégral » gramscien, caractérisé par la combinaison « dictature + hégémonie[13] ».
4) L’effondrement progressif de la base sociale et politique du régime islamique
Ce n’est qu’à la deuxième moitié des années 1990 qu’apparaissent en Iran les premières fissures de ce qu’on pourrait appeler, pour reprendre les termes de Nicos Poulantzas, le « bloc au pouvoir[14] ». C’est d’abord à l’intérieur de celui-ci que les rapports se crispent, notamment dans la répression du courant « réformiste » dont l’influence grandissante est illustrée par l’arrivée au pouvoir du président Mohammad Khatami en 1997. La résistance que les plus fervents défenseurs du régime lui opposent se manifeste aussi bien dans une campagne meurtrière qui cible, en 1998, des opposant.e.s ayant survécus l’annihilation des années 1980 que dans la suppression du mouvement étudiant en 1999. « Cette répression », note l’autrice,
prise en charge par les milices et les tribunaux révolutionnaires, a créé un rapport de force défavorable aux réformistes qui, malgré leur victoire aux élections législatives et la réélection de Khatami pour un second mandat présidentiel en 2001, se montrèrent incapables d’assumer des choix à même de faire aboutir concrètement, leur promesses de réformes institutionnelles, politiques et sociales (p. 94).
L’espoir réformiste ne persistera qu’une quinzaine d’années. La violente répression du « mouvement vert » de juin 2009 contre la frauduleuse réélection de Mahmoud Ahmadinejad en tant que président en défaveur du candidat réformiste Mir-Hossein Mousavi y mettra un terme définitif. Les acteurs politiques réformistes ont pourtant continué à être présents sur la scène politique iranienne, mais sans influence réelle et prisonniers de leur loyauté à la République islamique. C’est ainsi qu’a pris « lentement fin l’hégémonie idéologique du réformisme comme façon de penser la contestation » (p. 100).
Selon Chowra Makaremi, c’est cette incapacité de changements politiques qui caractérise l’héritage du réformisme iranien des années 1990. Celui-ci avait aussi mis en place
des politiques économiques néolibérales qui ont pour effet de recomposer le droit du travail : les contrats extrêmement précaires, à la journée…sont devenus la norme. Ces contrats permettent de licencier définitivement du jour au lendemain, sans préavis ni compensation. Avant ces réformes, 90 % des ouvriers du secteur pétrolier bénéficiaient de contrats pérennes. Depuis, la situation s’est renversée : plus de 75 % des employés sont des journaliers (p. 118).
Cette précarisation de l’emploi, les grèves ouvrières à basse intensité qui ont accompagné l’introduction des politiques néolibérales ainsi que le contexte économique mondial défavorable dans la décennie 2010, ont nourri d’importantes révoltes contre la vie chère en 2017 et contre l’augmentation du prix de l’essence en 2019. Ces soulèvements marquent le délitement du bloc au pouvoir parce qu’ils
impliquaient des habitants souvent très jeunes venus des banlieues populaires et périphériques : c’étaient les populations considérées jusque-là comme des bases électorales, sociales et culturelles de la République islamique qui se révoltaient contre la vie chère, la corruption, le spectacle des inégalités, le déclassement social, l’absence de perspectives (p. 162).
Ces mouvements constituaient « la contestation la plus radicale du pouvoir depuis la révolution de 1979 » (p. 212) : « des dizaines de casernes, des centaines de banques, des affiches du Guide suprême, des voitures de police ont été incendiées. “À bas le dictateur !”, ont chanté les insurgés » (p. 214) en novembre 2019. Autrement dit, les soulèvements de 2017 et 2019 marquent une étape décisive dans l’effondrement de la dimension stratégique de l’hégémonie de la République islamique.
5) La crise révolutionnaire à partir de 2022 : le délitement du pacte social islamique
Le mouvement « Femme, vie, liberté » intervient avec cet effondrement en arrière-plan. En s’attaquant au volet motivationnel de l’hégémonie du régime, il provoque une véritable « crise organique[15] », c’est-à-dire une situation dans laquelle les fondements même des structures de la domination islamique sont en jeu. De manière tout à fait symptomatique, le soulèvement prend racine dans un conflit autour des lignes rouges mentionnées plus haut qui organisent la subjectivation politique en Iran postrévolutionnaire. La jeune femme kurde Jina Mahsa Amini visite Téhéran avec sa famille. Elle ne sait pas respecter les techniques du corps qui régissent la capitale iranienne plus que les provinces périphériques : port du voile, mais aussi contournement des contrôles, techniques de négociation avec les agents de la police des mœurs, etc.
En entendant l’accent kurde de son frère intervenant auprès d’eux, les agents ont dû se sentir autorisés à se donner carte blanche pour le traitement d’Amini. Elle meurt le 16 septembre 2022.
Son enterrement le lendemain dans le Kurdistan iranien tourne en manifestation politique. Après avoir chassé les religieux et les responsables politiques locaux des funérailles, des femmes ôtent leur voile sous des chants anti-régimes, le brandissant au poing en sortant du cimetière. « Du jamais-vu » (p. 32) commente Chowra Makaremi. Leur slogan kurde, « Jin, Jiyan, Azadî » (femme, vie, liberté), s’universalisera comme mot d’ordre national du soulèvement par la suite. La République islamique qui s’était construite sur l’exclusion ethniciste des habitants et notamment des habitantes des classes populaires et des provinces marginalisées, créant ainsi « des citoyens et des citoyennes de seconde zone » (p. 68), se voit ainsi défiée par une solidarité interethnique inédite. Ainsi, le mouvement tourne le dos à « la hiérarchisation des groupes nationaux et ethniques et leur construction en relais sociaux de la domination politique » en soulignant l’appartenance de tou.te.s « à un même corps social » (p. 109).
Cet exercice d’une souveraineté populaire inclusive va de pair avec la remise en question de toute « une subjectivation politique, une forme de participation et de citoyenneté » et un « refus du pacte social » (p. 45) de la République islamique. Dans les semaines qui suivent la mort d’Amini, les femmes vont se couper les cheveux, ôter et bruler leurs voiles, des jeunes vont faire tomber les turbans des religieux, danser et chanter, bref, les manifestant.e.s dépassent le cadre définissant la citoyenneté en Iran :
Les lignes rouges qui partagent le recevable du non-négociable en Iran n’ont pas tant été tracées à la kalachnikov des jeunes bassidjis [miliciens] qu’à travers un long et violent travail de construction idéologique. Nous en avons rencontré les piliers à différents moments : les affects, en particulier l’indifférence à travers les politiques de terreur et d’exécutions ; les valeurs, en particulier la prudence à travers l’économie de la clémence et de la cruauté ; les modes d’identification collective, nourris par les figures du martyr et de l’ennemi, extérieur aussi bien qu’intérieur. Ce sont ces affects, ces valeurs et ces identités collectives qu’a retourné le mouvement parti du slogan « Femme Vie Liberté » : en brisant, par l’attachement, la production sociale de l’indifférence, en refusant la prudence pour affirmer l’opposition frontale, et en célébrant, contre l’ennemi et le martyr, la solidarité et la vie. Dans ses différentes étapes, dans ses interventions et ses ripostes au jour le jour, cette lutte collective a vu l’éboulement géologique des fondations de la République islamique, de son pacte social (p. 315-316).
Plusieurs choses font de ce soulèvement un mouvement révolutionnaire inédit. Premièrement, il s’agit d’une révolution proprement féministe. Le soulèvement se caractérise par
le consensus autour du fait que l’égalité hommes-femmes est la précondition du changement du régime politique, donc que la situation des femmes n’est pas l’affaire des femmes mais la condition de possibilité de la liberté pour tous et toutes (p. 108).
Deuxièmement, il ne s’agit pas d’une simple revendication de droits selon un modèle de démocratie occidentale et d’égalité de genre. L’appropriation et l’universalisation d’un slogan féministe et écologiste kurde, lié aux expériences d’émancipation communaliste et pluriethnique du Kurdistan syrien dans lequel les femmes jouent depuis longtemps un rôle prépondérant, est hautement significatif. Troisièmement, le mouvement n’est pas simplement un mouvement de femmes. Il engage
toutes les franges de la population : hommes et femmes des petites et grandes villes, des quartiers riches et des banlieues pauvres. Les hommes ne sont pas les alliés des femmes qui demandent des droits – on n’en est plus là –, tous et toutes manifestent contre le pouvoir, en retournant son symbole théocratique le plus immédiat. Enlever ou brûler son voile en public est un acte politique qui affirme, avec la plus grande économie des moyens, qu’on monte au créneau et qu’on défie l’ordre établi (p. 40-41).
Quatrièmement, aucune demande de réforme, comme p.ex. l’abolition de la police des mœurs, est formulée. Les manifestant.e.s ne demandent rien au gouvernement, ils et elles veulent simplement en finir : « à mort le dictateur » est leur devise.
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Le mouvement 2022/23 n’a pas su mettre fin au régime théocratique. Cependant, la Réplique islamique est finie : « elle n’est plus en mesure de garantir sa domination culturelle, morale et intellectuelle – son hégémonie » (p. 257). Il faudrait rajouter que cela concerne également sa dimension stratégique. Par conséquent, le régime n’a plus que le recours à la force à sa disposition. Il l’a déployée massivement contre le soulèvement. Deux mois après les débuts du mouvement, a commencé une guerre contre le groupe social qui en est l’emblème : dans des attentats chimiques contre plus que 100 écoles pour filles, plus que 7.000 élèves ont été intoxiquées. Sans oublier que « l’Iran est…, en proportion, le pays qui exécute le plus au monde (surtout les Kurdes et des Baloutches), et le deuxième en chiffres absolus, après la Chine » (p. 73).
Cette situation n’est pas sans rappeler celle de 1978/79. Cependant l’actuelle « re-subjectivation politique qui se négocie à la marge depuis plusieurs décennies » (p. 68) semble beaucoup plus prometteuse que la « spiritualité politique » d’antan. Tout comme le nouveau bloc historique qu’elle coalise. 1978/79 a pu donner lieu à une tragédie, mais 2022/23 ne produira pas de farce.
[1] Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 746.
[2] Gilles Kepel, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2003, p. 179-180.
[3] Foucault, op. cit., p. 709.
[4] Pour la distinction entre dimension motivationnelle et stratégique de l’hégémonie, voir Kolja Lindner, « “Muddled thinking” : Stuart Hall et la théorie d’hégémonie », in Malek Bouyahia, Franck Freitas-Ekué et Karima Ramdani (dir.), Penser avec Stuart Hall : Précédé de deux textes inédits et majeurs de Stuart Hall, Paris, La Dispute, 2021, p. 155-176.
[5] Les numéros de page en parenthèses renvoient à Chowra Makaremi, Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran, Paris, La Découverte, 2023.
[6] Foucault, Dits et écrits, II., p. 691.
[7] Ibid., p. 716.
[8] Michiel Leezenberg, « Power and Political Spirituality: Michel Foucault on the Islamic Revolution in Iran », in John Neubauer (dir.), Cultural History After Foucault, New York, Aldine de Gruyter, 1999, p. 68.
[9] Maxime Rodinson, « Khomeyni et la “primauté du spirituel” », in Maxime Rodinson, L’Islam : politique et croyance, Paris, Fayard, 1993, p. 301-327, ici p. 325-326.
[10] Jelle Versieren et Brecht de Smet, « The Passive Revolution of Spiritual Politics: Gramsci and Foucault on Modernity, Transition and Religion », in David Kreps (dir.), Gramsci and Foucault: A Reassessment, Surrey et Burlington, Ashgate, 2015, p. 111-129, ici p. 126.
[11] Foucault, Dits et écrits, II., p. 781.
[12] Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 14, 15, 16, 17 et 18, Gallimard, Paris, 1990, p. 120.
[13] Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 6, 7, 8 et 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 126.
[14] Cf. Nicos Poulantzas, « Préliminaires à l’étude de l’hégémonie dans l’État », Les Temps Modernes, no. 234, 1965, p. 862-896 et « Préliminaires à l’étude de l’hégémonie dans l’État (fin) », Les Temps Modernes, no. 235, 1965, p. 1049-1069 ainsi que Pouvoir politique et classes sociales de l’État capitaliste, François Maspero, Paris, 1968. Ici, nous adaptons ce concept saisissant l’institutionnalisation d’une alliance de forces sociales, unifiées politiquement à travers l’État (par un travail de coordination et de polarisation), dans un sens vigoureusement anti-réductionniste, nécessitant une reformulation de sa version initiale chez Poulantzas qui ne s’intéresse qu’à l’État que dans son rapport aux classes sociales (cf. pour un bilan critique Kolja Lindner, Die Hegemoniekämpfe in Frankreich. Laizismus, politische Repräsentation und Sarkozysmus, Hambourg, Argument, 2017, p. 42-45 et p. 48-53).
[15] Cf. Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 10, 11, 12 et 13, Gallimard, Paris, 1978, p. 399-409.