Dès les années 1930, le polar s’illustre aux États-Unis, aussi bien dans l’univers du roman qu’au cinéma, comme vecteur symbolique de la critique sociale et comme moyen de résistance face à la domination, qu’il s’agisse de dénoncer la coercition des représentants de l’État : corrompus, racistes, intolérants, les forces du crime organisé ou la toute-puissance du capitalisme montant.

En France, l’après-guerre d’Algérie accuse un tournant pour la littérature noire, la faisant passer du récit apologétique sur l’honneur des truands à un récit de subversion de l’ordre moral et politique. Les conventions de l’écriture du polar sont aussi en plei-ne mutation. Le néopolar est né et devient rapidement l’emblème français de la résis-tance des écrivains du noir face à la domination sociale.

Émerge alors, sous la plume de Jean-Patrick Manchette, un roman noir de critique sociale, réaliste, fortement influencée par l’action politique et la résistance, qui décons-truit radicalement les codes du roman policier classique chargé de réassurer l’ordre moral. Icône incontestée de ce que l’on a appelé le néopolar français, il subvertit en profondeur la forme et la fonction du genre et trouvera diverses incarnations dans des héritiers aussi divers que Jean-Bernard Pouy, Didier Daeninckx, Jean-Hugues Oppel ou plus récemment de jeunes auteurs tels que Marin Ledun (critique de la société de consommation et des nouvelles formes de management dans l’entreprise), Pascal Des-saint (critique écologique), Jean-Paul Jody (dénonciation des ravages économiques et sociaux de la mondialisation), Christian Roux (chômeurs reconvertis en braqueurs de banques)…

À partir des années 1980, le passage à l’écran, avec notamment l’explosion des sé-ries télévisées, brouille les codes. La prolifération de thrillers, où sévissent en masse des figures de Serial Killer, prêtes à confisquer au genre fantastique et au gore leur fonction satirique d’origine (quitte à détourner le genre « gore » de la vitalité critique du pastiche et de sa place subversive dans l’imagerie populaire), rivalise avec les séries rassurant l’horreur sous le masque « apathique » de la police scientifique ou de la fi-gure du légiste.

Contestant le caractère sériel de certains thrillers, Franck Thilliez revient, dans son entretien accordé à Mouvements, sur le chef-d’œuvre de Shane Stevens : Au-delà du mal pour revendiquer, à la source du noir, les racines profondes du mal et de la vio-lence dans les mystères la psyché.

Reste néanmoins ouverte la question de l’emprise sur le marché d’œuvres qui mul-tiplient les ready-made, fixant de plus en plus les cadres de la production de masse. C’est dans ce même esprit de marketing que la télévision fait fleurir, aux antipodes de l’investigation et de la chronique sociale, des reconstitutions de faits divers tragiques et sanglants qui, dans une imitation misérabiliste de la réalité, creusent le terreau du populisme. Comme pour nous signifier qu’au fur et à mesure que s’estompent du paysage audiovisuel le « polar » et le « noir » au sens historique du genre, le « poli-cier » envahit l’écran, sous des formes toujours plus hybrides. Ces formes imposent des codes et des représentations normatives qui le font alors basculer vers les symboles et les valeurs de la domination sociale et culturelle, au risque d’effacer la force critique du roman et du film noir.

Qu’en est-il du roman noir au cinéma ? Quel est pour le romancier le statut de l’adaptation de son œuvre à l’écran ? La considère-t-il comme une trahison qui néces-sairement amène l’œuvre à changer de registre en la vidant de son contenu subversif -interprétation cinématographique ou formatage de la télévision- ou autorise-t-elle au contraire, avec une forme nouvelle, d’autres regards lui permettant de rencontrer de nouveaux publics ?

Si la télévision, comme média populaire, inscrit durablement le genre dans le paysage culturel contemporain, laisse-t-elle encore au cinéma l’apanage de l’expérimentation pour explorer le genre noir social ? Enfin, existe-t-il en France une place pour ce que Dominique Manotti et Éric Valette, nomment « le film noir d’action » ?

Si certains réalisateurs tels que Jacques Fansten évoquent les temps idylliques d’une télévision où presque tout était possible, le désenchantement, dont nombre de roman-ciers et scénaristes se font l’écho, guette la plupart d’entre eux. C’est peut-être alors du côté du cinéma qu’il faut chercher la traduction du « noir social » contemporain, de Laurent Cantet aux frères Dardenne, qu’il s’agisse de dénoncer les conditions de tra-vail dans l’entreprise ou celles des laissés pour compte.
Pour Claude Mesplède, la banalisation du noir et le rattrapage du polar par la pro-duction de masse, transfuge vers la télévision ou vers Internet, comporte des risques sérieux d’acculturation qui mettent en péril la notion même d’auteur. Quel espace reste-t-il alors à l’auteur de polar, surtout lorsque la pression économique convertit l’écrivain en scénariste de télévision ? Quelle place y occupent les femmes et y jouent-elles un rôle subversif face à la domination masculine ? Nombreuses parmi les auteur-e-s et les lecteurs-ices, les chiffres baissent lorsqu’il s’agit d’édition ou de réalisations à la télévision. Malgré l’avènement, dans la littérature noire écrite par des femmes, de positions de genre (fliquettes lesbiennes, questions liées à l’identité sexuelle, à l’exploitation spécifique des femmes ou à la représentation des minorités), force est de constater qu’il s’agit encore trop souvent d’un pur renversement des rôles dans une stricte conservation des clichés et des codes les plus réactionnaires du polar.

Comment ce genre, dont la paternité incontestée revient au génie de Dashiell Ham-mett, résiste-t-il aujourd’hui au chant des sirènes de l’audimat et du marketing ? Cette question reste ouverte. Rappelant le mot d’Ellroy à propos des pères fondateurs que sont Chandler et Hammet : « Le personnage de Marlowe chez Chandler, c’est l’homme que Chandler voudrait être alors que le personnage de Sam Spade chez Hammett, c’est l’homme que Hammett a peur d’être », Dominique Manotti prévient contre les risques d’édulcoration du polar dans une société où les politiques règnent sur l’insécurité.

À distance de la vision pessimiste des romanciers, David Buxton revient sur les ori-gines du marché des séries, leur impact populaire et leur inéluctable mondialisation, mettant en lumière non seulement leur vitalité mais aussi leur inventivité, notamment aux États-Unis.

C’est dans ce contexte de séries majoritairement formatées que naît The Wire, une série américaine, dont l’onde de choc a été considérable. Rassemblant sous la houlette de ses producteurs David Simon (ancien journaliste) et Ed Burns (ancien flic reconver-ti dans l’enseignement) des romanciers et scénaristes aussi prestigieux que Georges Pélécanos, Denis Lehane et Richard Price, elle semble devoir résumer, comme nous le rappelle Max Obione, en 5 saisons et 60 heures de film, toutes les aspirations au polar social des écrivains français qui s’en revendiquent.

Profilage d’un autre avenir possible du genre à la télévision française ? À défaut de réponse, on peut citer le mot de David Simon qui, à propos de The Wire, faisait le constat amer d’une Amérique dont un tiers de la population avait été abandonné dans l’ornière : « Yes, we cannot ! ».

A l’heure où le festival de Cannes couronne un film choc en forme de docu-fiction : Polisse, de Maiwenn (Prix du jury, Cannes 2011), exposition sans fard du quotidien de la Brigade des mineurs après une longue immersion de la réalisatrice dans l’envers du décor, que penser d’un tel geste ? Simple opportunisme ou signe des temps ? Même si leurs appréciations du cinéma et de la télévision divergent, auteurs, réalisateurs et cri-tiques s’accordent ici pour reconnaître l’importance du film dans l’imaginaire du polar et du noir, laissant à un genre indissolublement lié à l’histoire du cinéma la primauté d’une écriture en images.
Travail au noir, citoyens clandestins, catastrophes écologiques, rapports Nord-Sud, mise à nu du travail de la police, autant de friches et de gisements incertains pour ce que Bernard Floris et Marin Ledun nomment le polar subversif de demain et que Caryl Férey évoque en ces termes : « Ce qui m’attire dans le roman noir, c’est la démarche vers l’autre. Il y a peu de romans noirs focalisés sur le moi. Le “moi con”, comme di-rait Jean-Bernard Pouy. Non seulement le roman noir parle des autres mais il parle aussi de politique, de social, de caractères humains universels. »

DOSSIER COORDONNE PAR PATRICIA OSGANIAN

Nous tenons à remercier Dominique Manotti et à Jean-Hugues Oppel pour leurs conseils, Ainsi que Max Cabanes d’avoir gracieusement autorisé Mouvements à repro-duire un extrait de sa bande dessinée La Princesse de sang, adaptée du dernier roman de Jean-Patrick Manchette.

Mouvements n° 67

Sommaire

Du polar à l’écran : normes et subversion

Éditorial

I Caps et changements de caps du roman noir à l’écran.

Du roman au film noir
Par CLAUDE MESPLEDE

Polar français au cinéma(1961-2011) : Une esthétique au service d’un engagement politique/ par MARION POIRSON-DECHONNE.

Travail, consommation : polar contemporain et nouvelles formes de domination
Par BERNARD FLORIS ET MARIN LEDUN.

Nos fantastiques années fric, Une affaire d’Etat ? regards croisés avec Dominique Manotti, romancière et Eric Valette, réalisateur
Propos recueillis par PATRICIA OSGANIAN, ANNE-SOPHIE PERRIAUX, JULIENNE FLORY.

II Figures et critique des représentations sociales.

The Wire, une série hors normes : « Yes, we cannot ! »
Par MAX OBIONE

Vous avez le droit de garder le silence
Par JEAN-HUGUES OPPEL

De Stringer à La position du missionnaire : la position du scénariste et du romancier, entretien avec Jean-Paul Jody
Propos recueillis par PATRICIA OSGANIAN

Place et figures de femmes dans le roman noir : La jambe interminable du polar
Par STEFANIE DELESTRE

Laura, saison II
Par ELISA VIX

La figure du Serial Killer : romans en série et séries TV, entretien avec Franck Thilliez
Propos recueillis par PATRICIA OSGANIAN

III L’explosion des films et des séries télévisées

L’économie politique des séries américaines
Par DAVID BUXTON

Un film social habillé en noir : entretien avec Jacques Fansten
Propos recueillis par ANNE-SOPHIE PERRIAUX, PATRICIA OSGANIAN, JULIENNE FLORY

Suite Noire : « arrangements » et télévision
Par ROMAIN SLOCOMBE

De la série télé au roman : entretien avec Peter May
Propos recueillis par PATRICIA OSGANIAN

Cognac, un festival ouvert au petit écran, entretien avec Bernard Bec
Propos recueillis par PATRICIA OSGANIAN

Itinéraire

« Impressions d’Afrique », entretien avec Caryl Férey
Propos recueillis par PATRICIA OSGANIAN

Thèmes

2011 : Le printemps arabe ?
Par SAMIR AMIN

Où va le Forum social mondial ? Par PIERRE BEAUDET

Les philippines de Cory Aquino à Benigno Aquino : Vingt-cinq ans après la transition démocratiques
Par GWENOLA RICORDEAU

Urgence d’un changement civilisationnel face à la nouvelle ruée minière mondiale. Entretien avec William Sacher
Propos recueillis par MAXIME COMBES.