Mobilisations antifascistes

A l’échelle internationale, la menace d’arrivée au pouvoir de l’extrême droite prend des allures à la fois concrètes et diffuses, si bien que les causes de son ascension sont amplement discutées et que celle-ci semble irrésistible. Elle prend la forme, très nette, de partis néofascistes ou dénommés comme tels qui pèsent dans le jeu politique de nombreux pays, celle de régimes déclarés « illibéraux » mais aussi celle de régimes néolibéraux autoritaires qui se dé-démocratisent progressivement. Tout récemment, la gestion de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 s’est accompagnée de craintes légitimes quant à la dérive possible des états d’urgence sanitaire en termes de concentration des pouvoirs par les gouvernements, ainsi que d’un accroissement du contrôle policier envers les classes populaires et les migrant·es qui ne peuvent « rester à la maison » pour travailler. Dans ce contexte, la catégorie du fascisme revient sur le devant de la scène politique pour interpeller sur la menace : ainsi du débat qui a agité les États-Unis cet été autour de la fascisation du gouvernement de Donald Trump dont l’usage de la répression s’accentue jusqu’à faire craindre que les prochaines élections[1] soient confisquées par les recours en justice voire l’usage de la force.

Cette actualité amène à déplacer le regard des causes de la montée de l’extrême droite aux résistances qui lui sont opposées et qui se nourrissent de l’héritage antifasciste. Dans ce dossier, Mouvements choisit d’aborder la diversité des mobilisations antifascistes contemporaines et passées, afin de donner à connaître leurs réflexions stratégiques et les projets alternatifs dont elles sont porteuses.

Parler de « mobilisations antifascistes » soulève la question des définitions du fascisme et de l’antifascisme. Or, la définition des catégories est en elle-même un objet de débat et de luttes tant dans le champ intellectuel que dans l’arène politique. Ces débats traversent les textes que nous publions sans que nous souhaitions trancher en faveur d’une définition, compte tenu de la diversité de pays voire de continents représentés, mais aussi et surtout, parce que c’est la désignation de la menace fasciste par les mobilisations antifascistes qui nous intéresse. Prendre au sérieux le danger qu’ils et elles désignent permet de repérer des tendances susceptibles de faire basculer une société donnée dans une dictature d’extrême-droite. De plus, loin de ne faire que « s’opposer à », l’antifascisme a historiquement proposé des alternatives politiques pour anticiper les risques de basculement dans le fascisme.

Au-delà de la variété des pays et des époques, les stratégies antifascistes et les alternatives politiques qu’elles dessinent constituent le fil rouge du numéro. Chacun à leur façon, les textes posent l’enjeu, inlassablement invoqué, de l’articulation des luttes entre elles. L’article sur la Yougoslavie met en lumière la manière dont le Front populaire yougoslave a tenu de concert la lutte antifasciste et l’objectif de lutte des classes, sans hiérarchiser l’un par rapport à l’autre contrairement aux partis communistes de France et d’Espagne selon les auteur⋅es. La prégnance de la lutte des classes comme lutte principale traverse le mouvement de femmes antifascistes espagnoles des années 1930 dont Mercedes Yusta nous présente le rapport ambigu au féminisme, puisque la présence de femmes dans l’antifascisme ne suffit certainement pas à garantir la subversion des normes de genre dans ses rangs. En écho à cet héritage, et tout en s’en revendiquant, les activistes andalouses d’aujourd’hui revendiquent le rôle moteur des féminismes dans la mobilisation contre l’arrivée du parti Vox au pouvoir et remettent en question le virilisme et la violence machiste dans le mouvement antifasciste. Face à ce virilisme (que l’on pense à la mythologie autour de la résistance armée et des maquis de la Seconde Guerre Mondiale), renforcé par les affrontements physiques entre fascistes et antifascistes dans le cadre de stratégies d’endiguement de la présence fasciste dans l’espace public citadin, des espaces d’autonomisation féministe se sont créés, tels que le mouvement Rock against sexism en marge de Rock against racism.

L’enjeu du féminisme et de la subversion du genre est intimement lié à celui de la race : le texte de Paul Gilibert sur l’éco-fascisme rappelle bien que la naturalisation de la race comme essence pure suppose une définition strictement biologique de la famille, ce qui met en évidence l’importance, parfois sous-estimée pour la lutte antifasciste, des revendications féministes et LGBTI pour une autre définition de la famille en rupture avec la naturalisation de la différence des sexes. De plus, s’inscrire dans une approche intersectionnelle qui imbrique étroitement féminisme et antiracisme s’avère essentiel dès lors que l’extrême droite instrumentalise le féminisme par des discours de « racialisation du sexisme »[2] selon lesquels les violences envers les femmes seraient le fait des migrant⋅es, descendant⋅es d’immigré⋅es, musulman⋅es, Rroms et/ou d’origine (nord)africaine. Dès lors, la résistance antifasciste doit produire selon nous un discours et des pratiques féministes prenant en compte les violences faites aux femmes comme violences machistes structurelles, y compris de la part de ses propres militant⋅es. Réciproquement, une posture féministe antifasciste s’articule nécessairement avec l’enjeu de l’antiracisme.

Concrètement, l’antiracisme aujourd’hui affronte les stigmatisations contre les populations issues de l’immigration post-coloniale, ainsi que la répression contre les migrant·es. L’entretien avec le militant grec de KEERFA montre à ce sujet que protéger les migrant·es des agressions menées par les néo-nazi⋅es d’Aube dorée permet de faire échouer les pratiques fascistes d’occupation violente de l’espace public, de développer des solidarités intersectionnelles mobilisées à l’échelle des quartiers, base possible pour d’autres stratégies plus adaptées aux succès électoraux des partis fascistes, en particulier lorsque la répression des migrant·es est adossée à des politiques gouvernementales et européennes. Sa position, explicitement internationaliste dans sa volonté de s’organiser au-delà des limites nationales, rappelle que malgré son nationalisme affiché, l’extrême droite œuvre actuellement comme « une internationale de la réaction » pour reprendre l’expression de l’eurodéputé espagnol Miguel Urbán[3] : elle bâtit des alliances entre partis de différents pays au sein de l’Union européenne, et se nourrit des liens idéologiques avec les néoconservateur⋅rices nord-américain⋅es.

Si une réponse politique organisée en réseaux internationaux paraît indispensable, des perspectives d’action plus proches se profilent dans les textes que nous avons réunis. Buket Turkmen montre comment face à la répression exercée par le régime d’Erdogan, la résistance se réorganise « par le bas », dans des solidarités de quartier où les bénévoles, souvent des femmes, mènent des actions discrètes de pratiques quotidiennes alternatives, sans avoir abandonné la participation au mouvement féministe lors de manifestations durement réprimées.  Face à la répression, il s’agit également d’apprendre à se protéger des attaques, individuellement et collectivement. Ainsi dans le mouvement social chilien, les anarchistes habitué·es à combattre physiquement la violence policière ont protégé les autres manifestant·es, et des groupes se sont organisés en marge des manifestations pour soigner les blessé·es et recueillir juridiquement des plaintes contre la répression. En Inde, les menaces de viols et d’assassinats proférées sur les réseaux sociaux contre les opposant·es au nationalisme hindou s’avèrent insidieuses et constantes et viennent renforcer la violence physique, plus ponctuelle mais bien réelle. Remporter des victoires localisées, dans un pays donné, dans les quartiers, ou sur une lutte spécifique, faire reculer le racisme, l’imposition de normes de genre hétéropatriarcales, l’autoritarisme et le goût de l’ordre sous toutes ses formes, y compris néolibérale, sont autant de moyens de mettre en échec pied à pied la menace d’extrême droite. Les formes de militantisme antifasciste ne s’excluent ni ne se hiérarchisent. L’expérience de Rock against Racism, coalition indisciplinée de groupes de musiques engagés, est à ce titre un rappel du rôle de la bataille culturelle menée de façon joyeuse. Elle invite à réinventer la lutte antifasciste avec des moyens adaptés à chaque époque pour susciter l’adhésion au-delà des cercles militants. Car si l’extrême droite mène la bataille des idées en continu et a recours plus sporadiquement à la répression physique, les résistances antifascistes proposent de faire davantage que riposter en donnant corps ici et maintenant à des utopies antiracistes, anticapitalistes, féministes et écologistes.

 

[1] Nous terminons cet édito en octobre 2020, peu de temps avant les élections présidentielles américaines.

[2] C. HAMEL, « De la racialisation du sexisme au sexisme identitaire. », Migrations société, n° 99-100, 2005, p. 91-104.

[3] M. URBAN, La emergencia de Vox. Apuntes para combatir a la extrema derecha española, Editorial Sylone/Viento Sur, 2019.