Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation développe et expérimente une forme non capitaliste d’organisation de la production alimentaire. Il s’agit, sur la base de cotisations proportionnelles au revenu, de permettre à chacun de se procurer des biens alimentaires auprès de marchands conventionnés selon des critères écologiques et sociaux. Il reste néanmoins à penser les conditions stratégiques de son advenue aujourd’hui ainsi que l’inclusion en son sein des classes populaires.

Xenophon Tenezakis est docteur en philosophie politique de l’Université Paris-Est-Créteil et professeur de philosophie dans le secondaire à Strasbourg.

L’écologie politique tire son potentiel anticapitaliste du fait qu’en pointant les limites des ressources planétaires et l’impact des activités économiques sur les écosystèmes, elle montre qu’on ne peut appuyer une société sur le projet d’augmentation illimitée de la production économique qu’implique le capitalisme. Toutefois, l’impératif écologiste peut facilement dériver vers une incitation individuelle (et finalement très libérale) à un changement individuel de comportement, ne constituant pas une menace véritable pour le capitalisme et ne tenant pas compte des rapports de domination présents dans la société. Il peut aussi aller du côté d’une organisation scientiste de la société, gouvernée verticalement par des savants et ingénieurs. Enfin, le dernier problème est celui de la transformation : comment diriger un changement social qui, par nature, semble imprévisible ? Comment produire à partir d’un état donné (la société capitaliste existante) quelque chose qui pourtant serait irréductiblement différent de celui-ci (une autre société non capitaliste) ?

Le projet de la Sécurité sociale de l’alimentation, qui a commencé à se développer en 2013, propose une réponse pertinente à ces questionnements. Ce projet est anti-capitaliste au sens où il vise à agir sur un secteur de production particulier, celui de l’alimentation, pour le rendre en partie immune aux mécanismes de marché et de maximisation des profits qui dirigent la société capitaliste. L’alimentation fait partie des besoins de base ; à ce titre, elle constitue l’un des domaines essentiels pour la reproduction sociale. Intervenir dans ce domaine revient donc à agir sur une articulation clef de notre société capitaliste[1]. C’est ce que permet de faire le projet de Sécurité sociale de l’alimentation. Pour cela, il vise à donner les moyens à chacun·e de s’assurer une alimentation suffisante et durable en se procurant des produits déterminés selon les principes d’un conventionnement écologique et démocratiquement déterminé. Cette initiative entend ainsi articuler expérimentations locales et transformation globale. Elle vise en outre à combiner les deux enjeux de l’écologie et du social, ceux de la « fin du monde » et de la « fin du mois ». D’autres éléments semblent cependant nécessaires pour en faire un projet réellement audible pour les classes populaires, en particulier celles issues de l’immigration postcoloniale.

Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation

La Sécurité sociale de l’alimentation est née d’une réflexion menée en parallèle par plusieurs collectifs au cours des années 2000 et 2010. Ces collectifs comprennent la Confédération Paysanne (syndicat d’agriculteur·ices qui lutte pour une agriculture solidaire et durable), Ingénieurs sans Frontières-Agrista (un groupement d’ingénieur·es travaillant sur l’agriculture et la souveraineté alimentaire), le réseau CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), le Réseau Salariat (qui diffuse le principe du salaire à vie établi par Bernard Friot), mais aussi un collectif de chercheur·euses, Démocratie Alimentaire[2]. Le constat initial motivant le projet est le suivant : d’une part, la multiplication des dispositifs d’aide alimentaire n’empêche pas la persistance d’une insécurité alimentaire importante ; d’autre part, ce foisonnement de dispositifs consolide un système alimentaire qui engendre des dégâts importants pour l’environnement et précarise les agriculteur·ices à long terme[3]. En effet, l’aide alimentaire telle qu’elle existe aujourd’hui constitue souvent une façon d’écouler les surplus alimentaires du système actuel, souvent des produits rejetés par les magasins traditionnels car de moindre qualité nutritive. À ce titre, elle enferme celles·eux qui la reçoivent dans une forme de précarité alimentaire, que l’on peut définir comme une incapacité à s’assurer de façon durable d’une source d’alimentation de bonne qualité. De plus, elle les exclut en leur imposant une violence symbolique, celle de l’incapacité à choisir leur alimentation. Une transformation radicale du système alimentaire apparaît nécessaire pour faire face à ces formes de précarisation et d’exclusion.

Une solution purement quantitative et pilotée verticalement par l’État, et formulée uniquement en termes de justice sociale, au sens d’une réparation des inégalités économiques d’accès à une nourriture saine, ne suffirait pas. Dominique Paturel, chercheuse militante faisant partie du collectif Démocratie alimentaire, critique une telle solution sur la base de l’éthique du care. Cette éthique s’appuie sur le constat de la vulnérabilité comme caractéristique commune des êtres humains, vulnérabilité qui doit être prise en compte par la pratique. Il s’agit de pérenniser les relations et les soutiens qui permettent de maintenir notre existence, mais également d’être attentif à la singularité de chaque situation et chaque être afin de prôner le soutien adéquat[4]. Si l’État imposait sa propre conception de ce qu’il considère comme une nourriture saine et durable, et rendait cette alimentation accessible à tout·es, cela résoudrait le problème de l’équité, mais pas celui de la prise en compte de la singularité des personnes et de leur savoir, en particulier celui des femmes, qui sont principalement responsables de l’alimentation dans notre société. L’idée est donc à la fois de mettre fin aux dégâts d’une approche exclusivement capitaliste de l’alimentation telle qu’elle existe aujourd’hui, mais également de développer une politique de l’alimentation attentive aux singularités des situations individuelles.

D’où le principe de démocratie alimentaire, sur lequel s’appuie le projet de Sécurité sociale de l’alimentation. Ce principe appelle un ensemble d’institutions qui permettent aux citoyen·nes de reprendre le pouvoir sur leur alimentation en leur offrant un accès égal à une nourriture saine et écologique. La Sécurité sociale de l’alimentation concrétiserait ce principe par la mise en place d’un système de redistribution et de conventionnement. Chacun·e, en échange de cotisations sociales (donc des revenus qui ne transiteraient pas par le budget de l’État mais iraient directement aux caisses de la Sécurité sociale de l’alimentation), pourrait acheter des produits alimentaires sur la base d’un revenu de transfert auprès de magasins conventionnés selon un cahier de charges à la fois écologique et social[5]. Pour l’instant, ce revenu est évalué à 150 euros par personne. Ce conventionnement serait local et démocratique : bien qu’une institution centrale, à l’échelon national, soit chargée de fixer les grands principes du conventionnement, la déclinaison précise de ces critères de conventionnement serait laissée à discrétion des caisses locales. Les habitant·es et les salarié·es de ces caisses pourraient participer à leurs décisions. Autrement dit, sur chaque territoire, les individu·es pourraient participer davantage au choix de leur alimentation, dans la mesure où iels pourraient participer à la décision des produits qui seraient conventionnés par la Sécurité sociale de l’alimentation et qui pourraient donc être achetés grâce à l’allocation mensuelle distribuée. Ce système alimentaire associerait donc universalité d’accès, conventionnement démocratique et financement par cotisations sociales. Il concilierait justice sociale et reprise en main de l’alimentation, la démocratie alimentaire allant au delà de l’idéal de justice alimentaire en permettant la prise en compte des singularités propres de chaque territoire et de ses habitant·es.

Ce projet constitue l’horizon idéal porté par le collectif national de la Sécurité sociale de l’alimentation. Ce collectif, sans structure juridique définie pour l’instant, associe les organisations citées plus haut, ainsi que de multiples collectifs locaux. Ces derniers s’inspirent de cet horizon idéal dans leur action, même si les formes concrètes peuvent varier et s’éloigner plus ou moins du projet fédérateur. L’ensemble constitue davantage une fédération d’initiatives distinctes et autonomes qu’une organisation centralisée. Le plus ancien de ces collectifs locaux est basé à Montpellier[6]. Il a institué une caisse financée par un budget issu de fonds publics et privés et de cotisations des citoyen·nes. Cette caisse commune de l’alimentation permet aux habitant·es volontaires de dépenser chaque mois 100 euros, via une monnaie locale, dans des lieux de distribution alimentaire qui répondent à des critères élaborés collectivement : épiceries, groupements d’achats, etc. Les participant·es cotisent à la caisse en fonction de leurs moyens[7]. La caisse subventionne une partie de la somme pour les personnes ayant de faibles ressources. Elle est gérée par un comité citoyen de l’alimentation qui décide de son fonctionnement démocratiquement. La caisse est donc financée par les cotisations volontaires des membres, et complétée par des subventions publiques et privées. Le projet Solidoume de Clermont Ferrand fonctionne de façon similaire, tout comme celui de Toulouse. Une multitude d’autres projets locaux sont affiliés au collectif national de la Sécurité sociale de l’alimentation : diverses épiceries solidaires, des associations de distribution de paniers bio solidaire, des marchés solidaires, etc. Ils n’expérimentent pas directement la Sécurité sociale de l’alimentation en tant que telle mais y voient une cause unificatrice et porteuse de sens.

Éroder le système alimentaire capitaliste ?

La structuration même du projet, associant un collectif national portant l’idéal fédérateur et des collectifs locaux s’en inspirant, montre en quoi la Sécurité sociale de l’alimentation ne constitue pas seulement un projet utopique mais comporte bien un aspect stratégique. Tout d’abord, la multitude d’expérimentations locales qu’il implique permet de concrétiser le principe général de la Sécurité sociale de l’alimentation en montrant qu’il peut réellement être mis en œuvre. En outre, ces expérimentations sont des moyens d’éclairer les problèmes pratiques que pourrait rencontrer une généralisation du projet à l’avenir[8]. Enfin, ces expérimentations ne prennent pas tout leur sens au niveau local, puisqu’elles ont une finalité de transformation sociale plus large. La Sécurité sociale de l’alimentation constitue ainsi un ensemble d’expérimentations concrètes, mais aussi un « imaginaire », selon les termes que Mathieu Dalmais, membre de ISF-Agrista, emprunte à Castoriadis : un ensemble de significations liées à des valeurs et chargées de sens permettant d’orienter la pratique. Cet imaginaire joue ici plus précisément à travers la référence à la Sécurité sociale instituée à la Libération dans le domaine des retraites et de la santé, ce qui permet de donner une certaine familiarité au projet. Il est ainsi susceptible d’offrir un débouché plus global au mouvement pour une alimentation durable mais aussi au mouvement social et écologiste.

S’il y a bien une unité de démarche au sein du collectif de la Sécurité sociale de l’alimentation, qui passe par la démonstration de la faisabilité de l’idéal au travers des expérimentations concrètes, des désaccords existent quant au rapport à l’État et à l’étendue des changements à engager. Certains membres du mouvement (ISF-Agrista par exemple) ne sont pas opposés à la possibilité de s’appuyer sur des financements de l’État pour développer plus rapidement le mouvement[9]. Un financement par l’impôt dans un premier temps n’est ainsi pas une ligne rouge pour eux. D’autres acteur·ices (Réseau Salariat en particulier) ne mentionnent pas cette perspective, ce qui semble indiquer un désaccord. Se dessine plus généralement une ligne de fracture entre des acteur·ices pour qui la mise en place de la Sécurité sociale de l’alimentation pourrait avoir lieu dans le cadre des institutions politiques et sociales existantes, et d’autres pour qui les institutions sociales de l’alimentation n’ont de sens qu’au sein d’une transformation sociale plus radicale. En effet, pour le Réseau Salariat par exemple, la fondation d’une Sécurité sociale de l’alimentation ne prend sens que dans le cadre d’une socialisation du revenu des agriculteur·ices, qui deviendraient de fait des salarié·es à vie des caisses de la Sécurité sociale de l’alimentation, caisses locales qui deviendraient en même temps propriétaires du sol[10]. Le Réseau Salariat inscrit ainsi la Sécurité sociale de l’alimentation comme une partie du projet de salaire à vie de Bernard Friot, qui vise à détacher l’existence d’un revenu de l’emploi, et en même temps le travail de l’exigence capitaliste de productivité. Tout en adhérant au projet de Sécurité sociale de l’alimentation tel qu’énoncé ci-dessus, le Réseau Salariat défend ainsi une proposition alternative plus radicale et globalisante. L’autre proposition paraît plus gradualiste, puisqu’elle suppose seulement une transformation partielle du marché de l’alimentation : le marché privé actuel continuerait à coexister avec la Sécurité sociale de l’alimentation, et il ne s’agit pas forcément de faire des agriculteur·ices  des salarié·es de la Sécurité sociale de l’alimentation.

La conception stratégique anticapitaliste développée par le sociologue Erik Olin Wright permet-elle de trancher entre ces deux options ? Rappelons que la perspective de Wright consiste à critiquer les stratégies anticapitalistes unilatérales, qu’il s’agisse de mettre en avant une rupture rapide avec le capitalisme ou de s’en échapper par la construction d’alternatives dans ses interstices. Et ce, non seulement à cause des conséquences imprévisibles qu’une rupture rapide avec le capitalisme pourrait avoir, mais aussi de la faiblesses de projets économiques alternatifs dès lors qu’ils ne sont pas soutenus par tout un écosystème plus vaste. Dès lors, il s’agit plutôt de défendre une stratégie d’érosion du capitalisme : les crises du capitalisme ne doivent pas être utilisées pour produire le passage rapide d’un système social à un autre, mais pour entraîner à la fois l’émergence de contestations, d’alternatives ou utopies réelles, et de politiques d’État socialistes soutenant ces utopies, consolidant l’existence d’un « déjà-là » socialiste qui à la suite de processus à long terme pourrait prendre le pas sur les modes d’organisation capitalistes[11].

À première vue, on pourrait penser que la conception stratégique de Wright se rapproche davantage de celle soutenue par ISF-Agrista que de celle du Réseau Salariat. En effet, la première ne cherche pas à produire de façon rapide un changement global, ni ne promeut une autonomie totale vis-à-vis de l’État, ce qui semble être le cas de la seconde. Mais en fait, les deux sont en deçà des exigences de Wright pour ce qui concerne le déploiement d’une stratégie anticapitaliste d’ensemble. En ce qui concerne la conception du Réseau Salariat, des propositions de rupture globale vis-à-vis du capitalisme sont déployées, refusant un principe gradualiste, mais peu de réflexion est consacrée, d’après les éléments à notre disposition, aux moyens concrets par lesquels cette transformation pourrait avoir lieu. Quand bien même on remet la possibilité d’une telle socialisation de l’alimentation, articulée à une subversion des institutions capitalistes du marché, de l’emploi et de la propriété lucrative, aux crises éventuelles du capitalisme à venir, peu de réflexion semble consacrée aux actions qui pourraient préparer d’ici là la société à une telle subversion.

On pourrait de même reprocher à la conception promue par ISF-Agrista, de ne pas non plus déployer une conception d’ensemble du changement anticapitaliste. Mais on pourrait considérer que ce n’est pas là son ambition : le collectif ne viserait pas à envisager dans sa globalité la forme que pourrait prendre un changement social anticapitaliste, mais seulement l’un des éléments de ce changement, concernant le secteur de l’alimentation. Néanmoins, le projet de l’ISF-Agrista ne pense pas non plus entièrement ses propres conditions de possibilité. En effet, la coexistence de la Sécurité sociale de l’alimentation avec les institutions capitalistes suppose des transformations institutionnelles et sociales majeures. S’il est possible à l’heure actuelle d’établir des expérimentations locales de la Sécurité sociale de l’alimentation basées sur le volontariat, il n’est pas possible légalement de généraliser un tel système. En effet, une telle généralisation serait contraire à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, en particulier via les traités européens, sur la liberté de concurrence par exemple. Mettre en œuvre la Sécurité sociale de l’alimentation sur un plan national supposerait donc d’envisager une stratégie de transformation (voire de sortie) du cadre législatif européen, ce qui suppose une coordination avec d’autres forces politiques allant dans le même sens. On pourrait poser l’hypothèse qu’une telle stratégie n’est pas développée car elle dépend de facteurs en partie extérieurs au cadre national et sur lesquels on a encore très peu de maîtrise[12]. Mais alors, le projet de SSA n’apparaît plus comme un projet concret de transformation mais plutôt comme une utopie destinée à politiser le sujet de l’alimentation.

Des graines ont germé ensemble,
puis poussé en racines tordues, bizarres et riches
Et soudain un tronc des branches un houppier
La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette
La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer
Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages
pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution
Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,
Abolir les barreaux et chanter des printemps
Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…
Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne
Qu’elles ne puissent déplacer.
Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)

L’écologie et les classes populaires post-coloniales

Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation comporte également des limites liées à la nature même du projet écologiste dont il est partie prenante, en tension avec celui d’un projet pleinement anticapitaliste, et qui ne sont compensées que partiellement par ses velléités démocratiques. En effet, la lutte anticapitaliste suppose non seulement la lutte contre le système économique capitaliste mais aussi la fin du rapport capitaliste de classe lui-même. Cela implique, outre la lutte contre la propriété privée capitaliste, que les classes populaires deviennent autonomes politiquement, afin de reprendre effectivement le contrôle sur leur travail et sur leur vie. Or, bien qu’elle se veuille démocratique et populaire, la Sécurité sociale de l’alimentation est un projet qui n’émane que partiellement de demandes populaires.

Comme précisé initialement, sont à la racine du projet des collectifs et organisations de chercheur·euses, d’ingénieur·es-agronomes et de paysan·nes (la CIVAM et la Confédération Paysanne dans ce dernier cas). Ces dernières comprennent probablement des agriculteur·ices en situation précaire, qui bénéficieraient de la Sécurité sociale de l’alimentation. Toutefois, le collectif national n’implique pas à notre connaissance de collectifs directement issus des classes populaires, notamment postcoloniales (originaires des anciennes colonies françaises), alors même qu’elles font partie des personnes qui pourraient avoir le plus intérêt à ce projet. Le risque est alors que dans nombre de situations ces initiatives n’apparaissent pas comme des formes de mutualité basées sur une solidarité auto-organisée (comme pouvaient l’être les caisses de secours mutuel qui ont précédé la Sécurité sociale) mais comme des formes de paternalisme organisées par des membres des classes moyennes et supérieures à l’égard des classes populaires. On ferait preuve de solidarité à leur égard, mais en échange d’une « orthoréxie » plus grande : à la condition qu’elles mangent de manière plus saine, écologique, responsable, etc.

Pallier cette limite demanderait de surmonter plusieurs obstacles liés au rapport des classes populaires à l’écologie. Ce n’est pas une question de conscience du problème écologique : cette conscience existe d’autant plus qu’il s’agit de populations qui se savent vulnérables. La problématique de l’alimentation s’y pose également. Cependant, les membres de ces classes sont conduit·es à mettre à distance l’enjeu écologique, par réalisme économique (les produits écologiques coutent plus cher) et politique (iels savent qu’iels ne sont pas la principale source du problème)[13]. De plus, comme le note Fatima Ouassak à propos des membres des classes populaires issu·es de l’immigration postcoloniale, celles et ceux-ci ont en grande partie conscience d’être rejeté·es comme citoyen·nes appartenant de plein titre au territoire français, ce qui nourrit leur démobilisation politique[14]. Pourquoi s’engager, sur l’écologie comme sur le reste, si on est pas admis·e au rang de citoyen·ne au même titre que les autres ? On voit mal pourquoi les classes populaires postcoloniales s’engageraient dans un projet tel que la Sécurité sociale de l’alimentation sans être pleinement reconnues politiquement.

Pour remédier à ce problème, Fatima Ouassak défend l’idée que la question du racisme doit être prise en compte dans les luttes écologiques, par exemple en associant lutte contre la pollution et lutte contre les violences policières. Du point de vue de la Sécurité sociale de l’alimentation, il semblerait utile d’intégrer dans un tel projet des collectifs, tel Banlieues climat, engagés sur l’écologie dans les quartiers populaires, de façon à élargir l’assise sociale du collectif. En suivant la suggestion de F. Ouassak, on pourrait également envisager la construction d’alliances au niveau local avec des collectifs issus de quartiers populaires autour des problématiques qui leurs sont propres. Cela permettrait à la Sécurité sociale de l’alimentation de prendre la forme d’une relation de réciprocité, de coopération égalitaire entre les mouvements écologistes et les luttes contre les diverses formes d’exclusion des citoyen·nes issu·es de l’immigration postcoloniale en France, plutôt que de prendre le risque de développer à leur égard un rapport paternaliste. On pourrait par exemple imaginer un positionnement de soutien des caisses locales à d’autres luttes concernant leur territoire, par exemple sur les problèmes de logement. Une telle tactique permettrait d’affirmer la pleine appartenance des classes populaires, notamment post-coloniales, à la société française, et de renforcer leur autonomie politique, tout en agissant pour une société plus écologique. Elle se justifie à la fois d’un point de vue politique et éthique.

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En somme, la Sécurité sociale de l’alimentation constitue un exemple de stratégie anticapitaliste permettant de donner un débouché politique à des initiatives (autour de l’alimentation durable)  disjointes et parfois disparates, en les reliant à la fois à un projet global de transformation sociale et à des projets expérimentaux le mettant en œuvre. Contre les stratégies qui prônent une forme rapide de rupture à la fois avec l’État et le marché, il nous semble pertinent de lire une telle stratégie comme devant utiliser de façon tactique le soutien de l’État : les perspectives futures de nouvelles crises et l’association avec d’autres forces sociales permettraient d’imposer une transition vers des formes de production non capitalistes à l’État. Néanmoins, pour faire de cette Sécurité sociale de l’alimentation, et plus largement des demandes écologistes et sociales, une stratégie pleinement anticapitaliste, il paraît nécessaire d’articuler la défense de ce projet avec des demandes sociales des quartiers populaires.

[1]     Manuela Zechner et Bue Rübner Hansen, « Bulding Power in a Crisis of Social Reproduction », ROAR Magazine, no 0, 2015, p. 135-152.

[2]     « Historique du collectif pour une SSA », sur Sécurité sociale de l’alimentation, s. d. (en ligne : https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/historique/ ; consulté le 2 janvier 2024).

[3]     Dominique Paturel et Marie-Noëlle Bertrand, Manger: plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation, Tarbes, Arcane 17, 2021 ; Laura Petersell et Kévin Certenais, Régime général: pour une sécurité sociale de l’alimentation, S.l., Riot éditions, 2021.

[4]     Joan C. Tronto et Berenice Fisher, « Toward a Feminist Theory of Caring », dans E. Abel et M. Nelson (éd.), Circles of Care, Albany, New York, SUNY Press, 1990, p. 36-54 ; Dominique Paturel et Magali Ramel, « Éthique du care et démocratie alimentaire : les enjeux du droit à une alimentation durable », Revue française d’éthique appliquée, vol. 4, no 2, Érès, 2017, p. 49-60.

[5]     « Le socle commun de la Sécurité sociale de l’alimentation », sur Sécurité sociale de l’alimentation, s. d. (en ligne : https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/a-propos-de-la-securite-sociale-de-lalimentation/ ; consulté le 2 janvier 2024).

[6]     Voir la carte des dynamiques locales pour une liste détaillée: « La carte des dynamiques locales », sur Sécurité sociale de l’alimentation, s. d. (en ligne : https://securite-sociale-alimentation.org/les-dynamiques-locales/carte-des-initiatives-locales-de-la-ssa/ ; consulté le 2 janvier 2024).

[7]     Les participant·es choisissent leur contribution à l’aide d’un guide qui les oriente en fonction de leurs revenus, le reste à vivre, le budget alimentaire et la composition du foyer, pour une cotisation qui va de 0 à 140 euros. À titre d’exemple, pour une personne ayant un revenu médian (1700 euros) la cotisation suggérée est de 100 euros. Voir https://tav-montpellier.xyz/?DocumentsProduitsPourLaCaisse/download&file=grille_de_cotisation.pdf .

[8]     ISF-Agrista, « Pour une sécurité sociale de l’alimentation », 2020.

[9]     Yves Raisiere, « Sécurité sociale de l’alimentation : bien manger, un droit universel », sur Tchak, 10 octobre 2021 (en ligne : https://tchak.be/index.php/2021/10/10/securite-sociale-de-lalimentation-bien-manger-un-droit-universel/ ; consulté le 2 janvier 2024).

[10]   Laura Petersell et Kévin Certenais, Régime général, op. cit., p. 93 sq.

[11]   Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, C. Jaquet et R. Toulouse (trad.), Paris, la Découverte, 2020.

[12]   On peut aussi considérer que l’absence de prise en compte des relations internationales et de leur poids sur la politique nationale est une faiblesse du cadre théorique d’Erik Olin Wright.

[13]   Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique. Un rapport réaliste travaillé par des dynamiques statutaires diverses », Sociétés contemporaines, vol. 124, no 4, Presses de Sciences Po, 2021, p. 37-66.

[14]   Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate, Paris, La Découverte, 2023, introduction.