NOTE DE LECTURE. D. Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature. Trad. Oristelle Bonis, préf. M.-H. Bourcier, Jacqueline Chambon, 2009. 29 Mai 2009.

La traduction de l’ouvrage de Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, est un petit événement pour tous ceux qui s’intéressent à l’étude de la science comme phénomène politique. Cet ouvrage nous arrive avec bientôt vingt ans de retard – et même plus si on considère que certains des articles qui le composent ont été écrits à la fin des années 1970 – et surtout, il nous arrive entouré d’une tradition de commentaires, de critiques et d’héritages qui en font déjà un « classique », comme le souligne M.-H. Bourcier dans sa préface. Mais si ce texte est en ce sens le document d’une époque qui n’est plus tout à fait la nôtre, en partie parce qu’il a contribué à la transformer, il est encore néanmoins un texte vivant, notamment pour nous qui l’accueillons si tard. C’est pour ces deux raisons à la fois qu’il importe de le lire.

Des singes, des cyborgs et des femmes est une compilation d’articles parus dans des revues anglo-saxonnes entre 1978 et 1989, mais plus qu’un simple recueil, cet ouvrage est un objet tout à fait singulier. Sa composition plutôt hétéroclite – à des chapitres de sociologie des sciences de facture relativement académique succèdent d’autres orientés sur la science comme pratique discursive, puis des textes au statut singulier, tels l’entrée « genre » dans un dictionnaire marxiste, et bien sûr le Manifeste cyborg – répond en effet à l’exigence d’hétéroglossie de nombreuses fois affirmée au cours de l’ouvrage, et qui consiste à ne jamais jouer le jeu de l’ « auteur », dans sa figure unique et surplombante. Chaque chapitre constitue en effet un point de vue partiel, énoncé par une identité elle aussi située, sur un ensemble de questions qui possèdent certes une cohérence propre, mais qui ne peuvent être abordées à chaque fois qu’à partir d’un lieu déterminé, et en s’adressant à un public déterminé. En permanence attentive aux circonstances et aux effets associés à ces textes, Haraway exprime dans la forme même de l’ouvrage sa grande méfiance envers le discours de la maitrise, de la totalisation savante. La critique du discours scientifique mâle et dominant, qui s’est constitué dans la dénégation permanente de la particularité de son point de vue, comme miroir – et rien de plus – d’une nature dont la substance est toute extérieure, s’accompagne donc d’une pratique d’écriture qui la met en œuvre. C’est cette tentation de la forme-sens qui fait de ce texte un exercice de réflexivité exemplaire, mais c’est elle aussi qui produit parfois les obscurcissements que l’on pourra regretter. Cette contrepartie est surtout visible dans le fameux Manifeste cyborg (chapitre 8), qui tente de reproduire en son sein par le biais de « l’écriture cyborg » le principe général d’hétéroglossie. Multipliant les points de vue, les objets, fuyant la terminologie officielle du discours savant comme du discours critique, le Manifeste pousse à ses limites l’idée d’une pluralisation des voix légitimes en essayant de les incarner toutes. Car toute l’habileté rhétorique dont il fait preuve ne peut faire oublier que ces voix discordantes qui doivent revendiquer leur droit au titre de représentant légitime de la nature contre la figure mâle, blanche, de la science, ces voix doivent être d’autres voix que celle de Donna Haraway. Si le principe d’hétéroglossie fait sens dans l’économie générale de l’ouvrage, on peut juger qu’il tend parfois à l’illisible, et qu’il peut se retourner contre lui même en donnant des armes à la caricature. Inutile toutefois de rapprocher ces aspects d’un éthos théorique des années 1970, bien connu en France, où l’obscur se donnait comme génie, puisque qu’ici les limites sont inhérentes au projet.

Oublions donc l’imagerie du texte sulfureux pour nous plonger dans ce qu’il dit, et ce qu’il fait. La première partie, qui rassemble trois articles, est toute entière une lecture déconstructrice des premiers textes américains de primatologie, et de leur héritage psychobiologique et sociobiologique. Haraway raconte comment les scénarios des origines mis en place au sein de ces disciplines ont pu intervenir sur un ensemble de pratiques biopolitiques qui ont profondément marqué la société américaine du XXe siècle. L’observation des primates a en effet été perçue collectivement comme un enjeu politique décisif à partir du moment où elle a été conçue comme porteuse d’une promesse de dévoilement de ce qu’est l’homme « sans la culture », l’homme réduit à sa figure « purifiée » de vivant orienté par des comportements sélectifs. A partir de là, les récits qui faisaient de la « dominance » sexuelle le fondement de la hiérarchie sociale, le principe de base qui assure la régulation du potentiel discordant inscrit dans la sexualité et la différence des genres, étaient fatalement investis d’une signification politique centrale, quoique paradoxale. En effet, si la science décrivait alors comme un fait naturel l’ordre patriarcal sur la base duquel l’espèce humaine se constitue comme communauté, et cela au nom de son caractère de « miroir » de la nature, elle pouvait aussi convertir ces descriptions en une source de pouvoir normatif. Car le modèle primate, dans la mesure où il rendait lisible comme des « obsolescences » l’ensemble des comportements non alignés sur le scénario originel, s’articulait alors à une science instrumentale appliquée à l’homme lui-même. L’ingénierie humaine trouvait donc en même temps son discours légitimant et son appui technique : dans le domaine militaire, professionnel, conjugal, bref, partout où la hiérarchie est de mise et où la production et la reproduction sont en jeu, un « contrôle de qualité », souvent sous forme de tests de personnalité, a pu être mis en place. C’est cette articulation entre une démarche théorique et des pratiques de gouvernement des hommes qui est remarquablement mise en lumière par Haraway, et c’est au cœur de cet objet mixte théorique/technique/politique qu’elle parvient à tirer tout le profit d’un point de vue féministe. « Interroger en féministes les significations scientifiques publiques », comme elle l’écrit, c’est montrer que ceux qui se présentent comme les porte parole légitimes de la nature construisent leurs procédures d’observation et leurs démarches expérimentales en fonction de problèmes qui sont tout sauf innocents, et qui traduisent un idéal de domination de la nature dont le patriarcat est un aspect central. Le féminisme en sociologie des sciences est donc d’abord un constructivisme : la science se donne comme une image fidèle de la nature, des faits, mais loin de n’être que ce reflet passif, et pour autant qu’elle doit fatalement s’exprimer dans un langage, elle n’échappe jamais à sa condition de travail symbolique.

Mais ce constructivisme ne tombe pas dans les ornières de l’idéalisme de la représentation, comme cela est souvent le cas dans les travaux de sociologie des sciences, car la parole qui démasque n’est en définitive qu’un autre point de vue possible, qu’une autre manière de produire et de mettre en relief des données empiriques. Le problème n’est donc ni d’objecter la vérité d’une science féministe à une science patriarcale aveuglée, ni de multiplier les discours sur une « nature » perdue à jamais, mais d’introduire dans la pratique de la science, c’est à dire dans le travail d’élaboration des problèmes et des observations, des voix qui savent se montrer sensibles à d’autres aspects du monde, des aspects qui ne pouvaient retenir l’attention de l’homme-chasseur dominant. La faiblesse du discours scientifique dominant est donc qu’il ait cru à ses mythes, mais dès lors que la condition de la pratique savante a pu être redéfinie en dehors du cadre épistémologique du « miroir fidèle », et en dehors du cadre sociologique de ceux qui tenaient ce miroir, alors
celle-ci peut être vue comme une activité pleinement politique et pluraliste. Autrement dit, Haraway nous montre que l’on peut aller vers une plus grande homogénéité entre ceux qui vivent le monde et ceux qui le décrivent, donc vers une pratique plus démocratique de la science.

C’est dans le chapitre 9, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » que Haraway tire tout le profit de ces premiers travaux, et propose une théorie générale de la pratique scientifique et politique pluraliste qui vient directement se placer aux côtés de celles de Bruno Latour, David Bloor, ou encore Ian Hacking. Mais c’est là aussi que le texte dépasse son statut de théorie féministe de la science pour nous inviter à le lire dans l’horizon d’une critique de la « constitution de la catégorie même de nature », et donc en rapport à la question des « frontières » de ce qu’est cette nature. La notion de « savoir situé » renvoie à ce pluralisme scientifique, dont l’objet est en priorité l’identification du lieu d’où parle celui qui prétend parler pour la nature, et qui se prolonge dans l’extension de cette parole légitime sur la base de la reconnaissance de différences significatives dans les points de vue possibles, et parmi lesquelles la différence de genre est centrale. Haraway synthétise ainsi cette notion : « Comment voir : c’est tout l’enjeu des luttes sur ce qui pour finir comptera en tant que description rationnelle du monde », énoncé remarquable, dont on pourra cependant discuter le « pour finir ». Reste que la prise de parole scientifique est bien l’enjeu de luttes, qu’elle est avant tout un problème politique. Ce que l’on place sous la catégorie de « nature » n’est donc pas figé dans l’éternité d’un en soi substantiel, mais doit faire l’objet de délibérations proprement sociales, et réciproquement, le monde social doit une bonne partie de ses clivages internes, de ses mises en tensions, à l’enjeu que représente la catégorie de nature et sa représentation dans le discours.

Haraway se replace donc dans l’histoire longue des interrogations sur les interventions de la nature dans le politique et sur la conquête politique de la nature, histoire qui coïncide avec la modernité. C’est en ce sens que la théorie des savoirs situés et de la perspective partielle réalise – sans doute mieux que Latour lui-même – l’exigence latourienne d’une « anthropologie symétrique », c’est à dire d’une théorie naturelle du politique et d’une théorie politique de la nature, où la notion de « nature » perd ses connotations réifiantes et légitimantes. Le problème constamment soulevé par Haraway, comme le montrent aussi ses ouvrages plus récents consacrés aux relations entre l’homme et les espèces domestiques |1|, c’est tout ce qui se passe dans la zone étrange qui se situe entre nature et culture, et où se décide le plus souvent le destin de la nature comme de la culture. Et il ne fait aucun doute que, dans le cadre de cette réflexion sur les frontières de la naturalité, la question du genre n’est pas seulement un des objets parmi d’autres dont on peut se saisir, mais bien le lieu d’où les paradoxes du dualisme naturaliste sont devenus visibles.

Si il y a un intérêt à lire Haraway à retardement, c’est donc celui-ci. Après l’effervescence autour de la sociologie des sciences, après les controverses autour de leur prétendu relativisme, et surtout après la trop fameuse « guerre des sciences » de la fin des années 1990, Des singes, des cyborgs et des femmes peut être lu non pas comme le simple révélateur d’une époque et de ses controverses toutes deux révolues, mais comme l’amorce d’une synthèse à venir au sein des critiques du naturalisme. C’est en ce sens qu’il est un classique : il parvient à se défaire d’un contexte où on pourrait trop facilement l’enfermer, quitte à passer à côté de la vitalité des thèses qu’il propose. Cet ouvrage est donc à mettre entre les mains de tous ceux qui pensent que la nature est l’enjeu politique décisif d’aujourd’hui, et plus encore de ceux qui ne le pensent pas.

|1| Voir When species meet, Univ. Of Minnnesota Press, 2007 ; The Companion species manifesto, Dogs, people and significant otherness, Prickly Paradigm Press, 2003