Afin de dénoncer la persistance des pratiques discriminatoires en Nouvelle-Calédonie, notamment à l’égard de la population kanak, la LDH-NC a réalisé un « testing », moyen d’investigation et d’expérimentation sociale en situation réelle, destiné à déceler une situation de discrimination. Ses résultats, tout comme l’étape judiciaire qui a suivi, sont révélateurs de schémas de pensée profondément ancrés.
Dans un contexte multiculturel et de décolonisation tel que celui de la Nouvelle-Calédonie (NC), les pratiques discriminatoires sont multiples : manifestations violentes de rejet, remarques et différences de traitement… Leur banalisation fait que souvent elles ne suscitent plus la moindre réaction d’indignation. Ces pratiques sont fréquemment le fait de personnes enfermées dans des postures de valorisation de différences héritées de l’Histoire, qu’elles estiment légitimes. Quant aux individus qui n’en sont pas la cible, ils deviennent de fait les « privilégié·es » d’une société qui hiérarchise ses citoyen·nes.
La commission « Racisme, genre et discriminations » de la LDH-NC a vu le jour en 2011, avec l’objectif de lutter contre ces formes d’atteinte à l’être humain que sont le racisme et les discriminations. Inscrite dans la dynamique de mise en œuvre de l’accord de Nouméa chère à la LDH-NC, sa démarche de veille active, de sensibilisation et de conseil vise à promouvoir l’égalité en dignité et en droit comme un principe fondateur du « destin commun ». La commission a en particulier reçu, au fil des années et de manière récurrente, de nombreux et accablants témoignages mettant en évidence des pratiques discriminatoires de certains établissements de nuit à l’encontre des populations océaniennes, et kanak en particulier.
Afin de dénoncer ces procédés et de susciter une prise de conscience générale des discriminations raciales en Nouvelle-Calédonie, elle a choisi de s’inspirer des testings réalisés en France et qui ont fait jurisprudence en 2002. Le testing est un moyen d’investigation et une forme d’expérimentation sociale en situation réelle, destiné à déceler une situation de discrimination. Schématiquement, on y compare le comportement d’un tiers envers deux personnes ayant exactement le même profil pour toutes les caractéristiques pertinentes, à l’exception de celle que l’on soupçonne de donner lieu à discrimination.
Le testing
Ces deux soirées de 2012 passées à réunir des preuves sur la Baie des Citrons, haut lieu des nuits calédoniennes, furent pour notre groupe des moments à la fois d’intense fraternité et de douloureuse lucidité.
Les testeurs et testrices volontaires étaient exemplaires : casier judiciaire vierge, aucun antécédent négatif dans un établissement de nuit, tenue vestimentaire, état de sobriété et comportement irréprochables… Ils·elles présentaient somme toute bien plus de garanties qu’on peut en espérer chez les individus qui composent la clientèle habituelle et habituée des établissements de nuit. Pourtant, la majorité se vit interdire l’entrée du Krystal. Les prétextes invoqués (établissement plein, soirée privée, carte de membre exigée…) étaient invalidés d’emblée par l’entrée simultanée de témoins blanc·hes, au même nombre que les testeur·rices kanak et ne possédant aucune carte de l’établissement ni invitation spécifique. Mais, surtout, ils étaient prononcés dans la plus complète indifférence, sans même le désir de convaincre celles et ceux à qui ils étaient adressés et dont on se désintéressait déjà, le regard flottant au-delà d’elles·eux. Seul le bras de l’agent de sécurité, tendu pour faire barrage au corps importun, venait témoigner de sa perception d’une présence à ses côtés, dont il n’avait de hâte que de venir à bout.
Ces scènes ont été filmées (Reportage NC1ère 8 juin 2012) mais restent avant tout imprimées dans les esprits de celles et ceux qui en furent témoins. Certaines victimes, en revanche, firent part au groupe du phénomène d’accoutumance à ce traitement, qui faisait son œuvre en elles depuis qu’elles étaient en âge de tenter leur chance dans les boîtes de nuit…
Une action en justice a été engagée, sous la forme d’une citation directe à comparaître des responsables de l’établissement devant le tribunal correctionnel, à la demande des douze testeur·rices discriminé·es et de la LDH-NC, parties civiles. L’audience a duré une dizaine d’heures, durant lesquelles la défense a développé des arguments empruntés à différents registres rhétoriques, tous convergeant dans le sens d’une négation, non pas des faits reprochés, mais de leur caractère discriminatoire et raciste.
Une lecture individuelle de ces raisonnements nous conduirait probablement à les attribuer au registre des mécanismes de défense ou de coping (adaptation au stress) décrits en psychologie. Nous avons choisi d’en présenter ici l’aspect social, à savoir leur contribution à un dispositif global de maintien d’un ordre existant.
La dénégation : « nous ne sommes pas des racistes ! »
Le premier artifice dont les mis en cause ont usé dans leur argumentation consistait à définir le racisme comme une idéologie. Or, personne ne leur connaissait d’idées racistes exprimées. Cette rhétorique établissait un lien tacite de cause à effet supposant que, sans idéologie raciste affirmée les sous-tendant, les pratiques dénoncées ne pouvaient pas être discriminatoires. La plupart des mis en cause semblaient sincèrement scandalisés par l’accusation dont ils faisaient l’objet et authentiquement persuadés de faire l’objet d’une injustice, puisque ne se considérant pas comme des racistes.
Or, même si la discrimination est bien une des formes du racisme, il n’y a pas besoin qu’il y ait intention raciste idéologisée ou infra-conscientisée pour qu’il y ait discrimination. Plus précisément, le racisme s’exprime selon trois formes : le racisme comme idéologie (théories, doctrines, vision du monde…), le racisme comme préjugé (croyances, opinions, stéréotypes…), le racisme comme pratiques (discriminations, ségrégations, violences…). Ces trois formes ne se recoupent pas forcément. Aussi, même si les discriminations sont l’expression d’un « racisme », les discriminations racistes ne se réduisent pas à l’expression d’un racisme-idéologique ou d’un racisme-préjugé, et il peut y avoir discrimination raciste sans aucune manifestation des deux autres.
Ainsi, la discrimination raciale peut parfaitement se passer de haine. Ses formes les plus hégémoniques s’apparentent d’ailleurs plus souvent à l’indifférence, au dédain ou au paternalisme qu’à une hostilité affichée.
Le fatalisme : « on n’y peut rien, c’est comme ça partout »
« Pourquoi nous ?, interrogeaient les accusés lors de l’audience, tout le monde le fait, c’est comme ça dans toutes les boîtes de Nouméa ». C’est juste, et la défense met là, probablement à son insu, le doigt sur un élément fondamental de la discrimination raciale, à savoir son caractère systémique. En effet, depuis les années 70 se dessinent deux conceptions du racisme : une conception « individualiste », la plus « classique », et la seconde, nommée racisme ou discrimination institutionnel(le), indirect(e) ou encore systémique, laquelle prend en compte les discriminations ne pouvant pas être imputées à un acteur défini comme unique ou à un facteur unique[1]. Ceci dit, s’il est important de repérer le caractère systémique de la discrimination à l’égard de certaines catégories de population, celui-ci n’enlève rien à la responsabilité juridique des auteur·rices de discriminations directes ou indirectes, lesquel·les participent, par leurs pratiques, à la pérennisation des inégalités.
Le contre-exemple : « je ne suis pas raciste, la preuve, j’ai un ami noir… »
Une autre ligne d’argumentation de la défense a consisté à insister sur la présence de Kanak parmi les client·es de l’établissement. L’existence d’une liste de VIP comprenant un certain nombre de noms kanak a été invoquée, et quelques témoignages de soutien de ces fameux·ses client·es ont été lus à l’audience. De même, le magistrat présidant les débats a beaucoup insisté pour savoir combien de Kanak nous avions repéré·es ce soir-là dans l’établissement, en dehors de celles et ceux qui participaient à notre opération.
Or, il ne faut pas confondre systémique et systématique. Dans la plupart des cas, les discriminations systémiques ne sont jamais tout à fait systématiques. De nombreuses exceptions brouillent et masquent la réalité des discriminations existantes : certaines personnes, passant par les mailles du filet, font office de contre-exemple. Une seule réussite suffit alors à éclipser l’ensemble des échecs, grâce au sophisme suivant : « Puisqu’il y a des personnes qui y parviennent, c’est qu’il suffit de le vouloir ». Et il n’y a pas loin de là à « ceux qui ne réussissent pas ne s’en sont pas donné les moyens », ce qui rejoint l’éternel devoir d’excellence des minorités.
Le stéréotypage : « leur refuser un zouk, c’est du racisme aussi ? »
Nous avons également beaucoup entendu l’assertion selon laquelle peu de Kanak chercheraient de toute façon à entrer dans cet établissement (raison pour laquelle il y en aurait peu à l’intérieur), non pas parce qu’ils et elles y seraient rejeté·es, mais parce que le format musical et le style « branché » de l’endroit ne leur plairait pas.
On se prononce donc sans hésitation sur ce qu’aiment « les Kanak », cet ensemble homogène et indifférencié qui aurait des goûts… homogènes et indifférenciés. Le stéréotype consiste en une opération de catégorisation simplificatrice, ayant pour conséquence la production d’une frontière entre un « nous » et un « eux ». En cela, il est le « bras droit » de la stigmatisation. L’individu ainsi réduit à un stéréotype « se voit refuser le respect, la considération et l’égalité accordés à un individu « normal », c’est-à-dire correspondant aux exigences des stéréotypes dominants. (…) Un des effets du stigmate est qu’il tend à être intériorisé par le stigmatisé qui entre ainsi dans l’image par laquelle il a été stigmatisé »[2]. Dans ces conditions, il ne serait pas étonnant en effet que peu de Kanak se présentent à l’entrée de cet établissement, une partie d’entre elles·eux ayant intériorisé le stigmate.
Par ailleurs, ces propos contiennent implicitement les germes d’une autre dérive raciste possible : celle du « modèle d’intégration ». En effet, l’image de l’individu de couleur noire qui, au lieu de s’adapter aux codes de l’endroit qui l’accueille, préfère aller écouter son zouk ailleurs, renvoie au fameux discours sur l’intégration, qui revient à dire que les inégalités ne sont en fait que le résultat d’une intégration insuffisante des personnes. Le modèle « d’intégration » est lui-même, dans son acception individualisante, une composante des discriminations racistes : « La réussite des uns et l’échec des autres ne sont plus référés à des processus sociaux mais uniquement à des « efforts individuels » signifiant l’effort d’intégration des uns et le refus d’intégration des autres. La promotion d’une « élite indigène » peut ainsi voisiner avec le développement d’un discours de surveillance et de répression pour une majorité »[3].
Pour ceux qui n’appartiennent pas à l’élite minoritaire, favorisée et érigée en exemple par la société dominante, une telle injonction quotidienne (« intègre-toi ! ») est porteuse d’une violence symbolique. L’intégration « devient alors un horizon inatteignable qui échappe de plus en plus au minoritaire, sommé de se conformer sans jamais pouvoir le faire »[4] La société dominante le renvoie à sa responsabilité individuelle : c’est forcément sa faute, puisque d’autres y parviennent.
Le mot d’ordre d’intégration impose également à ses destinataires une obligation de réserve, de discrétion, voire d’invisibilité. Eric Savarèse a montré comment le regard colonial tendait à invisibiliser le·la colonisé·e, ou à en faire le simple miroir dans lequel « la France » contemple son propre génie « civilisateur »[5].
La rationalisation par l’attribution causale
L’ensemble de cette mécanique argumentaire, destinée à masquer le préjudice causé aux victimes et les implications de celui-ci, a trouvé son apogée dans les attaques développées par la défense à l’encontre des plaignant·es.
L’attribution causale permet de concevoir des schémas qui donnent un sens à l’ordre établi. Ainsi, l’acte de discrimination n’est pas gratuit, il a forcément une cause (quitte à ce que les raisons invoquées soient fictives). Aussi n’a-t-on pas hésité à convoquer à la barre des témoins parmi le personnel ou les client·es de la discothèque, persuadé·es d’avoir assisté au comportement inapproprié voire outrancier de l’une ou l’autre des testeur·rices kanak, le soir du testing ou précédemment, et justifiant ainsi leur refoulement à l’entrée. Malgré la nature fictive de ces propos, les personnes qui les tenaient ne semblaient pas assaillies de scrupules, ni même de doute sur leur légitimité. Probablement étaient-elles confortées par la certitude que, même si cela n’était pas vrai pour cette fois, il n’était pas rare que les Kanak se conduisent mal dans l’absolu.
Le retournement de la « faute »
La manœuvre de diversion a continué de plus belle, passant également par un retournement de la faute. Lors du testing, trois jeunes femmes kanak s’étaient présentées à l’entrée en robe popinée[6] et s’étaient vu refuser l’entrée sous prétexte que cette tenue était interdite. Quelques minutes après, trois femmes blanches vêtues de la même façon pénétraient dans l’établissement sans le moindre désagrément. Dans une plaidoirie tonitruante, l’avocat de la défense affirme que les personnes qui font du tort à la cause kanak sont les testeuses elles-mêmes. En effet, la robe mission, dite popinée, est une tenue respectable – leur enseigne-t-il – qui est portée lors des coutumes et qui n’a pas sa place dans une boîte de nuit. En s’exhibant de la sorte, elles « font honte à leurs vieux », va-t-il jusqu’à déclarer.
Outre la violence du propos, il est important de noter que la robe « mission », introduite par les missionnaires et donc par la colonisation, est devenue aujourd’hui un symbole identitaire fort de la féminité kanak, dont l’austérité initiale s’est vue détourner au fil du temps au profit d’une esthétique vive et fantaisiste. « La sociologie noire américaine, la sociologie coloniale enseignent qu’en général une des formes de révolte et sans doute la première révolte contre la stigmatisation (…) consiste à revendiquer publiquement le stigmate qui est ainsi constitué en emblème »[7]. Ce phénomène de retournement du stigmate est probablement ce qui explique que la robe popinée ne soit pas la bienvenue dans les lieux de divertissement. Sur une femme blanche, elle devient « déguisement », comme en ont témoigné les mis·es en cause, qui ont reconnu avoir cru à un enterrement de vie de jeune fille. Sur une femme kanak, c’est une apparence occidentale qui est attendue. Dans les deux cas, la norme est l’occident, le reste constituant des exceptions qui deviennent acceptables à condition qu’elles puissent être considérées comme des fantaisies anecdotiques.
L’opprobre sur le militant : « c’est vous le problème ! »
Non content d’avoir retourné la faute sur nos trois camarades, c’est à la LDH-NC toute entière et à ses procédés que s’en est ensuite pris la défense : le testing était un dispositif malhonnête, qui consistait à piéger les gens. Pourtant, par une décision du 1erjuin 2002, la chambre criminelle de la Cour de cassation a admis la pratique du testing comme moyen de preuve au motif qu’en matière pénale doit prévaloir le principe de la liberté de la preuve, en application de l’article 427 du code de procédure pénale. Il était jusque-là quasi-impossible de démontrer devant un tribunal une situation de discrimination authentique, au sens de non provoquée, précisément parce qu’un individu ne peut à lui seul démontrer un phénomène systémique. C’est la répétition et le nombre qui le mettent à jour. Jusqu’à cette date, les pratiques discriminatoires restaient donc souvent impunies, et c’est précisément cette déloyauté du système que le testing tend à rééquilibrer. Au grand dam de ceux et celles à qui profitaient l’iniquité…
Le paternalisme
Le plus suave, mais certainement pas le moins humiliant, des procédés utilisés dans la plaidoirie de la défense, fut celui du paternalisme. S’adressant aux testeurs et testrices, l’avocat leur a appris la raison de leur présence dans cette salle d’audience : elles·ils étaient là parce qu’ils·elles avaient été instrumentalisé·es par des « métropolitain·es » sans scrupules…
Il existe différentes façons de discréditer le combat des minorités. Quand celles-ci mènent leur lutte contre l’oppression par la désobéissance civile, on leur reproche leur extrémisme, quand elles ont recours à la loi républicaine, on les dépossède de celle-ci, qui ne peut être que l’apanage des Européen·nes. Oui, le racisme est une cause légitime, vous diront la plupart de celles et ceux qui ne le subissent pas… Mais manifestement il ne faut pas laisser cette cause aux mains des opprimé·es. Qu’ils et elles manquent de libre-arbitre et de discernement, ou qu’elles et ils ne sachent pas utiliser les armes du système, en tous les cas ils·elles ne la mèneraient pas comme il faut.
Ce procédé est désigné par nos cousin·es anglo-saxon·es par le substantif « whitesplaining ». Whitesplaining est une contraction des mots white (blanc) et explaining (expliquant) ; il désigne le fait qu’un·e blanc·he explique à un·e non blanc·he ce qu’est la discrimination raciale comme s’il·elle la vivait et, ce faisant, cherche à lui démontrer qu’elle·il sait mieux que lui·elle de quoi il s’agit. Ainsi, même lorsqu’il s’agit de discrimination raciale envers les non blanc·hes, certain·es persistent à se placer en position de « sachant mieux ».
Intimidation et culpabilisation
Les procédés rhétoriques qui viennent d’être énoncés (dérision, rationalisation, retournement de la faute, paternalisme) ont tous un point commun : ils consistent à dépolitiser le problème, pour en faire une question strictement inter-personnelle. On crée une diversion permettant de perdre de vue la mécanique raciste, à l’œuvre dans chaque recoin de la société calédonienne, et dont ceux et celles qui refusent de l’admettre se rendent complices.
Le seul moment où la situation de discrimination présentée au tribunal fut resituée dans son contexte politique, ce fut au service d’un dernier procédé rhétorique de la défense, celui de l’intimidation de la Cour, s’appuyant sur la culpabilisation de la partie civile. « C’est un équilibre fragile, la Calédonie, vous allez le faire exploser », nous prédit à la fin de sa plaidoirie l’avocat… C’est ainsi que celle ou celui qui se retrouve à porter la responsabilité d’une crise n’est pas celui ou celle qui cause l’injustice mais celle ou celui qui la révèle.
Nous nous contenterons ici de citer Martin Luther King dans sa Lettre de la geôle de Birmingham : « J’en suis presque arrivé à la conclusion regrettable que le grand obstacle opposé aux Noirs en lutte pour leur liberté, ce n’est pas le membre du Conseil des citoyens blancs ni celui du Ku Klux Klan, mais le Blanc modéré qui est plus attaché à l’« ordre » qu’à la justice ; qui préfère une paix négative issue d’une absence de tensions à une paix positive issue d’une victoire de la justice ; qui répète constamment : « Je suis d’accord avec vous sur les objectifs, mais je ne peux approuver vos méthodes d’action directe » ; qui croit pouvoir fixer, en bon paternaliste, un calendrier pour la libération d’un autre homme ; qui cultive le mythe du « temps-qui-travaille-pour-vous » et conseille constamment au Noir d’attendre « un moment plus opportun ». La compréhension superficielle des gens de bonne volonté est plus frustrante que l’incompréhension totale des gens mal intentionnés. Une acceptation tiède est plus irritante qu’un refus pur et simple »[8].
Racisme postcolonial
Les discours rapportés ici, ceux de l’avocat de la défense, des gérant·es, employé·es, client·es de la discothèque, ne sont pas des exceptions. Ils forment en Nouvelle-Calédonie le propos le plus « bruyant », celui qui prédomine sur les réseaux sociaux et à travers la presse.
« Ce qui est nié est l’existence de processus sociaux de production des discriminations, en toute légalité, et par les institutions de la République elles-mêmes, masqués par un principe officiel de non-discrimination, rituellement proclamé mais quotidiennement bafoué. Ce caractère systémique et institutionnel des discriminations est pourtant patent, et il constitue la première analogie repérable avec le rapport colonial »[9].
Au cœur de l’espace mental colonial figurent des représentations du peuple colonisé, de sa culture et de sa religion desquelles découlent logiquement les types de rapports envisageables avec les membres de ce peuple. L’image de l’Arabe, du·de la musulman·e, du·de la noire, du·de la Kanak, de l’indigène… est ainsi produite pendant un siècle et demi pour justifier logiquement les rapports inégalitaires et les traitements d’exception que l’on doit tisser avec elle.lui et exercer sur lui·elle. Le racisme était à l’époque coloniale une production systémique nécessaire au problème colonial et non un simple problème de mentalité individuelle.
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’avocat maintes fois cité dans notre discussion défendra, lors d’un procès ultérieur, la thèse suivante : « La Nouvelle-Calédonie est le seul territoire à être pratiquement sorti indemne de la colonisation »[10]. Ne nous attardons pas sur l’implicite contenu dans l’affirmation, selon laquelle la Nouvelle-Calédonie serait sortie, tout court, de la colonisation. On pourrait en discuter longuement, le processus de décolonisation ayant débuté avec la signature de l’Accord de Nouméa en 1998, lequel en prévoit les étapes jusqu’en 2018. Mais en sort-elle indemne ?
Certes, et c’est ce qui nous a été renvoyé à plusieurs reprises, certaines choses sont allées dans le bon sens. Certes, le code de l’indigénat a été aboli. Certes, les Kanak peuvent désormais, selon la loi, circuler librement de jour comme de nuit, résider où ils·elles veulent, travailler librement… Alors pourquoi regarder le verre à moitié vide, remuer les vieilles douleurs, chercher des problèmes là où il n’y en a pas ?
Peut-être parce que les discriminations indirectes perdurent dans l’emploi malgré les efforts de rééquilibrage prévus par l’Accord de Nouméa. Peut-être parce qu’il est plus que laborieux de trouver un logement à Nouméa lorsqu’on est Kanak. Peut-être parce que quand on est Kanak, on essuie davantage de regards d’étonnement et de méfiance à l’entrée d’un magasin ou d’un restaurant. Peut-être parce que quand on marche la nuit sur la Baie des citrons, la ligne de démarcation est flagrante : dans la lumière, les boîtes de nuit et leur clientèle privilégiée ; dans l’ombre, la plage, et les jeunes Kanak à qui l’on reprochera en fin de soirée d’être ivres sur la voie publique…
Alors que nous sommes pleinement entré·es dans le XXIème siècle, il devient urgent que tout un chacun prenne conscience des mécanismes racistes qui sous-tendent le lien social, en Nouvelle-Calédonie comme ailleurs. Ces mécanismes appartiennent à une pensée héritée de l’époque coloniale, époque où il paraissait logique d’inférioriser certains individus au profit d’autres, pour le bon fonctionnement d’un système dévolu à l’enrichissement d’empires lointains. Ils trouvent aujourd’hui leur raison d’être dans le maintien des privilèges de certain·es au détriment d’autres. Reconnaître la violence du passé est une chose, reconnaître qu’elle agit toujours, différemment et insidieusement, en est une autre.
[1] Yvon Fotia, « Une brève histoire du concept de discrimination systémique », Les Figures de la Domination, 2010.
[2] Collectif Manouchian. Dictionnaire des dominations, Paris, Syllepse, 2012.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Eric Savarèse, Histoire coloniale et immigration, Paris, Séguier, 2000.
[6] La robe popinée ou robe mission a été imposée par les missionnaires chrétiens venus évangéliser l’Océanie au XIXe siècle, en remplacement des tenues traditionnelles impudiques à leurs yeux. Les Océaniennes se sont peu à peu approprié cette tenue, qui a pris des tons bariolés. Son port est désormais revendiqué et fait office de costume local. Ainsi en Nouvelle-Calédonie les équipes féminines de cricket s’affrontent en robe mission d’une couleur différente pour chaque équipe.
[7] Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées », Migrants-Formation, n°98, septembre 1994.
[8] Martin Luther King,« Lettre de la geôle de Birmingham » (1963) in Eemeren F., Anthony B., Charles A. & Francisca A, Proceedings of the FifthConference of the International Society for the Study of Argumentation, Snoeck Henkemans, 2003.
[9] Pierre Tevanian, « Le corps d’exception et ses métamorphoses », Quasimodo, n°9, 2005.
[10] « Échange d’amabilités au Tribunal », Les Nouvelles Calédoniennes, 26 juillet 2013.