
Vingt ans se sont écoulés depuis le « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE). En 2005, le débat autour du TCE a suscité une mobilisation populaire et intellectuelle exceptionnelle. Durant des mois, la France a débattu avec intensité : dans les médias, les salles des fêtes, les amphis universitaires et jusque dans les cantines et les foyers. Ce référendum avait donné lieu à une effervescence politique jamais observée sur les questions relatives à la construction européenne. Si le référendum de 1992 sur Maastricht avait suscité une campagne très suivie et un débat mémorable entre François Mitterrand et Philippe Séguin, le débat sur le TCE a mobilisé au-delà de la frange des personnes très intéressées par la politique qui s’était investie dans les débats sur Maastricht. Mais surtout, le débat autour du TCE a davantage clivé. Il a partagé et divisé non seulement au sein des partis politiques, mais aussi dans les familles, avec les collègues de travail ou les amis. Ces discussions ont produit des effets : des personnes ont pu passer du « non » au « oui » et vice-versa à plusieurs reprises au cours de la campagne.
Le clivage qui a traversé la société française et la gauche a également traversé la revue Mouvements. Avec d’un côté les tenants d’un « oui » pro-européen, mais critique des orientations néolibérales de l’Union européenne. Et de l’autre, les tenants d’un « non » anti-capitaliste qui esquissaient les prémices d’un « plan B » pour l’Union européenne. Les discussions et les débats furent vifs au sein du comité de rédaction de la revue. Du fait de ce désaccord, la revue n’a pas directement pris part au débat public. Cependant, plusieurs de ses membres y ont participé à titre individuel. C’est le cas de Gilbert Wasserman, qui était rédacteur en chef de Mouvements et membre de la commission Europe d’Attac, et d’Arnaud Lechevalier, qui était alors membre du comité de rédaction. Dans leur livre sur « la Constitution européenne », ils ont mis sur la table, de manière constructive, leurs analyses et désaccords, le premier appelant à voter « non » et le second « oui » au traité constitutionnel européen.
Un « non » » qui a été bafoué
Une majorité claire d’électeur·ices (54,68%) a finalement rejeté le projet de Traité. Pour la gauche du « non », il s’agissait d’exprimer le refus d’une vision technocratique de l’Union européenne, d’une orientation politique perçue comme néolibérale et antisociale, mais aussi de montrer qu’une autre UE était souhaitable.
Mais le rejet de la construction néolibérale de l’Union européenne n’a pas été respecté. Il a été contourné par l’adoption du Traité de Lisbonne en 2007, marquant une trahison de la volonté populaire par les gouvernements européens. Un vote démocratique bafoué qui représente encore, vingt ans après, la quintessence de la dépossession démocratique.
Quelques années plus tard, ce sera au peuple grec de connaître le même sort. En 2015, le gouvernement de gauche, dirigé par Aléxis Tsípras, lance un référendum interrogeant le peuple grec : « acceptez-vous le projet d’accord soumis par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international lors de l’Eurogroupe du 25 juin 2015 et composé de deux parties, qui constitue leur proposition unifiée ? » Le plan de la Troïka est rejeté à plus de 60%, mais le plan initialement rejeté finira par être appliqué.
Ce volte-face rappelle le concept grec de « kolotoumpa » (Κωλοτούμπα), qui signifie littéralement « saut périlleux » et désigne, en politique, un revirement stratégique. Ce terme est désormais couramment utilisé dans le lexique politique et universitaire pour désigner un renoncement à des engagements de rupture face aux pressions extérieures.
L’Union européenne : toujours un sujet de division des gauches
Cet épisode du TCE a été un moment de rupture majeure pour la gauche française. Divisée entre partisans et opposants au TCE, elle a vu s’affronter des visions contradictoires de l’Europe et de son avenir. Cette fracture a été à la fois un facteur de déstabilisation et une opportunité pour repenser les stratégies collectives. Les tentatives d’unification, comme celle d’une candidature commune à la présidentielle de 2007, bien qu’avortées, ont contribué aux recompositions politiques des vingts dernières années. C’est dans ce contexte qu’a émergé la figure de Jean-Luc Mélenchon, qui quitte le Parti socialiste en 2008 pour fonder le Parti de Gauche et, l’année suivante, le Front de Gauche en alliance avec le Parti Communiste Français. Lors des élections européennes de 2014, le Front de Gauche se présente avec une plateforme commune s’opposant aux politiques d’austérité de l’UE et plaidant pour une Europe plus sociale et démocratique. Cette dynamique conduit en 2016 à la création de la France Insoumise qui se positionne comme une alternative à gauche et qui, lors de l’élection présidentielle de 2017, propose un « Plan B » pour l’Union européenne.
Cependant, ce clivage va s’estomper. Lors de l’écriture de cette introduction, nous nous sommes interrogés. À quel point 2005 a été structurant dans les recompositions de la gauche ? La gauche du « non » n’a pas perduré en tant que courant politique organisé. Ses tenants ont fait des choix tactiques et stratégiques différents. Ainsi, en 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, les candidats de gauche en étaient tous issus. Pourtant, ceci ne signe pas la victoire d’une vision particulière de la question européenne à gauche – loin de là. Cette question continue de diviser la gauche sans cependant constituer une divergence indépassable : l’unité a fini par être réalisée à travers la NUPES puis le NFP et la division aux élections européennes de 2024 s’explique davantage par le mode de scrutin que par des désaccords programmatiques ou stratégiques en matière européenne. Il n’empêche que la gauche dans sa diversité a du mal à s’approprier la question européenne. Pourquoi?
En tant que centre politique l’UE fonctionne avant tout comme un champ bureaucratique transnational, voué à la production de politiques publiques, et où s’exercent des formes de négociation et de compromis entre des acteurs envisagés comme autant de stakeholders (parties prenantes), et dont la légitimité repose sur la capacité à mobiliser de l’expertise et du pouvoir d’influence plutôt que des citoyen·nes. À l’inverse des sphères politiques nationales, ceux-ci doivent composer avec des groupes d’intérêts multiples. De plus, peser sur les décisions de l’UE demande un investissement de long terme, difficilement compatible avec la temporalité du débat public et les exigences d’efficacité politique immédiate. En effet, la dimension transnationale et la délégation diffuse des pouvoirs européens, qui impliquent de multiples points d’achoppement, brouillent la responsabilité politique des réformes qui se mènent sur un rythme extrêmement lent. Enfin, le mode d’élaboration des politiques européennes déstabilise les stratégies politiques traditionnelles de la gauche, souvent fondées sur la mobilisation populaire, la représentation des classes sociales et le rapport de force électoral. En conséquence, peu d’acteur.ices politiques progressistes s’engagent durablement dans l’arène européenne, ce qui limite leur capacité à peser sur des choix politiques structurants.
Les mouvements sociaux sont également à la peine. Les travaux sur les classes sociales en Europe ont montré qu’en dépit d’une structure de classes relativement identique d’un point intra-continentales, les frontières nationales des sociétés dans lesquelles sont prises la construction des groupes et des intérêts sociaux, rendaient délicate et assez improbable l’émergence de mouvement sociaux réellement transnationaux, même si des groupes d’intérêts organisés à Bruxelles en assurent la coordination et parviennent parfois et progressivement à des victoires sectorielles. Toutefois, l’asymétrie entre la capacité d’influence du monde des affaires sur les politiques européennes et celle des tenants d’une Europe plus sociale et environnementale n’a fait que se creuser, de sorte qu’il est à présent clair que les grandes entreprises sont dans des stratégies de capture de l’appareil institutionnel européen. D’autant que les multiples crises qui ont affecté l’UE depuis 2005 (crise de la zone euro en 2009-12, crise des migrants en 2015, Brexit en 2016, crise Covid en 2020, guerre en Ukraine depuis 2022 et désormais crise transatlantique avec les Etats-Unis de Trump) n’ont pas permis de réellement imposer un agenda social et écologique, et que les espoirs un temps placés dans le Forum social européen des années 2000 ont fait long feu. Elles ont même progressivement contribué à l’installation de groupes de droite radicale au sein de l’appareil européen qui n’entendent plus casser l’Europe, mais en faire un niveau d’action où ils peuvent déployer leur agenda politique régressif.
Les questions que pose Mouvements
Ce numéro de Mouvements revient sur les vingt années qui nous séparent du TCE pour tenter d’esquisser un état des lieux des évolutions survenues depuis lors. En revisitant ces deux décennies, nous espérons contribuer à ouvrir de nouvelles perspectives pour celles et ceux qui, aujourd’hui encore, rêvent et luttent pour une autre Union européenne. Il ne s’agit pas de dire qui a eu raison ou tort il y a vingt ans, mais de contribuer à la réflexion sur cette question classique mais cruciale : que faut-il faire aujourd’hui ?
Intitulé « Europes », ce numéro décline ainsi différentes lectures de la question européenne avec le souci de montrer qu’il y a urgence de dépasser cette idée monolithique de l’Union européenne qui se gouverne par la conditionnalité et qui neutralise tout effort de réinventer le lien social entre les sociétés européennes. Donnant la parole à des chercheur·euses, des militant·es, des responsables politiques, il se structure autour de trois grands axes : un bilan de la construction européenne vingt ans après ; un panorama du mouvement social européen et de certaines de ses victoires ; et la question des stratégies pour les gauches européennes.
Ces réflexions sont dynamiques et ce dossier ne les épuise pas. D’autant plus qu’entre le moment où il a été imaginé, au cours de l’année 2023, et le moment où il se termine, au tout début de l’année 2025, le contexte a fortement changé. Le revirement de l’administration Trump sur la question ukrainienne, ainsi que le désengagement américain à moyen terme de la sécurité européenne annoncé par son secrétaire à la défense Pete Hegseth lors de la réunion de l’OTAN à Bruxelles le 12 février, augurent d’un changement d’ère en matière de sécurité et de défense. La perspective d’une Europe indépendante sur le plan stratégique devient tangible. L’UE a décidé d’augmenter radicalement les dépenses militaires et une discussion au niveau des chefs d’État et de gouvernement sur le partage de la dissuasion nucléaire française est engagée. Bien entendu, tout cela ne pourra manquer de poser la question de fond : « une indépendance stratégique pour quelle politique ? »
Autant d’enjeux et de questions cruciales que la gauche n’a pas eu à affronter de façon urgente depuis bien longtemps et qui viennent rendre le débat sur la question européenne encore plus complexe.