La crise financière a relancé les débats sur la création d’une monnaie de réserve mondiale. Mouvements avait ouvert le débat avec Dominique Taddéi, favorable à cette idée, dans le cadre d’une vaste réforme du système Onusien, sous l’égide duquel le FMI jouerait. Une solution peu réaliste, pour J-M Salmon, qui lui répond ici.

Créer une « super monnaie de réserve » et en confier la gestion au FMI : voilà une idée qui (res) surgit simultanément un peu partout dans le monde. Sur ce même site, Dominique Taddéi l’a défendue dans le cadre d’une réorganisation du système de l’ONU |1| (accéder à l’article de D. Taddéi). Peu avant la conférence du G 20 à Londres, les autorités chinoises ont proposé des schémas de transformation du Fonds monétaire international (FMI) en une super banque centrale |2|. Enfin, une commission d’experts, présidée par Joseph E. Stiglitz, doit rendre compte à l’ONU des moyens de sortir de la crise et devrait avancer ses opinions sur la question.

Nul doute que la crise, en s’approfondissant, mette à nu ce qui avait été enterré à Bretton Woods : le débat sur une monnaie de réserve mondiale. On sait qu’au nom de la Grande- Bretagne, John M. Keynes avait proposé, en vain, la création d’un « Bancor » dont la valeur aurait été indexée sur un « panier » de trente matières premières, dont l’or. Cette monnaie globale aurait été adossée à une chambre de compensation, « l’International Clearing Union », dans le cadre d’un système de taux de change flexible.

En définitive, Washington imposa sa puissance : le dollar adossé à l’étalon or servit de référence dans un système de taux de change fixe. Mais, les taux sont ajustables, au gré des déséquilibres commerciaux, les monnaies devant être convertibles.

Les propositions actuelles prennent, en général, comme point d’appui les Droits de tirage spéciaux (DTS), une unité comptable du FMI qui permet d’allouer des ressources additionnelles aux États membres |3|. Les DTS ont été créés en 1967 lors de la réunion de Rio et mis en place en 1969, alors que le système de Bretton Woods faisait entendre ses premiers craquements. Deux ans plus tard, les Etats-Unis abandonnaient l’étalon or. Alors que Wall Street se désolait de la chute de la productivité et des profits, des perspectives prometteuses et nouvelles s’ouvraient en tournant le dos au secteur productif |4|. Le délitement du système de Bretton Woods ouvrait la porte à un cycle de libéralisation du capitalisme sous la conduite des marchés financiers. L’émergence d’un système de taux de change flottant permit la spéculation sur les marchés des changes, le FOREX.

Le poids du FOREX devint tel que les interventions des banques centrales ne leur permettaient plus de contrôler ce marché. La banque centrale d’Angleterre l’apprit à ses dépens sous les coups de boutoir des spéculateurs conduits par George Soros.

Dans le contexte actuel de la crise financière et économique qui frappe les États-Unis, le cauchemar des dirigeants chinois est que le dollar devienne l’objet d’une spéculation à la baisse et soit emporté par une tourmente spéculative. D’où l’intérêt nouveau qu’ils portent aux DTS du FMI. L’avantage prêté aux DTS est de rabaisser le rôle du dollar. Le DTS est une unité comptable du FMI composée d’un panier de quatre monnaies, où le dollar pèse 44%- le choix des monnaies et leur poids est défini par les instances du FMI. Rappelons que, dans le cadre d’un accord informel entre les Etats-Unis et les puissances européennes, qui contrôlent le FMI, le directeur du Fonds est un Européen, et celui de la Banque mondiale un Américain. La valeur du DTS est actualisée quotidiennement en dollar, au taux de change du jour.

Le schéma le plus souvent avancé permettrait la transformation par chaque État d’une partie de ses réserves de change en DTS. Ainsi, la Chine, qui dispose des plus importantes réserves de change au monde, plus de 2 000 milliards de dollars, pourrait les y déposer et recevoir en échange des DTS. Le cauchemar chinois d’une dépréciation du dollar serait largement allégé puisque l’€uro pèse 34% dans le panier DTS.

Dans le raisonnement des autorités chinoises, il conviendrait que ce transfert ne déprécie pas le dollar. Que pourrait dès lors faire le FMI de tous ces dollars ? Les convertir en obligations du Trésor américain |5||.Ce serait une carotte pour convaincre les États-Unis de perdre leur rôle central dans le système monétaire mondial. En effet, ils disposent d’un droit de veto dans les instances actuelles du FMI. Les autorités chinoises affirment qu’elles déposeront d’importantes réserves de change au FMI en échange d’une mise à jour des rapports de force au sein du FMI. Les droits de vote des États reflètent largement l’état du monde au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Les indexer sur le PIB reviendrait à donner la troisième place à la Chine, c’est dire que les pays européens perdraient beaucoup de leur influence, et par ricochet les États-Unis.

Si on veut bien se souvenir que la ratification de l’amendement de 1997 à l’accord sur les DTS est bloquée, on devine que ce chemin sera long, voire impraticable. Mais, dans un scénario où la crise actuelle se transformerait en une dépression économique de longue durée, ces obstacles géopolitiques fondraient-ils ? Le besoin d’une coopération accrue des autorités chinoises sera-t-il irrésistible ? Au point que les pays européens accepteraient un fort affaiblissement de leur influence ?

Rappelons qu’en 1978-79, les puissances financières essayèrent déjà de transformer de facto les DTS en une super monnaie de change. Or, depuis quelques années, nous étions passés à un système de taux de change flottants. Que serait-il advenu des fonds en dollars déposés au FMI et transformés en DTS si le cours du dollar avait baissé ou monté ? Cet obstacle rendit impossible l’accord entre les pays de l’Europe de l’Ouest et les États-Unis.

Cet obstacle disparaîtrait dans un système de taux de change fixe. La crise des politiques monétaires, financières et économiques engagées dans les années soixante-dix peut-elle se dénouer, entre autres, par le retour à un système de taux de change fixe et ajustables ? Gardons en tête que le camp de ceux qui recherchent un taux de change fixe avec le dollar a pris du poids avec la montée en puissance de la Chine et des pétromonarchies durant ces trente dernières années. Seront-ils du côté des vainqueurs géopolitiques de la crise ?

À l’inverse, du côté des taux de change flottants, l’€uro, qui a besoin d’un corset de « critères » pour se tenir droit, faute de la colonne vertébrale d’un vrai budget d’État européen, résisterait-t-il aux pressions d’une crise longue, alors que ces « critères » entravent des politiques de relance conséquentes, dites contra-cycliques |6| ?

La transformation des DTS en super monnaie de réserve ne répondrait sûrement pas aux obstacles que voulait surmonter John M. Keynes avec le « Bancor » lors des travaux préparatoires à la conférence de Bretton Woods. Avec l’abandon de l’étalon or, les monnaies ont été largement dématérialisées. Les banques centrales ont acquis une plus grande latitude p
our imprimer du papier. Pour les banquiers centraux, maintenir un taux de change demande aujourd’hui de séduire d’abord les marchés et de posséder un bon jeu de postures, du savoir-faire dans l’affichage des taux directeurs, etc. La super monnaie de réserve actuelle, le dollar, sert essentiellement à des fins spéculatives. Deux décennies après l’abandon de l’étalon or pour le dollar, la quantité de dollars échangés à des fins spéculatives atteint presque 90% des transactions sur le FOREX. Ou, autrement dit, la spéculation sur les marchés des changes pèserait certaines années neuf fois plus que la part du commerce mondial libellé en dollars. Il y a une relation étroite entre le développement de la spéculation monétaire et la récente dématérialisation des monnaies.

On est à l’opposé des conceptions de John M. Keynes où la monnaie de réserve mondiale aurait contribué à réconcilier le commerce mondial avec des politiques nationales de plein-emploi (y compris par la possibilité de recours à des mesures protectionnistes). Dans cette tentative de transformer le FMI en super banque centrale, les multiples références à John M. Keynes relèvent d’un procédé rhétorique proche de celui utilisé pour rapprocher les politiques de Barack Obama et du New Deal.
On sait que John M. Keynes n’avait pas de mots assez durs pour stigmatiser la propension de Wall Street pour « l’économie casino » |7|. Le Bancor était conçu comme un instrument lié à des échanges commerciaux. Et il ne s’inscrivait pas dans une perspective de dématérialisation des monnaies. Son panier de référence aurait été constitué de trente matières premières, dont l’or. L’ICU aurait eu le pouvoir de lever des taux d’intérêts élevés, de 10% au besoin, sur les pays dont le commerce aurait été nettement excédentaire pour les contraindre à réévaluer leurs monnaies. Si ce système avait vu le jour, il serait douteux qu’un pays dans la situation de la Chine persiste à sous-évaluer sa monnaie ou les Etats-Unis à surévaluer le dollar.

John M. Keynes avait anticipé la nécessité de mécanismes de rééquilibrage des déséquilibres. Avec un FMI réformé, il n’y aurait rien de cela. Comment se résoudrait ce déséquilibre monétaire entre le Yuan et le dollar, accepté pour des raisons différentes par Washington et Pékin – déséquilibre qui accentue l’attrait des faibles salaires des travailleurs chinois, exacerbe la concurrence entre les salariés du monde, exagère l’afflux d’investisseurs étrangers, particulièrement en Chine, accentue les exportations chinoises, et contribue à augmenter temporairement le pouvoir d’achat des milieux populaires américains ? Comment se résoudrait ce déséquilibre commercial entre la Chine et les États-Unis, qui amène le gouvernement chinois à accumuler des obligations libellées en dollars, confortant des déficits publics américains toujours plus élevés ? Comment se résoudraient les déséquilibres sociaux en Chine ? Aux Etats-Unis ? Comment pourrait perdurer l’endettement croissant des milieux populaires et des classes moyennes américaines, qui permet de repousser d’une crise à l’autre, le règlement des échéances et des déséquilibres |8| ? Et, sinon, pourraient-ils imposer une réévaluation de leurs rémunérations ?

Les relations entre la Chine et les Etats-Unis sont une ligne de force aujourd’hui, l’une des diagonales où s’articulent les déséquilibres du social, de l’économie, de la monnaie et de la finance, un des axes de la crise capitaliste, euphémisée souvent en « crise d’excès de liquidité ».

Qui va payer la crise ? Et pour quelle sortie de crise ? Les propositions de réforme du FMI éludent ces questions majeures.

|1./”spip_note”>|2| Zhou Xiachuan, Reform the International Monetary System http://www.pbc.gov.cn/english/detai….

|3| Cf. Barry Eichengreen, Globalizing Capital, A History of the International Monetary System, Princeton University Press, Princeton, 1996, pp. 119-120.

|4| Sur l’érosion de la productivité aux Etats-Unis dans les années 70-80, voir Stephen S. Cohen et John Zysman, Manufacturing Matters – The Myth of the Post-Industrial Economy, Basic Books, New-York, 1987, pp. 59-76.

|5| Fred Bergsten, How to solve the problem of the dollar, Financial Times, 10 décembre 2007, |->http://www.ft.com/cms/s/0/785…

|6| Voir, par exemple, l’opinion de Paul Krugman, Que le pasa a Europa ? El Pais, Negocios, 22 mars 2009, p. 19

|7| Cf. John M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot, Paris, 1969, pp. 173-174.

|8| Cf. Isaac Joshua, La grande crise du XXI° siècle- une analyse marxiste, La Découverte, Paris, 2009, pp. 23-42.

L’article de Dominique Taddéi : Au-delà de la relance et de la régulation économiques, la géopolitique.

Voir également, de Dominique Taddéi : Régulations des changes et réforme du Fonds monétaire international.