C’est par l’interstice que l’engagement entre parfois dans le corps ou l’ordre des architectes, comme expérimentation politique. La polysémie du terme « interstice » est riche, et s’il s’agira ici d’évoquer d’abord les interstices urbains temporaires, les espaces interculturels en chantier et les lieux de proximité. Discuter de l’interstice, ou mieux, de l’expérience interstitielle mène parfois aux voies plus réflexives, pour ne pas dire intimes, qu’une bifurcation biographique aurait enclenchées dans la représentation et l’exercice d’une pratique professionnelle – celle d’architecte. Il y a cinq ans, Julien Beller arrive à Saint-Denis pour construire sans permis une maison en bois dans le jardin d’une amie. « L’interstice, l’autre, d’autres manières de faire, l’auto-construction » sont des questions qui le poursuivent en fait depuis son engagement avec No Mad’s Land auprès des gens du voyage, et l’exigence de faire pour et avec les gens concernés. La maison achevée laisse ses rebuts, des restes de matériel qui font signe d’un reste-à-faire. Le moment coïncide avec un « problème rom » de logement et de précarité devenu tel dans la ville que beaucoup d’associations se sont ouvertes à ces problématiques. La Mairie avec. Qui projette une démarche ambitieuse et unique d’accueil (au sens plein du terme) des Roms, et cherche encore son maître d’ouvrage. Julien Beller tente ici de retracer la genèse et les enjeux de cette initiative.

Quelle ville pour vivre ensemble ?

La façon dont habitent les Roms aujourd’hui, ce que j’appelle « la ville informelle » et que d’autres appellent « le bidonville », avec toute la connotation péjorative que le mot véhicule, « la ville auto-construite » en somme, existe depuis toujours. Elle n’est pas bien vue, et de moins en moins, dans une société de consommation où même le logement est devenu un bien que tu consommes plutôt qu’un bien que tu construis et fais vivre.

En Amérique du Sud, il y a des villes qui se sont construites comme ça, parce qu’il n’y avait pas de moyens centralisés. L’exode rural fait arriver des masses de population énormes qui s’installent, s’auto-organisent, construisent elles-mêmes. À côté de règles urbaines de voirie, de ramassage des ordures, de distribution d’eau et d’électricité, il y a un informel – qui, si possible, deviendra formel |1|. Parce qu’il faut passer à l’acte de propriété. Une terre qui, à un « jour J », n’a pas de valeur, qui est à 5 km du centre-ville, dix ans après, parce qu’il y a eu un tel exode rural, prend de la valeur, les gens ont besoin d’y avoir une adresse, pour leur compte en banque par exemple. Arrive donc aussi ce moment où tu accompagnes et reconnais – au moins l’état des faits.

Depuis une dizaine d’années, il y a à nouveau des bidonvilles en France. Au sortir de la guerre il y en avait, puis il y a eu la construction des grands ensembles avec une politique du logement qui pouvait exhiber fièrement la fin des bidonvilles. Aujourd’hui, les grands ensembles, on en revient quand même un peu, avec les problèmes dits de “cohésion sociale”. D’autant que ces ensembles devaient être temporaires mais sont devenus pérennes, sans pouvoir tenir dans le temps. Le moment était à une production moderne, standard, à une industrialisation de la production du logement, fait pas très bien et trop vite. Et aujourd’hui une population est arrivée, celle des Roms. Obligée de se dépatouiller et de faire ses maisons et ses quartiers, elle n’arrive à accéder à rien d’autre qu’à ce qui est perçu du dehors comme des « bidonvilles », effectivement des lieux d’insécurité. Des enfants y meurent chaque hiver dans des incendies. Mon souhait est qu’on accompagne ces installations informelles (plutôt que de dire qu’elles n’existent pas, qu’on vienne avec des bulldozers et qu’eux les refassent), que, pour des raisons de santé et de sécurité publiques, on intervienne au moins pour faire de « l’acupuncture » : faire attention aux installations électriques, aux cheminées (pour éviter l’intoxication au monoxyde de carbone), etc.

L’État, la collectivité doivent faire en sorte que les gens vivent ensemble. Or ces bidonvilles sont réapparus, de même qu’on est dans une situation de crise, de difficulté d’accès au logement et d’élévation constante du prix du logement (+ 25 % l’an dernier à Paris), et qu’il y a quatre millions de mal-logés en France. D’autres modes de fabrication de la ville sont à proposer : par « le bas », avec tout le monde, sans modèle figé. Peut-être faut-il considérer que les bidonvilles devraient exister d’une manière ou d’une autre aujourd’hui. Permettre aux gens de se construire une maison confronte le foncier, la propriété, la valeur, mais peut coûter moins cher à tout le monde que de casser, refaire, courir derrière, accompagner à la frontière, etc.

Occuper, le temps de l’interstice

Travailler sur la « marge », que ce soit en termes d’espace ou de population, appartient de fait à la même problématique : les populations « marginalisées » se retrouvent dans les espaces interstitielles de la ville puisque ce sont les seuls endroits où elles arrivent à exister, éventuellement à se cacher, en tout cas à survivre. Le territoire est a questionner vraiment à travers l’interstice et la marge |2|.

L’interstice est par définition un lieu d’hospitalité. Il ne décide pas qui va y être. L’interstice est public parce qu’il est accessible, par un petit effort. Hospitalier, les populations marginalisées peuvent s’y réfugier. Parce que caché, l’interstice permet le refuge. L’interstice est d’abord sans valeur foncière. Un immeuble insalubre, par exemple. Le propriétaire n’arrive pas à payer l’entretien de son immeuble, ceux qu’il héberge sont dans une précarité telle qu’ils acceptent cette insalubrité, et ne vont pas s’en plaindre parce qu’ils peuvent y faire ce qu’ils veulent. Ou plus encore : un bout de terrain sous une voie ferrée, le long d’un canal. Pas de rue qui dessert, avec à côté une vielle entreprise louée par des artistes. Personne ne peut l’acheter pour y faire un immeuble, rares sont ceux qui passent à côté, la police a du mal à y accéder. Alors des familles roms occupent, – ce sont aussi les familles, et pas seulement des individus, qui ont besoin de l’interstice. Il n’est pas quelque chose qui se décide, mais existe de toute façon. Soit il est rendu inaccessible – ce qu’une société ultra-sécuritaire tend à faire. Soit il attend d’être trouvé – ce dont une population ultra-marginalisée, qui vit beaucoup dehors, a besoin.

L’interstice vit. Le soir s’y rassemblent des toxicomanes, en journée des pêcheurs, ou encore des gens qui vivent dans 9 m² et recherchent un bout d’espace vert à l’écart des « gens biens », tranquilles au bord de l’eau. Quand tu fais de la ville, il y a toujours ce qu’on appelle du délaissé. Quand tu fais du plein, il y a forcément du vide entre les pleins. Ces vides entre les pleins sont importants pour les choses qui continuent à y exister, et ces choses sont nécessaires, certes pas nécessaires dans le meilleur des mondes, mais elles sont là. L’interstice, le délaissé existent dans l’espace et le temps. C’est un reste de territoire inutilisable par autre chose que des choses marginalisées mais aussi une parenthèse temporelle où une activité trouvera lieu à un moment. En ce sens, le 6B, lieu culturel dionysien dont je préside l’association, et qui est installé dans un ancien immeuble de bureaux, est aussi un projet d’interstice. Pendant dix ans, parce que l’aménageur du quartier doit prendre le temps de lancer son projet, ses premières phases de travaux, ce bout du quartier est gelé pour qu’il puisse marquer sa visibilité sur l’ensemble de l’opération. Dans les grands projets de renouvellement urbain, il y a de l’interstice qui dure un temps, un temps qu’il est possible – si tu accompagnes bien les populations en besoin – d’occuper. Il suffit que les décideurs soient convaincus que tu n’es pas là pour te confronter mais pour faire avec.

L’interstice temporel est aujourd’hui le meilleur potentiel pour développer des projets avec des populations qui n’ont pas de place ailleurs. À quoi sert d’avoir un bail précaire de deux ans, comme au 6 B ? C’est des paris à tenir sur ces moments-là |3|. Nous avons un groupe constitué, la fin des deux ans est dans six mois, si jamais on nous demandait de partir on retrouverait un autre endroit. L’espace qui est interstice à un moment ne l’est plus à un autre, parce que la ville grossit. Soit tu décides de rester dans l’interstice, soit tu décides de devenir une partie du plein. Tu peux devenir une partie du plein si tu as fait tes preuves, ou souhaiter n’importe comment rester dans l’interstice : en te déplaçant, en changeant de lieu comme on change de travail ou de logement. Sans parler déjà de nomadité !

De la destruction du Hanul…

Habiter dans la mobilité aujourd’hui en France est une situation complexe, à cause du renforcement de la Loi pour la Sécurité Intérieure, qui facilite l’expulsion des gens, avec – du côté des gens du voyages – des aires d’accueil qui ne sont pas toujours construites, ou bien prennent un air carcéral alors que la nomadité est censée aller aux meilleurs endroits du moment (pour les vendanges, etc.). Une aire d’accueil, ce n’est pas forcément de la merde à côté d’une autoroute ou d’une station d’épuration, mais ça peut être un équipement de fierté qui peut accueillir, non seulement les Manouches, mais aussi tous les gens qui veulent vivre le voyage, à l’instar des retraités qui se baladent en camping car. Alors que la Constitution reconnait le droit de vivre nomade en France, qu’est-ce qui le permet, comment est-ce possible dans les faits ?

À la différence des gens du voyage, les Roms n’ont pas de papiers, n’arrivent pas à travailler, ne parlent pas la langue française, ils sont dans une précarité « absolue ». À mon arrivée à Saint-Denis, par l’entremise de Coralie Guillot de l’association Parada France je découvre le Hanul (qui veut dire « caravansérail » en romani), le plus vieux bidonville d’Île-de-France. Si le milieu associatif le perçoit comme un lieu de criminalité, de prostitution et de trafic, ça n’empêche pas d’aménager une salle commune, puis un jardin potager, de réaliser des ateliers avec les enfants. Des réalisations auxquelles sont associées des écoles d’architecture travaillant autour de l’habitat « de survie |4| ». Quand tu vois combien c’est difficile pour un rebeu de trouver un logement, tu peux imaginer quand tu es Rom, que tu ne parles pas français et que tu n’as pas de papiers, – c’est juste impossible. Alors tu construis ta baraque, parce que tu as des enfants et que tu ne veux pas dormir dehors.

Il faut faire le lien entre ces populations et la population voisine de la ville pour, déjà, arrêter de fermer les yeux, les ouvrir et dire qu’on peut faire des choses ensemble, commencer à réfléchir ensemble. Aussi pendant deux ans je travaille avec le Hanul. En janvier 2010, nous construisons des toilettes sèches avec le soutien financier de la Fondation Abbé Pierre. Quatre mois plus tard, le 19 avril, Christian Lambert est nommé préfet du département de la Seine Saint-Denis. Sa réponse à la plainte insistante des élus de l’agglomération sur l’impossibilité d’accueillir une population exponentielle de Roms est de virer tout le monde, y compris – et dans un geste qui se veut sans doute symbolique de la part de l’État – les gens du Hanul.

Ces gens résident ici pour certains depuis 10 ans, des dizaines d’enfants sont scolarisées. Désarmées, les familles se rassemblent le 6 juillet devant l’Hôtel de Ville. Au retour des vacances, les élus locaux décident de les accompagner et leur mettent à disposition un terrain pour un an avec de l’électricité.

… à la création du logement d’urgence

Prenant du recul sur la gestion du quotidien, je réfléchis à un projet qui réponde plus globalement au problème de l’habitat. Le 6B monté, il me donne une légitimité pour être écouté sur ce besoin, tout comme l’expérience des logements-containers créés pour une résidence universitaire du Havre l’année précédente. Je propose donc de réaménager le hangar adjacent au 6B en fabrique pour créer du logement d’urgence pour les familles. Face à l’impuissance de la politique actuelle pour répondre au problème du mal-logement, l’idée est de proposer d’autres moyens de fabriquer la ville, qui se nourrissent de la « ville informelle » construite par les Roms. La ville ne se fabrique pas forcément « par le haut », les grosses décisions et les gros budgets, et après on remplit les cases avec des habitants. La fabrication de la ville peut se faire « par le bas », des habitants qui construisent une ville porteuse d’identité.

Lancé par les politiques locales sur une étude de faisabilité pour le logement des 200 Roms du ex-Hanul, je commence à étudier une solution d’habitat modulaire : des boîtes en bois qui peuvent s’empiler, comme des gros Lego |5|. Elles seront préfabriquées en atelier avec les Roms pour leur mettre un pied à l’étrier vers l’emploi. C’est de l’architecture normale, garantie au moins 25 ans (avec une garantie décennale), avec des normes acoustiques et incendie, toutes les normes de la construction actuelle, voire prospective. Suivant l’idée des politiques locales, ce sera exemplaire et reproductible. Ici, on est sur un territoire qui a tellement de besoins, on peut les accompagner, on essaie de faire des preuves, et après d’autres peuvent se les approprier.

Le projet a été rendu il y a quatre mois à la collectivité locale, qui maintenant est en train de chercher des financements et des terrains. Il y a déjà un terrain pour une première opération qui devrait voir le jour dans un an. Regroupées pour « faire front », les populations roms restent divisées selon la ville d’origine et les affinités. Trois groupes se distinguent ainsi parmi la population du ex-Hanul. Plutôt que de faire un ghetto de Roms, l’idée est de faire trois opérations, qui modulent l’impact d’une installation massive en la « diluant » sur le territoire.

Dans l’attente du projet pérenne, les familles ont été déplacées sur un nouveau terrain, qui est à moitié à Épinay et à moitié à Saint-Denis. Un nouveau « bidonville aménagé » avec une répartition en parcelles négociée avec les familles. Un chantier éphémère, lui-même confronté à mille blocages empêchant la finition des opérations d’équipement collectif. Aux besoins d’électricité, de toilettes, de traitement du sol, toutes choses essentielles pour ces populations, on répond souvent par des équipements misérables. Or, comme le lavoir d’autrefois, le point d’eau est un lieu de sociabilité. Tout comme dans les vieux quartiers de Pékin les toilettes sont publiques. Il faut alors arriver à bien faire ces équipements. Ce « faire bien » ne peut être qu’un « faire ensemble », implication soigneuse et motif de fierté pour les habitants.

propos recueillis par Vincent Bonnet


|1| Cf. Michel Bassand, Jean-Claude Bolay, Yves Pedrazzini, Habitat créatif : éloge des faiseurs de ville. Habitants et architectes d’Amérique Latine et d’Europe, Paris, FPH, 1996 à télécharger

|2| Cf. Patrick Degeorges et Antoine Nochy, « L’impensé de la ville » dans Patrick Bouchain (dir.), Construire autrement. Comment faire ?, Paris, Actes Sud, 2006 (texte reproduit dans le dossier Les délaissés temporaires, 2009, p. 40 à 45, à télécharger

|3| Cf. Pascal Nicolas-Le Strat, « Multiplicité interstitielle » in Expérimentations politiques, Montpellier, Fulenn, 2007 à lire en ligne

|4| Cf. Yona Friedman, L’architecture de survie. Une philosophie de la pauvreté, Paris, L’éclat, 2003.

|5| À la manière de l’Oasis nomade exposé sur le site de l’Atelier Immédiat