En 2000, l’OMS consacrait son rapport annuel sur la santé dans le monde à une évaluation comparée de la performance des systèmes de santé. Pour ses auteur.es, la performance était mesurée par une combinaison d’indicateurs portant sur l’espérance de vie en bonne santé, l’accessibilité des soins, l’équité dans la répartition des charges financières, les dépenses globales par habitant.e. La manière de construire ces indicateurs et leur mesure pour plus de 190 pays soulevèrent bien des discussions, mais les conclusions générales firent consensus – en particulier concernant les profondes inégalités entre pays, les bonnes performances de l’Europe face au délabrement des systèmes de santé en Afrique subsaharienne. En France, ce rapport suscita un enthousiasme particulier parce que le pays figurait en première position du classement et parce qu’il faisait largement écho au sentiment de dynamique ascendante du système de santé, sentiment renforcé par la mise en place un an plus tôt de la CMU, et ce malgré des résultats très moyens en termes d’équité financière et une note très critique du rapport sur la mauvaise gestion de l’abondance : « Pour ce qui est des économies à haut revenu, une meilleure régulation de l’exercice libéral, une plus grande attention à la façon dont le système répond aux besoins (Royaume-Uni) ainsi qu’au contrôle du gaspillage engendré par la sur-prescription, la sur-utilisation des techniques de diagnostic et les interventions non justifiées (France, Japon, États-Unis) sont nécessaires. »

Vingt ans après cet exercice, l’autosatisfaction n’est plus de mise. La discussion publique sur le système de santé français est dominée par les cris d’alarme et les alertes. Qu’il s’agisse des Ehpad, de l’insuffisance de leur personnel ou des conditions de vie faites aux résident.es ; des urgences engorgées et de leurs pratiques de tri éventuellement mortelles ; de l’incapacité à modifier la répartition des médecins et à inverser la croissance du nombre de déserts médicaux ; de l’explosion du coût des nouveaux médicaments dramatiquement illustrée par l’arrivée de nouveaux traitements anti-hépatites facturés plusieurs dizaines de milliers d’euros ; des affaires marquant l’échec des dispositifs de régulation des marchés de la santé dont le scandale du Mediator a été la plus spectaculaire ; ou enfin, et peut-être surtout, des transformations d’un hôpital public désormais au bord de l’implosion, à propos duquel toutes les enquêtes soulignent les effets négatifs de vingt ans de nouveau management : manque chronique de personnel, postes non pourvus par milliers, turn-over très rapide des équipes, travail à la minute près et au final épuisement de tou.tes, et impression généralisée de ne plus pouvoir s’occuper correctement des personnes. La crise du meilleur système de santé du monde est omniprésente et multiforme. Elle touche tout ce qui en faisait depuis les années 1950 l’illustration du progrès social : l’accès, la qualité des interventions, leur efficacité et une relative égalité.
L’enjeu de ce dossier de Mouvements, le premier sur cette question depuis celui de 2004, « Défendre la Sécu, repenser la santé », est double : contribuer à un état des lieux et comprendre ce qui, en deux décennies, a changé. Plus précisément, il s’agit d’interroger le scénario que partagent désormais nombre de praticien.nes et d’observateur.trices selon lequel « l’austérité tue », autrement dit l’idée que la crise actuelle est la conséquence de la grande transformation néolibérale, ou plutôt sociale-libérale, qui a profondément remis en cause trois éléments fondateurs de la trajectoire suivie au cours des Trente glorieuses : l’augmentation régulière des dépenses, la délégation systématique des décisions concernant le choix des priorités et la gestion quotidienne aux médecins, la mobilisation du laboratoire et de la médecine expérimentale comme source quasi exclusive d’innovation.
Dans le domaine de la santé, la grande transformation a moins été affaire de « privatisations » ou de réduction drastique du périmètre du secteur public que de changement des conditions de gestion, de contrôle de ce qu’on y fait, quand et comment, de généralisation du gouvernement par la performance. Si ce constat peut aider à comprendre le caractère progressif de l’entrée en crise et la longue durée des réformes, il ne rend pas compte de la brutalité de son irruption dans le débat politique. Avant 2010 en effet, les discussions portaient bien sur l’accumulation des contraintes, mais leur cible était pour l’essentiel le « déficit » et les questions de financement. Pour compléter le constat, il faut tenir compte d’un autre paramètre : la crise financière et économique de 2008 et les investissements massifs dans le sauvetage des banques. La récession qui s’en est suivie a débouché sur la crise des dettes souveraines et sa sanction, la généralisation des politiques de réduction des dépenses.
De fait, la crise sanitaire n’est pas qu’une affaire française. Elle concerne nombre de pays d’Europe. Pour la première fois depuis des décennies, les indicateurs usuels de santé des populations se dégradent, qu’il s’agisse de la façon dont les personnes rendent compte de leur santé dans les grandes enquêtes européennes ou carrément, dans certains cas, des chiffres de l’espérance de vie. La Grèce est emblématique de cette brutale transition : dans le contexte des réformes portées par la troïka, de la négociation des memoranda de prêts et de leur cortège de réformes structurelles, le pays est entré dans une situation d’urgence sanitaire. Environ trois millions de personnes ont perdu leur couverture santé du fait du chômage, les revenus associés aux salaires et retraites ont baissé d’un tiers, y compris pour les personnels de santé du secteur public, et l’introduction de contributions importantes des patient.es au paiement des soins et des médicaments s’est généralisée. Et la Grèce est malheureusement à l’avant-garde : l’impact des politiques d’austérité est plus général, particulièrement visible avec les réformes adoptées en Espagne ou au Portugal mais perceptible aussi, même si c’est de façon plus insidieuse, en France, en Italie, en Grande-Bretagne.
La première partie de ce dossier se penche sur ce nouvel état d’urgence au Nord. Elle revient tout d’abord sur l’objet paradigmatique des transformations des deux dernières décennies en France – l’hôpital public. Dans son témoignage Anne Gervais, médecin hospitalier à Paris, insiste sur la conjonction entre l’impact des nouvelles formes de management par la performance et le surcroît d’activité engendré par les transformations de la médecine de ville : le résultat est le report sur l’hôpital de la prise en charge de nombre de patient.es, au moment même où lui est imposée la réduction des durées de séjour et du nombre de lits. Pierre-André Juven rappelle, lui, que la crise de l’hôpital vient de loin, qu’elle trouve une partie de ses racines dans les politiques de contrôle budgétaire mises en place dès la fin des années 1980 et dont la tant décriée « tarification à l’activité » n’est qu’une manifestation. Une critique de gauche ne peut aujourd’hui se contenter de réclamer « plus de moyens » en éludant ce qui a servi de justification au culte de la performance : la nécessité de changer les termes du rapport entre organisation et efficacité des soins.
La contribution de Janina Kehr et l’entretien avec Yannis Papadaniel illustrent les formes prises par la crise en Europe avec les exemples de l’Espagne et de la Grèce. Tous deux s’intéressent à la portée des politiques d’austérité, mais aussi aux mobilisations et aux réponses alternatives qu’elles ont suscitées. D’une ampleur particulière en Espagne, celles-ci relèvent de deux registres : la défense, principalement par les professionnel.les, d’un système public, gratuit et accessible à tou.tes d’une part, et d’autre part, des initiatives locales de santé communautaire destinées à offrir une visibilité aux besoins et plaintes de ceux et celles qui sont les plus directement affecté.es par la crise et la précarité, afin de « soigner autrement ». En Grèce, ces deux registres sont aussi présents avec l’adoption tardive (2014) mais importante d’une loi sur « l’accès universel à l’hôpital », lequel ne peut plus refuser les patient.es non assuré.es, et la création de centres de santé communautaires dont la principale fonction est aujourd’hui d’organiser un circuit parallèle d’accès aux médicaments. Dans les deux cas, la crise n’est donc pas qu’un moment d’effondrement ou de difficultés aiguës, elle est, pour reprendre une vieille idée de la médecine grecque, un moment de catharsis, l’ouverture d’une phase d’expérimentation portant à la fois sur l’accès et les modalités du soin, même si les contraintes, et donc la fragilité des pratiques alternatives, sont évidentes.
La deuxième proposition portée par ce numéro est que la crise du financement, de l’accès et du soin est articulée aux autres crises qui affectent la protection sociale et le socle de son expansion d’après-guerre : la croissance d’une part, la confiance dans l’innovation et l’expertise d’autre part. C’est la question abordée dans la deuxième partie du dossier, en privilégiant deux enjeux qui ont donné lieu à de vives controverses et mobilisations : le médicament et la santé environnementale.
Depuis l’affaire Mediator, l’importance des conflits d’intérêts dans la conduite de l’évaluation des médicaments et l’influence des industriels dans la régulation des marchés pharmaceutiques, ont largement été médiatisés. Dans l’entretien qu’ils nous ont accordé, Pierre Chirac et Bruno Toussaint reviennent sur la création de la revue Prescrire et son rôle dans l’émergence en France d’une expertise alternative, indépendante de l’industrie. Ils expliquent pourquoi, selon eux, le problème ne relève pas des relations financières individuelles entre les firmes et tel.le ou tel.le praticien.ne, mais est de nature systémique, engendré par le quasi-monopole exercé par les producteurs de médicaments sur la production de connaissances concernant leurs produits, sur la recherche clinique et l’expertise des effets. Boris Hauray aborde la même question par un autre biais : celui de la crise de confiance, entretenue par la politique de « transparence » destinée à gérer les conflits d’intérêts, qui touche tous les acteurs du monde du médicament et qui, au-delà des échecs de la régulation, atteint désormais aussi les savoirs de la médecine, l’utilité et les coûts croissants des innovations.
Des origines environnementales à la crise sanitaire ? Il y a deux décennies, en dehors des milieux écologistes, la proposition était jugée soit intéressante mais marginale, soit non pertinente. En 2019, le propos est devenu central ; non pas à cause des effets sanitaires déjà sensibles du changement climatique mais à travers les interrogations croissantes sur les effets multiples, de longue durée et mal connus de l’exposition à ces dizaines de milliers de substances de synthèse disséminées dans l’environnement, de l’air urbain aux produits alimentaires. L’épidémiologiste Alfred Spira et l’animateur du Réseau Santé Environnement André Cicolella reviennent tous deux sur ce changement. Ils insistent sur les liens entre changement des connaissances et mobilisation politique, liens particulièrement illustrés par la place désormais donnée aux perturbateurs endocriniens à la fois comme objet politique et comme élément central d’explication de l’incidence croissante de nombres de maladies chroniques considérées comme des défis de santé publique. Autrement dit : la crise sanitaire est, au même titre que d’autres, une crise écologique, économique et sociale.
Une manière de comprendre l’ampleur des transformations intervenues depuis deux ou trois décennies est donc de dire que la crise est le révélateur de la fin d’un certain statut d’exception de la santé dans les sociétés capitalistes avancées. Il y avait statut d’exception parce que la santé était gouvernée, malgré toutes ses limites et imperfections, par une politique des besoins fondée sur le « droit à », sur la socialisation des coûts, sur l’universalisation des bénéficiaires, sur la mobilisation des sciences et des technologies. Cette politique de l’abondance a longtemps pu être opposée à une autre politique des besoins, dominante dans les « Suds », une politique de la pénurie, du bricolage et de la priorisation. Ce « grand partage » a dans une large mesure perdu de sa pertinence parce que la crise fait émerger des pratiques communes de gestion par temps d’austérité. Mais aussi parce que les « Suds » ont, après trois décennies de mondialisation, beaucoup changé et vivent pour une part croissante d’entre eux la même crise sanitaire que les « Nords » avec le fardeau des maladies chroniques, la contestation de l’expertise et des modalités d’accès aux médicaments, l’impact des contaminations et de la dégradation des environnements.
La troisième et dernière partie de ce numéro interroge non pas la totalité de ces convergences mais la façon dont le « Sud » est aujourd’hui présent dans le « Nord » et la possibilité de tirer quelques leçons de ses expériences de la santé sous contrainte. Caroline Izambert restitue ainsi la trajectoire des « missions France » organisées, à partir de la fin des années 1980, par Médecins du Monde et Médecins Sans Frontières. Elle discute de ce que l’expérience de la médecine humanitaire au « sud » a apporté à ces initiatives et au travail politique sur l’accès aux droits mené par ces deux ONG dont les principaux résultats furent la Couverture maladie universelle et l’Aide médicale d’État pour les migrant.es sans statut. L’itinéraire de Noëlle Lasne en témoigne. Maurice Cassier, lui, analyse la façon dont les médicaments génériques qui ont été au centre des tentatives de modification de la consommation de médicaments en France sont devenus des produits des « Suds » : parce qu’ils sont pour l’essentiel importés d’Inde ou de Chine, comme désormais la majorité des substances pharmaceutiques, mais surtout parce que leur diffusion mondiale repose sur l’émergence d’un capitalisme de la copie alternatif au modèle encore dominant au « nord », celui du capitalisme du brevet.
Mais la crise sanitaire est aussi une perte d’innocence en matière d’innovation et de technologie. Marine Al Dahdah prend pour objet un indice majeur de la convergence : la généralisation des débats sur la « couverture santé universelle ». Elle explore la façon dont les technologies digitales sont mobilisées dans les programmes expérimentaux d’accès aux soins en Inde et au Kenya et montre que cette nouvelle frontière est loin de réaliser les promesses sanitaires qui lui sont associées mais constitue un champ d’expérimentation crucial pour les opérateurs privés du numérique engagés dans la construction du marché des données. Simeng Wang suit de son côté la mondialisation de la médecine chinoise traditionnelle en analysant la politique du gouvernement chinois et le traitement différencié que celui-ci réserve d’une part à l’Europe, où la médecine chinoise est promue comme alternative à la biomédecine dans le cadre d’un dialogue entre systèmes médicaux, et d’autre part à l’Afrique, où il s’agit d’un outil de « l’aide au développement » et d’une forme de prise en charge simple et peu coûteuse, réponse à l’effondrement des systèmes de santé.
Jean-Paul Gaudillière, pour finir, revient sur la trajectoire de la santé publique internationale et la permanence des dispositifs de priorisation des besoins dans les « Suds ». Retraçant la transition d’une forme de triage politique, au cœur des politiques de soins de santé primaire des années 1970 et 1980, vers le triage économique emblématique du tournant néolibéral, il montre que les débats post-crise sur la couverture santé universelle signent une forme de retour des besoins et de la priorisation politique des interventions. Face à cette question de la hiérarchisation des besoins et des interventions, la critique de gauche s’est longtemps contentée d’une référence générale au droit à la santé pour tou.tes. Cela ne suffit plus. La fin du « grand partage » a aussi pour conséquence de déplacer les enjeux : il ne s’agit plus de décider s’il faut prioriser ou non, mais de trouver comment, selon quels critères, avec quels outils et registres de savoirs, avec quel degré de centralisation et surtout avec quel pouvoir de décision pour les communautés concernées.