Deuxième épisode de notre saga sur Dubaï. Loin de venir du pétrole, la richesse de l’émirat est basée sur l’accumulation financière, la spéculation immobilière et le blanchiment.

À entendre ses thuriféraires, Dubaï est parvenu à cet état de grâce en grande partie grâce à l’esprit visionnaire que El-Maktoum a hérité de son père, Sheikh Rashid, qui « a investi toute son énergie et ses ressources financières dans la transformation de son émirat en une vaste plate-forme économique mondialisée et un véritable paradis de la libre entreprise |1| ». En réalité, l’irrésistible ascension de Dubaï, comme celle des Émirats arabes unis en général, doit beaucoup à une série d’événements géopolitiques parfaitement fortuits. Paradoxalement, le principal atout de Dubaï, c’est la maigreur de ses réserves de pétrole offshore, aujourd’hui épuisées. Avec son minuscule arrière-pays dépourvu de la richesse géologique du Koweït ou d’Abou Dhabi, Dubaï a échappé à la pauvreté en adoptant la stratégie de Singapour et en devenant le principal centre du commerce, des finances et des loisirs dans le Golfe. Version postmoderne de la « ville-piège » — telle la Mahagonny de Brecht —, elle a su intercepter les superprofits du commerce pétrolier et les réinvestir dans la seule véritable ressource naturelle inépuisable d’Arabie : le sable. (De fait, à Dubaï, les méga-projets sont mesurés en volume de sable déplacé : 30 millions de mètres cube pour l’« Île-Monde », par exemple). Si la nouvelle vague de gigantisme immobilier incarnée entre autres par Dubailand atteint ses objectifs, vers 2010, la totalité du PIB de Dubaï proviendra d’activités non-pétrolières comme la finance et le tourisme |2|.

En arrière-fond des ambitions exceptionnelles de Dubaï, il y a sa longue histoire de refuge pour pirates, contrebandiers et trafiquants d’or. À la fin de l’ère victorienne, un traité donna à Londres tout pouvoir sur la politique étrangère de l’émirat, ce qui eut pour effet de le maintenir à l’écart du contrôle de la cour ottomane et de ses percepteurs. Cette autonomie relative permit également à la dynastie El-Maktoum de tirer profit de sa souveraineté sur le seul port naturel en eaux profondes de la « Côte des Pirates », longue de 650 kilomètres. La pêche des perles et la contrebande restèrent les deux piliers de l’économie locale jusqu’au moment où, sous l’effet de la richesse pétrolière, l’expertise commerciale et les facilités portuaires de l’émirat devinrent un atout sur le marché régional. Jusqu’en 1956, date où fut construit le premier édifice en béton, l’ensemble de la population vivait dans un habitat traditionnel de type « barastri », sous des toits de palme, consommait l’eau du puits du village et faisait paître ses chèvres au milieu des rues étroites |3|.

En 1971, peu après le retrait britannique de la péninsule arabique en 1968, le Cheik Rashid s’associa au dirigeant d’Abu Dhabi, le Cheik Zayed, pour créer les Émirats arabes unis, une fédération de type féodal mobilisée contre la menace commune de la guérilla marxiste d’Oman, puis du régime islamiste iranien. Abu Dhabi possédait la majorité des ressources pétrolières des Émirats (presque un douzième des réserves mondiales prouvées d’hydrocarbures) mais Dubaï était le port et le centre commercial le mieux situé. Quand le petit port d’origine se révéla trop petit pour absorber l’essor du commerce, les émirs utilisèrent une partie des profits du premier choc pétrolier pour aider Dubaï à financer la construction du plus grand port artificiel du monde, achevé en 1976.
Après la révolution khomeyniste de 1979, Dubaï devint également le Miami du Golfe persique en accueillant un grand nombre d’exilés iraniens. Nombre d’entre eux se spécialisèrent dans le trafic d’or, de cigarettes et d’alcool à destination de l’Inde et de leur très puritaine patrie d’origine. Plus récemment, sous le regard indulgent de Téhéran, Dubaï a attiré de nombreux Iraniens aisés qui utilisent la ville comme plate-forme commerciale et enclave binationale, plus à la manière de Hong-Kong que de Miami. On estime que ces nouveaux immigrants de luxe contrôlent près de 30 % du marché de la construction immobilière de l’émirat |4|. Entre les années 1980 et le début des années 1990, sur la base de ces connexions plus ou moins clandestines, Dubaï est devenu la capitale régionale du blanchiment d’argent sale ainsi que le repaire de truands et de terroristes notoires. Le Wall Street Journal décrit comme suit la face cachée de la ville : « Avec ses souks de négociants d’or et de diamants, ses maisons de troc et ses bureaux de transferts d’argent informels, Dubaï prospère sur tout un réseau opaque de relations personnelles et d’allégeances claniques. Contrebandiers, trafiquants d’armes, financiers du terrorisme et professionnels du blanchiment profitent du laxisme ambiant, même si l’essentiel des affaires traitées dans l’émirat sont légales |5|. »

Début 2006, les congressistes américains se sont fortement émus de l’OPA lancée par la compagnie Dubaï Port World sur la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company, une entreprise londonienne qui gère de nombreux ports aux États-Unis. L’éventualité – et les risques supposés- de la cession d’installations portuaires américaines à un pays du Moyen-Orient provoqua un tel scandale dans les médias que, malgré le soutien de l’administration Bush, Dubaï dût renoncer à l’affaire. La part de pur et simple racisme anti-arabe est indéniable dans cette réaction (les activités portuaires américaines sont déjà largement passées sous contrôle d’entreprises étrangères), mais la « connexion terroriste » de Dubaï, effet collatéral de son rôle de « Suisse du Golfe », est loin d’être un fantasme.

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, une ample documentation illustre le rôle de Dubaï comme « centre financier des groupes islamistes radicaux », en particulier Al-Qaïda et les Taliban. D’après un ancien haut fonctionnaire du Trésor américain, « tous les chemins mènent à Dubaï lorsqu’on s’intéresse à l’argent |du terrorisme| ». Oussama Ben Laden aurait ainsi transféré de grosses sommes via la Dubaï Islamic Bank, qui appartient au gouvernement de l’émirat, tandis que les Taliban seraient passés par ses souks pour transformer les taxes prélevées sur les producteurs d’opium afghans – payées en lingots d’or — en dollars parfaitement légaux |6|. Dans son livre à succès Ghost Wars, Steve Coll affirme qu’après les attentats dévastateurs d’Al-Qaïda contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar-es-Salaam, la CIA dut annuler en dernière minute un plan visant à liquider Ben Laden à l’aide de missiles de croisière alors qu’il avait été repéré dans le sud de l’Afghanistan : le chef terroriste y chassait en effet le faucon en compagnie d’un membre non identifié d’une famille royale des Émirats. D’après Steve Coll, la CIA « soupçonnait également des C-130 décollant de Dubaï de transporter des armes à destination des Taliban |7| ».

En outre, on sait que pendant près dix ans, le fief de El Maktoum a servi de refuge de luxe au Al Capone de Bombay, le légendaire truand Dawood Ibrahim. Sa présence dans l’émirat à la fin des années 1980 n’était pas franchement discrète : « Dawood coulait des jours heureux à Dubaï, écrit Suketu Mehta ; il y recréait Bombay en organisant des fêtes débridées où il faisait venir les plus grandes stars du cinéma de Bollywood et les joueurs de cricket de la ville ; il avait pour maîtresse une jolie stralette, Mandakini |8| ». Début 1993, selon le gouvernement indien, Dawood — qui travaillait avec les services de renseignement pakistanais – organisa depuis Dubaï les épouvantables attentats du « Vendredi noir » à Bombay, qui provoquèrent la mort de 257 personnes |9|. L’Inde demanda à Dubaï l’arrestation immédiate de Dawood, mais celui-ci qui fut autorisé à s’envoler pour Karachi, où il vit toujours sous la protection du gouvernement pakistanais. Son organisation criminelle, la « D-Company », poursuivrait néanmoins ses activités dans l’émirat |10|.

Zone de guerre

Dubaï est aujourd’hui un partenaire respecté de Washington dans sa « Guerre contre le terrorisme » — elle sert notamment de base aux Américains pour espionner l’Iran |11|. Mais il est probable que El-Maktoum, comme les autres dirigeants des Émirats, conserve un canal ouvert avec les islamistes radicaux. Si Al-Qaïda le voulait, il pourrait sans aucun doute transformer en « tours infernales » le Burj Al-Arab et d’autres gratte-ciel emblématiques du paysage urbain de l’émirat. Mais jusqu’à maintenant, Dubaï est l’une des seules villes de la région à avoir complètement échappé aux attentats à la voiture piégée et aux attaques contre les touristes occidentaux. C’est très probablement dû au statut de l’émirat en tant que zone de blanchiment d’argent et refuge haut de gamme, tout comme Tanger dans les années 1940 ou Macao dans les années 1960. Le développement de son économie souterraine est la meilleure police d’assurance de Dubaï contre les attentats suicides et autres détournements d’avion.

En fait, même si c’est par des voies peu orthodoxes et souvent impénétrables, on peut dire que Dubaï vit littéralement de la peur. Le gigantesque complexe portuaire de Jebel Ali, par exemple, tire un immense profit des flux commerciaux engendrés par l’invasion américaine de l’Irak. Quant au Terminal numéro deux de l’aéroport de Dubaï, assidûment fréquenté par les salariés de la firme Halliburton, les mercenaires privés travaillant pour l’armée américaine et les troupes régulières en transit pour Bagdad ou Kaboul, on a pu le décrire comme le « terminal commercial le plus actif du monde », et ce au service de la machine de guerre états-unienne au Moyen-Orient |12|. L’après 11 septembre 2001 a aussi contribué à réorienter les flux d’investissements internationaux au profit de Dubaï ; Au lendemain des attentats d’Al-Qaïda, les États pétroliers du Golfe, traumatisés par la furie des Chrétiens fondamentalistes de Washington et par les poursuites engagées par les survivants du World Trade Center, ont cessé de considérer les États-Unis comme un refuge fiable pour leurs pétrodollars. On estime qu’à eux seuls, les Saoudiens paniqués ont rapatrié au moins un tiers de leurs avoirs outre-mer, qui se chiffrent en milliers de milliards de dollars. Même si les esprits se sont calmés depuis, Dubaï a énormément bénéficié du choix durable fait par les dynasties pétrolières d’investir dans la région plutôt qu’à l’extérieur. Comme le souligne Edward Chancellor, « à la différence du boom de la fin des années 1970, une part relativement réduite des surprofits pétroliers actuels ont été directement investis au États-Unis ou même injectés dans le système bancaire international. Cette fois, une bonne partie de l’argent du pétrole est restée sur place, et la frénésie spéculative se joue essentiellement sur la scène régionale |13| ».

Ainsi, en 2004, les Saoudiens (dont on estime que 500 000 d’entre eux se rendent à Dubaï au moins une fois par an) auraient englouti près de 7 milliards de dollars dans les grands projets immobiliers de l’émirat. Ce sont des Saoudiens, mais aussi des investisseurs d’Abu Dhabi, du Koweït, d’Iran et même de l’émirat rival de Qatar, qui financent les délires de Dubailand (dont les promoteurs officiels sont deux milliardaires de Dubaï, les frères Galadari) ainsi que d’autres chimères pharaoniques |14|. Bien que les économistes mettent l’accent sur le rôle stratégique des investissements boursiers dans le boom du Golfe persique, la région regorge de crédit bon marché grâce à une augmentation de 60 % des dépôts de garantie et à la politique monétaire accommodante de la Réserve fédérale américaine (les devises des émirats du Golfe sont toutes alignées sur le dollar) |15|.

On connaît bien la musique sur laquelle dansent les pétrodollars. « La majorité des biens immobiliers du nouveau Dubaï, explique Business Week, sont acquis à des fins de spéculation, avec de toutes petites mises de départ. Ce qui permet de faire la culbute, comme à Miami |16|. » Mais à force de faire la culbute, on finit souvent par terre, prédisent certains économistes. La chute de Dubaï coïncidera-t-elle avec l’explosion de cette bulle immobilière, ou bien, sous l’effet du « pic pétrolier », cette Laputa des sables continuera-t-elle de flotter au-dessus des contradictions de l’économie-monde ? Rien ne vient ébranler la confiance d’El-Maktoum en son étoile : « Aux capitalistes, je dirai que ce n’est pas Dubaï qui a besoin d’investisseurs, mais les investisseurs qui ont besoin de Dubaï. Et si j’ai un conseil à leur donner, c’est qu’ils courent plus de risque à laisser dormir leur argent qu’à l’investir chez nous |17| . »

Le philosophe-roi de Dubaï (l’un des projets d’île artificielle sera d’ailleurs une réplique géante d’une épigramme de son cru) |18| sait parfaitement que c’est la peur qui tire à la hausse les revenus pétroliers qui ont permis de transformer les dunes de sable en forêt de gratte-ciel et de centres commerciaux. Chaque fois que des rebelles font exploser un pipeline dans le delta du Niger, chaque fois qu’un martyr lance son camion piégé contre un immeuble de Riyad, chaque fois que Washington et Tel Aviv piquent une colère contre Téhéran, le prix du pétrole (et les revenus de Dubaï) bénéficie de la hausse du niveau général d’anxiété sur les tout puissants marchés de futures. Autrement dit, la capitalisation des économies du Golfe n’est pas seulement indexée sur la production de pétrole, mais aussi sur la crainte d’une interruption de l’approvisionnement. D’après une enquête récente de l’hebdomadaire Business Week, « l’année dernière, le monde a versé aux États pétroliers du Golfe environ 120 milliards de dollars de bonus en raison des craintes de perturbation de l’approvisionnement. Certains esprits cyniques avancent que les producteurs de pétrole sont fort satisfaits de cette ambiance d’anxiété vu qu’elle accroît considérablement leurs profits ». D’après un des experts interrogés par Business Week, « la peur est une véritable manne pour les pays producteurs de pétroles » |19|.

Mais cette manne, les magnats du pétrole préfèrent la dépenser dans une oasis tranquille entourée de hauts murs. Avec sa souveraineté garantie en dernier ressort par les porte-avions nucléaires américains qui mouillent fréquemment dans le port de Jebel Ali, et peut-être aussi par des accords secrets (négociés à l’occasion de chasses au faucon en Afghanistan ?) entre les princes des Émirats et le terrorisme islamique, Dubaï est un paradis ultra-sécurisé, avec
son secret bancaire à la suisse, ses armées de portiers, de gardiens et autres nervis chargés de protéger ses sanctuaires du luxe. Des agents de sécurité se chargent de décourager les touristes tentés de jeter un coup d’œil furtif au Burj Al-Arab sur son îlot privé. Quant aux clients, bien entendu, ils débarquent en Rolls Royce.

Retrouvez le troisième volet de notre saga sur Dubai en cliquant ici.


|1| J. KECHICHIAN, « Sociopolitical Origins of Emirati Leaders », in J. KECHICHIAN (sous la dir.), A Century in Thirty Years : Shaykh Zayed and the UAE, Washington DC, 2000, p. 54.

|2| J. LYNE, « Disney Does the Desert ? », 17 novembre 2003.

|3| M. PACIONE, « City Profile : Dubai », Cities, vol. 22, n° 3, 2005, pp. 259–60.

|4| « Young Iranians Follow Dreams to Dubai », New York Times, 4 décembre 2005. On constate également depuis peu une très forte immigration de riches Iraniens-Américains et que « certaines rues de Dubaï commencent à ressembler à certains quartiers de Los Angeles ».

|5| Wall Street Journal, 2 mars 2006.

|6| G. KING, « The Most Dangerous Man in the World : Dawood Ibrahim », New York, 2004, p. 78 ; D. FARAH, « Al Qaeda’s Gold : Following Trail to Dubai », Washington Post, 18 février 2002 ; S. FOLEY, « What Wealth Cannot Buy : uae Security at the Turn of the 21st Century », in B. RUBIN (sous la dir.), « Crises in the Contemporary Persian Gulf », Londres, 2002, pp. 51–2.

|7| S. COLL, Ghost Wars, New York, 2004, p. 449.

|8| S. MEHTA, Bombay Maximum City, trad. fr. Buchet Chastel, 2006, p. 200.

|9| S. H. ZAIDI, Black Friday : The True Story of the Bombay Bomb Blasts, Delhi, 2002, pp. 25–7 and 41-4.

|10| Cf. « Dubai’s Cooperation with the War on Terrorism Called into Question », Transnational Threats Update, Centre for Strategic and International Studies, février 2003, pp. 2–3 ; et « Bin Laden’s operatives still using freewheeling Dubai », USA Today, 2 septembre 2004.

|11| I. CHERNUS, « Dubai : Home Base for Cold War », 13 mars 2006, Common Dreams News Centre.

|12| P. CHATTERJEE, « Ports of Profit : Dubai Does Brisk War Business », 25 février 2006, Common Dreams News Centre.

|13| E. CHANCELLOR, « Seven Pillars of Folly », Wall Street Journal, 8 mars 2006 ; sur les fonds saoudiens rapatriés, AME Info, 20 mars 2005.

|14| AME Info, 9 juin 2005.

|15| E. CHANCELLOR, « Seven Pillars of Folly », art. cit.

|16| S. REED, « The New Middle East Bonanza », Business Week, 13 mars 2006.

|17| J. LYNE, « Disney Does the Desert ? », art. cit..

|18| Vu du ciel, on pourra lire, « Apprenez des gens sages. Un cavalier n’est pas toujours jockey ».

|19| P. COY, « Oil Pricing », Business Week, 13 mars 2006.