En 2013, l’ouverture des droits au mariage et à l’adoption aux couples de personnes de même sexe en France a ébranlé l’hétérosexisme, pilier de l’institution familiale. Enjeu de luttes, la loi est venue légitimer des pratiques, et reconnaître en droit la possibilité pour les homosexuel.le.s de participer à l’ordinaire familial. Reste toutefois à concrétiser au quotidien cette reconnaissance légale pour mettre fin aux discriminations encore persistantes. Plus largement, ce déplacement des normes aurait pu augurer d’une poursuite de la démocratisation sexuelle, orientée vers la légitimation d’autres arrangements amoureux, érotiques, éducatifs, procréatifs, résidentiels. Mais la séquence qui a accompagné cette victoire nous a laissé un goût amer.
Cela tient aux balbutiements du gouvernement. Ce qui était devenu évident pour une large majorité de la population s’est transformé en une sorte de concession en catimini, offrant à la droite conservatrice le temps et les arguments pour se refaire une santé. L’occasion d’un vaste débat démocratique autour de la famille et des sexualités a été occultée dans l’espace public par des mouvements conservateurs survisibilisés. Une concession donc, et un recul : les débats sur l’ouverture de la PMA et sur la légalisation de la GPA paraissent bien enlisés. « La » famille n’appartient décidément pas encore à tous. En matière d’égalité des droits, le gouvernement a d’ailleurs, dans la foulée, remisé beaucoup d’autres promesses de campagne, parmi lesquelles le droit de vote aux étrangers, cet engagement de 35 ans, et la reconnaissance légale du statut de beaux-parents, annoncée pourtant depuis 20 ans. L’espoir d’une nouvelle séquence émancipatrice semble ainsi barré.
De fait, cette famille institutionnalisée reste le lieu majeur de la production des rapports de pouvoir, malgré les modifications juridiques récentes appuyées sur des référentiels égalitaires. Les évolutions du cadre légal concernant la parentalité, le droit patrimonial, l’adoption ou la filiation n’entravent guère la production continue d’un ordre social fortement hiérarchisé entre les sexes, les sexualités, les classes, les générations et les nationalités. Le travail de dévoilement du rôle de la famille dans la production de la hiérarchie sociale est plus que jamais nécessaire. Une série d’articles de ce dossier montre ainsi combien la famille nucléaire bourgeoise patriarcale blanche reste une norme puissante et multiforme de gouvernement, qui s’impose au tribunal, qui structure les thérapies psychiques, qui définit les politiques de logement, qui masque les violences domestiques.
Ces analyses invitent à prolonger la critique de l’institution familiale, telle qu’amorcée dans les années 1970, en ouvrant de nouveaux chantiers de transformation sociale. Dans cette perspective d’émancipation, l’objectif n’est pas tant d’en finir avec la famille, pour reprendre un mot d’ordre de 1968, ou d’opposer au modèle conjugal bourgeois un contre modèle dont on connaîtrait déjà les tenants et aboutissants. Il s’agit plutôt de remettre à l’agenda l’exploration du champ des possibles.
Depuis les années 1960, toute une série de disjonctions entre sexualité, procréation, filiation et parentalité ont fait accepter l’idée que l’institution familiale est inscrite dans l’histoire et qu’il est donc possible de composer autrement les types de liens qui s’y enchevêtrent habituellement. La révolution contraceptive, la légalisation de l’IVG et le développement de la PMA ont contribué à délier la sexualité de la procréation. La fin de l’autorité maritale et paternelle et la banalisation des unions informelles ont amorcé la difficile dissociation entre patriarcat et alliance. Aujourd’hui, l’ouverture du mariage et de l’adoption contribue à disjoindre l’alliance et la filiation de l’hétérosexualité. Il reste encore à interroger les relations entre vie amoureuse et éducation des enfants : de fait, les coparents et les familles recomposées dissocient d’ores et déjà partenariat parental et partenariat amoureux. Il reste enfin à poursuivre la mise en question du lien entre la reproduction biologique et la filiation, comme s’y proposent plusieurs auteur.e.s du dossier.
À force d’accumuler les « dissociations », il est possible que nous soyons parvenus à un point de basculement : que reste-t-il alors de « la famille » ? Et surtout, que voulons-nous en faire ? Et s’il était temps de regarder ce qui advient au fil de ces processus : une sorte d’épurement tendant vers ce qu’il serait souhaitable, selon nous, de conserver de « la famille » – mais pour le porter bien ailleurs, là où la question de savoir finalement si l’on parle toujours de famille ou d’autre chose n’importe plus. Autrement dit, et si « la famille » n’était qu’une métaphore, mais au sens fort, performatif, du terme ? Plus précisément, un langage pour qualifier et produire une certaine forme de relations : dire « on est comme une famille » enregistre et installe tout à la fois une certaine intensité affective, une certaine intimité de partage, une certaine réciprocité de concernement, une certaine entraide et sollicitude entre plusieurs personnes. Il s’agit alors bien de qualités génériques, que seule la pratique spécifie et concrétise et qui pourrait qualifier autant les affects d’amour que d’amitié ou de filiation avant qu’elles y soient investies et modelées par eux.
Dès lors, la frontière entre ce qui fait famille et ce qui ne le fait pas, au sens à la fois de différentes qualités de liens (amour/amitié/filiation…) et de différents degrés d’attachements devient poreuse, inventive, négociable. À partir de quels seuils un lien devient-il suffisamment intense, intime, solidaire, mutuellement protecteur pour être légitimement qualifié de « familial » ? Une question de normes qui compte aussi pour les droits et les devoirs qui pourraient s’y rattacher et qui appelle de nouvelles modalités de régulation, encore à inventer.
Dès lors, le fait que cette qualité de liens s’accompagne ou non de sexualité, de procréation, d’éducation, de corésidence, de mise en commun patrimoniale… devient moins évident, plus ouvert. À chacun.e de fabriquer ses propres arrangements, d’agencer ses héritages, de fonder aucune, une ou plusieurs « familles » avec ses propres contours et partages.
Dès lors, il importe d’associer des droits et des responsabilités spécifiques aux différents types de relations qui s’en dégagent – filiation, fiscalité, allocations, éducation, logement… La loi, les catégories juridiques s’en trouvent diversifiées et enrichies. La multiplicité de ces droits et de ces devoirs ne s’aligne plus sur un seul modèle d’arrangements au détriment de tous les autres et il devient nécessaire de les repenser et de les réorganiser chacun pour eux-mêmes. Il faut réfléchir notamment à l’égalité d’accès aux différents types de liens « familiaux » qui seront et sont déjà expérimentés.
Au final, ce dossier invite à redéfinir une politique émancipatrice de « la famille » autour d’une question qui, sous sa simplicité apparente, nous apparaît hautement subversive : que récompense-t-on ou que compense-t-on (handicap, discrimination, coût,…) en accordant tel ou tel droit, en imposant tel ou tel devoir, à celles et ceux qui cohabitent, qui associent leurs revenus et patrimoines, qui partagent des plaisirs érotiques, qui éduquent les mêmes enfants… ? Au cœur de ce questionnement se logent les enjeux et les conditions d’une véritable démocratisation des expériences familiales.