« Déclaration de blanchité : la non-performativité de l’antiracisme » est un texte publié par Sara Ahmed en 2004 dans la revue Borderlands. Mouvements en publie aujourd’hui la première traduction française. Ahmed y discute la notion de blanchité (whiteness) en analysant le sens social et la portée politique du fait de se déclarer blanc.he. Elle attire également l’attention sur la possibilité, toujours ouverte, de voir réitérées des formes de privilège et d’oppression au moment même où l’on cherche à les déconstruire et à les dépasser. Parce que ce texte explicite des questions et des outils conceptuels qui ont été saisis de manière relativement récente par les sciences sociales en France, et qui font aujourd’hui l’objet d’attaques dans le débat public, il est urgent et nécessaire de rendre ce texte accessible au plus grand nombre.
Traduction et notes par Alison Bouffet, Gabriel Briex, Marouane Essadek, Marie Labussière, Emmanuel Levine, Isabelle Saint-Saens, Fred Salin, et Julien Tribotté
Ce texte de Sara Ahmed, paru en 2004 dans la revue Borderlands1, discute des enjeux d’un champ spécifique du monde académique anglophone, les Whiteness Studies (études sur la blanchité), à travers une discussion avec des auteurs et autrices tel·le·s que Richard Dyer, Ruth Frankenberg ou Ghassan Hage2, qui font l’objet d’un intérêt plutôt marginal en France, et qui sont à peine traduit·e·s en langue francophone. Il nous a semblé d’autant plus nécessaire de proposer une traduction de cet article daté d’une quinzaine d’années que le monde académique français ne s’est emparé que récemment du concept de blanchité3. Or, Sara Ahmed pose ici un jalon important dans les études critiques sur la race en donnant à voir la catégorie de blanchité comme une catégorie racialisée, c’est-à-dire prise dans des rapports sociaux de race, distincte des catégories racisées – stigmatisées et infériorisées4. Elle pose les questions suivantes: que signifie se déclarer ou se définir comme blanc ? Quels sont les effets de cette déclaration ? Suffit-il d’avouer ou de reconnaître sa blanchité pour se qualifier d’antiraciste ? La thèse qu’elle soutient ici – celle de la non-performativité de l’antiracisme – nous semble une contribution essentielle à la discussion sur les processus de racialisation.
Au-delà de cet enjeu conceptuel, la lecture de Sara Ahmed permet également de construire un regard critique sur les discours et les militantismes antiracistes, à l’heure où se pose la question du statut des personnes blanc·he·s ou des allié·e·s dans les luttes antiracistes. En effet, s’opposant à l’illusion d’une colorblindness à la française et cherchant à rendre visible une réalité systémique du racisme en évoquant leur propre privilège, les prises de parole publiques reconnaissant la blanchité de leurs auteurs ou autrices, ou assumant le sentiment de honte lié au racisme, se sont multipliées. Les concepts de blanchité et de privilège blanc se sont banalisés dans les milieux militants. Qu’un tel mouvement de prise de parole soit nécessaire à rendre visible les discriminations structurelles que la société française ne veut pas voir en face, nous n’en doutons pas. Cependant la question que permet de poser Sara Ahmed est celle du risque, toujours encouru, de voir réitérées des formes de privilège et d’oppression au moment même où l’on cherche à les détruire, à les déconstruire. Elle engage à adopter une attitude de soupçon vis-à-vis des proclamations de blanchité, à ne pas se payer de mots, et à penser les modes d’actions qui, au-delà de la parole, modifient les conditions réelles de production et de reproduction du racisme. Elle nous encourage à nous demander si les positions performatives antiracistes ne peuvent pas parfois dissimuler la production d’un sujet prétendument éduqué, déconstruit et conscient, qui s’arrogerait de fait une supériorité incontestable sur les autres – les racisé·e·s, les pauvres et les ignorant·e·s -, et qui pourrait bien n’être en somme qu’une forme nouvelle et pernicieuse de privilège. La « monopolisation de la juste cause antiraciste »5 pourrait bien n’être que le nouvel habit du sujet blanc.
Qui est l’autrice?
Sara Ahmed est une philosophe australienne et britannique. D’abord professeure à l’Université de Lancaster puis de Goldsmiths, elle a aujourd’hui quitté le monde académique en protestation contre l’incapacité de l’université de Goldsmiths à considérer et traiter le harcèlement sexuel dans le monde académique6. Ses domaines d’étude sont les théories féministes, lesbiennes et queer, les théories critiques de la race, l’intersectionnalité et le postcolonialisme. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages: Strange Encounters: Embodied Others in Post-coloniality (2000)7, Cultural Politics of Emotion (2004)8, On Being Included: Racism and Diversity in Institutional Life (2012)9, ou encore l’ouvrage autobiographique Living a Feminist Life (2016)10, qui dresse notamment le portrait des « féministes tue-la-joie » (killing joy feminists) à partir de sa propre expérience. Ces livres sont à ce jour non traduits en français.
Déclaration de blanchité : la non-performativité de l’antiracisme
Dans ce texte, je passe en revue six modes différents de déclaration de la blanchité utilisés dans les écrits universitaires, l’espace public ou la politique gouvernementale, en montrant qu’elles ne sont pas performatives : elles ne font pas ce qu’elles disent. Je propose une critique générale du mode de déclaration qui considère les « aveux » de « mauvaises pratiques » comme des signes de « bonnes pratiques », ainsi qu’une critique plus spécifique de la façon dont les Whiteness Studies11 se constituent à travers ces déclarations mêmes. Le mode déclaratif implique un fantasme de transcendance dans lequel « ce » qui est transcendé est la « chose » même que l’on reconnaît dans la déclaration (par exemple, si l’on dit que nous sommes racistes, alors nous ne sommes pas racistes, car les racistes ne savent pas qu’ils sont racistes). L’étude des actes de langage déclaratifs me permet de proposer une critique du tournant réflexif des Whiteness Studies, et nous invite à ne pas nous engager trop vite dans un au-delà de la dénonciation du racisme, qui consisterait à faire de la blanchité une catégorie marquée, à identifier « ce que les blancs peuvent faire », à décrire les bonnes pratiques, voire à supposer que les études sur la blanchité peuvent fournir les conditions de l’antiracisme. Les déclarations de blanchité pourraient être décrites comme des « performances malheureuses » : les conditions ne sont pas réunies pour que de telles déclarations fassent ce qu’elles disent.
1. Il est devenu courant de représenter la blanchité comme invisible, comme non-vue ou non-marquée12, comme une non-couleur, comme la présence absente ou le référent caché, à partir de laquelle toutes les autres couleurs se mesurent en tant que formes de déviance (Frankenberg 1993 ; Dyer 1997). Bien évidemment la blanchité n’est invisible que pour ceux qui l’habitent. Pour les autres, il est difficile de ne pas la voir ; elle semble même être partout. Voir la blanchité, c’est vivre ses effets – des effets qui permettent aux corps blancs de se déployer dans des espaces formés pour eux, où les corps noirs se remarquent ou se tiennent à l’écart, à moins de ne « passer », c’est à dire de traverser l’espace public en passant13 pour blanc. Écrire sur la blanchité en tant que personne non-blanche (un « non » qui est nommé différemment, ou acquiert une connotation positive qui varie, selon l’endroit où je me trouve, avec qui et selon ce que je fais), ce n’est pas écrire sur quelque chose « en dehors » de la structure de mon expérience quotidienne, ni même en dehors de ce que je ressens comme ma vie habituelle, façonnée qu’elle est par les allées et venues de différents corps. Il est donc difficile d’écrire sur la blanchité, et j’ai toujours été rétive à le faire. Cette difficulté vient peut-être en partie de ce que rendre la blanchité visible n’a de sens que du point de vue de ceux pour qui elle est invisible.
2. Cette difficulté pourrait expliquer ma réticence à considérer les études sur la blanchité comme un projet politique, aussi critique qu’il puisse être. Je suis bien sûr consciente que nous pouvons construire différentes généalogies des Whiteness Studies, dont les points de départ seraient différents. Mais mon point de départ sera toujours le travail des féministes noires, en particulier celui d’Audre Lorde14, dont le livre Sister Outsider nous rappelle précisément pourquoi l’étude de la blanchité est nécessaire dans la lutte contre le racisme. Pour moi, toute généalogie critique des Whiteness Studies doit commencer par le discours frontalement politique de féministes noires comme Audre Lorde, plutôt que par les travaux ultérieurs d’universitaires blanches traitant des représentations de la blanchité ou de la façon dont les blancs vivent leur blanchité (Frankenburg 1993 ; Dyer 1997). Certes ces travaux sont importants, mais ils doivent être compris dans la perspective de la critique qui les a précédés. Les études sur la blanchité, si elles veulent être davantage que des études « à propos » de la blanchité, doivent partir de la critique formulée par les Noirs sur le fonctionnement de la blanchité comme forme de privilège racial, ainsi que sur les effets de ce privilège sur le corps de ceux qui sont reconnus comme noirs. Comme nous le montre Lorde, la production de la blanchité fonctionne précisément en assignant une race à d’autres : étudier la blanchité, en tant que position racialisée, c’est donc déjà contester sa domination, la façon dont elle fonctionne comme une « norme mythique » (1984 : 116). L’étude de la blanchité rend visible ce qui est invisible. Mais pour les personnes non-blanches, le projet se présente sous un autre angle : il s’agit de rendre visible différemment ce qui peut déjà être vu.
3. Au demeurant, les études sur la blanchité sont pleinement investies dans la production de formes de connaissances et de pédagogie antiracistes. En d’autres termes, les études sur la blanchité cherchent à rendre la blanchité visible, dans la mesure où cette visibilité est perçue comme une contestation des formes du privilège blanc, qui repose sur le « fait » non marqué et non remarquable d’être blanc. Mais, à la lecture des textes qui ont contribué à l’émergence de ce champ de recherche, on peut déceler une préoccupation anxieuse sur le statut ou la fonction de cet antiracisme. Cette préoccupation porte d’abord sur ce que signifie la transformation des Whiteness Studies en un champ de recherche. Si la blanchité devient un domaine d’étude, il y a clairement un risque qu’elle soit elle-même transformée en objet. Si la blanchité est considérée comme un objet d’étude à part entière, comme « quelque chose » que nous pouvons repérer et suivre dans le temps et l’espace, alors elle deviendra un fétiche, coupé de ses généalogies de production et de circulation. Richard Dyer, par exemple, reconnaît être effaré par l’idée même de ce qu’il appelle « les études sur les Blancs et la blanchité »15 : « Mon sang se glace à l’idée que parler de blanchité puisse conduire au développement de quelque chose qu’on appellerait des “études sur les Blancs et la blanchité” » (1997, 10). Ou, comme l’expliquent Fine, Weis, Powell et Wong : « nous craignons que, dans notre désir de créer des espaces pour parler, intellectuellement ou empiriquement, de la blanchité, nous n’ayons réifié la blanchité comme une catégorie figée d’expérience ; que nous ayons permis qu’elle soit traitée comme un monolithe, et, au singulier, comme “quelque chose d’essentiel” » (1997, xi).
4. Il est certain que transformer la blanchité en « quelque chose d’essentiel » pourrait être un risque nécessaire, dont nous devons décider s’il vaut la peine d’être pris. Mais le risque n’existe pas indépendamment d’autres risques. La préoccupation anxieuse de ne pas transformer la blanchité en « quelque chose d’essentiel » se trouve intriquée avec d’autres craintes concernant les conséquences éventuelles des études sur la blanchité. L’une de ces préoccupations est que les études sur la blanchité continuent de faire de la blanchité le centre de la recherche intellectuelle, même si cette blanchité en vient à être hantée par l’absence, le manque ou le vide. D’où la question de Ruth Frankenburg : « pourquoi parler de la blanchité, étant donné le risque qu’en entreprenant un travail intellectuel sur la blanchité on contribue à des processus de recentrage plutôt que de décentrage, ainsi qu’à la réification du terme et de ses “habitants”?» (1997, 1).
5. Un autre risque est qu’en se focalisant sur la blanchité, les Whiteness Studies ne deviennent un discours d’amour, entretenant le narcissisme qui fait de la blanchité un idéal social et corporel. Il est bien sûr courant de voir dans la blanchité une forme de narcissisme. La « blanchité » des disciplines universitaires, y compris la philosophie et l’anthropologie, a fait l’objet de critiques acerbes (voir par exemple Mills 1998 ; Asad 1973). Une critique postcoloniale de l’anthropologie avancerait par exemple que le désir anthropologique de connaître l’autre a fonctionné comme une forme de narcissisme : l’autre a fonctionné comme un miroir, un dispositif qui renvoie le regard anthropologique vers lui-même, et montre le visage blanc de l’anthropologie en exhibant la couleur de la différence. Et donc, si les disciplines portent en quelque sorte déjà sur la blanchité, en ce qu’elles montrent le visage du sujet blanc, il s’ensuit que les études sur la blanchité soutiennent l’orientation de ce regard, tout en se passant du « détour » qu’offre le reflet de l’autre. L’étude de la blanchité pourrait même devenir un spectacle de pur reflet de soi, renforcé par l’insistance sur l’idée que la blanchité « est aussi une identité ». L’étude de la blanchité fonctionne-t-elle comme un narcissisme dans lequel l’objet aimé nous renvoie au sujet qui est à l’origine de l’amour ? Après tout, nous nous attachons à nos objets d’étude, et les études sur la blanchité pourraient donc « faire une fixation » sur la blanchité, en tant qu’elle « se donne » à elle-même. C’est ce risque dont parle Dyer lorsqu’il évoque une autre crainte : « J’ai peur que l’attention portée à la blanchité n’amène les Blanc·he·s à se dire qu’ils et elles doivent entrer en contact avec leur blanchité » (1997, 10). Les études sur la blanchité pourraient conduire les Blanc·he·s à apprendre à aimer leur propre blanchité, en la transformant en un objet capable d’être aimé.
6. Il me semble que Dyer a raison d’éprouver cette crainte. Les Whiteness Studies sont potentiellement effrayantes, et l’on retrouve dans les textes de ce champ académique de nombreux aveux d’anxiété quant à ce que les études de blanchité pourraient devenir, si elles étaient autorisées à être investies et à se reproduire de manière autonome. Nous devrions, je pense, prêter attention à ces anxiétés critiques et nous demander ce que produit leur énonciation. Ainsi, dans le processus de constitution du domaine d’étude, l’anxiété ne consiste pas tant en une crainte que les frontières de la discipline soient envahies par d’autres disciplines inappropriées (comme c’est le cas dans les disciplines traditionnelles), mais que les frontières de la discipline elles-mêmes deviennent inappropriées. Mais en même temps, et de façon quelque peu paradoxale, la crainte des frontières fonctionne de sorte à installer des frontières : la blanchité devient un objet à force que soit exprimée l’anxiété qu’elle devienne un objet. La répétition de la conduite anxieuse conduit en fait à produire un champ d’études. Les champs disciplinaires peuvent être compris, après tout, comme résultant d’un oubli de gestes constitutifs qui ne cessent de se répéter. Y a-t-il une relation entre cette émergence d’un champ d’études par l’énonciation de l’anxiété et l’émergence d’une nouvelle forme de blanchité, une blanchité anxieuse ? Une blanchité angoissée par elle-même – par son narcissisme, son égoïsme, son privilège, son égocentrisme – est-elle préférable ? Et quelle sorte de blanchité est cette blanchité angoissée par elle-même ? Que produit une telle blanchité anxieuse ?
7. On pourrait distinguer cette blanchité anxieuse de la blanchité « inquiète » dont Ghassan Hage fait la critique dans White Nation (1998) et Against Paranoid Nationalism (2003). Alors que la blanchité inquiète exprime la crainte que « d’autres » puissent menacer son existence, la blanchité anxieuse s’inquièterait de sa propre inquiétude : ce sujet blanc naîtrait de l’anxiété qu’il ressent devant les effets qu’il produit sur les autres, voire de la crainte de contribuer à priver les autres de quelque chose. Ce sujet blanc pourrait même ressentir de l’anxiété devant sa propre tendance à s’inquiéter de la proximité des autres. Reprenons donc ma question : une blanchité anxieuse qui avoue sa propre anxiété au sujet de son inquiétude est-elle meilleure, et même, pourrait-elle engager une promesse de « non-racisme » ou d’« antiracisme » ?
8. Avant de revenir à cette question par une analyse des conséquences de la déclaration de blanchité, nous pourrions d’abord souligner qu’ajouter l’adjectif « critique » à « Whiteness Studies » est un signe de cette anxiété. J’accorde une extrême importance à l’esprit critique, qui est après tout ce que doivent exercer toutes les formes de politique transformatrice16, si elles veulent précisément créer une transformation. Mais je pense que la « critique » fonctionne souvent comme un lieu où l’on dépose nos anxiétés. On pourrait supposer que faire des études critiques sur la blanchité, plutôt que des études sur la blanchité, nous prémunira contre le fait de mener – ou simplement d’être soupçonnés de mener – de mauvaise études sur la blanchité. Mais le mot « critique » n’élimine pas tout risque, et ne doit pas non plus devenir une simple description de ce que nous faisons ici, par opposition à ce que d’autres font ailleurs.
9. J’ai ressenti que mon désir d’être critique était l’endroit où se déployait mon anxiété lorsque j’ai participé à l’élaboration d’une politique d’égalité raciale pour l’université dans laquelle je travaille au Royaume-Uni. J’ai essayé d’y intégrer ce que je pensais être un langage raisonnablement critique envers l’antiracisme au sein d’une technique de gouvernance néo-libérale, que l’on peut imparfaitement décrire comme un « management de la diversité », ou une « approche entrepreneuriale » de la diversité17. Depuis la loi de 2000 portant modification de la loi sur les relations interraciales18, toutes les organisations publiques du Royaume-Uni doivent désormais avoir et mettre en œuvre une politique et un plan d’action en matière d’égalité raciale. Mes recherches actuelles visent à déterminer l’importance de cette politique en termes de relation entre la documentation qu’elle a générée et le changement social19. Je me contenterai de dire que mon expérience de rédaction d’une politique d’égalité raciale a été une bonne leçon, c’est-à-dire une dure leçon. En effet, le langage que nous considérons comme critique peut facilement « se prêter » aux techniques mêmes de gouvernance que nous critiquons. Nous avons ainsi rédigé le document, et l’université, comme beaucoup d’autres, a été félicitée pour sa politique, tandis que le vice-chancelier a pu féliciter l’université pour sa performance : nous avions fait du beau boulot. Un document qui documente le racisme de l’université a donc servi à en mesurer la bonne performance.
10. Cette histoire n’est pas simplement une question d’assimilation ou de risques de récupération des critiques, ce qui serait une façon de « nous » présenter comme innocent·e·s et critiques jusqu’à ce que l’on soit instrumentalisé (ce qui, en d’autres termes, maintiendrait l’illusion de notre propre sens critique). Elle nous rappelle au contraire que la transformation du « critique » en une propriété, quelque chose que nous avons ou faisons, permet au « critique » de devenir un indicateur de performance, ou une mesure de valeur. Le terme « critique » dans « Critical Whiteness Studies » (études critiques sur la blanchité) ne garantit aucunement des effets critiques remettant en question les relations de pouvoir qui restent déguisées sous l’apparence de normes ou de faits institutionnels. En fait, si la perspective critique était utilisée pour décrire le champ, alors nous deviendrions complices de la transformation de l’éducation en une culture de l’audit qui mesure la valeur par la performance.
11. Mon commentaire sur les risques des Whiteness Studies comprendra une analyse de la manière dont la blanchité est reproduite par sa déclaration, dans les textes universitaires comme dans l’espace public. J’étudierai donc les études sur la blanchité dans le cadre d’une évolution plus large vers ce que nous pourrions appeler une politique de la déclaration, au sein de laquelle les institutions comme les individus « avouent » des formes de mauvaises pratiques, et où « l’aveu » lui-même est considéré comme une bonne pratique. Cette lecture des Whiteness Studies ne conduit pas à y voir un symptôme de mauvaise pratique : je pense plutôt qu’il faut considérer les « tournants » au sein du monde universitaire en rapport avec d’autres tournants culturels. Mes exemples viendront du Royaume-Uni et de l’Australie, les deux pays où s’est formée ma propre politique antiraciste. Mon raisonnement est simple : l’antiracisme n’est pas performatif, au sens où l’entend Austin (1975) pour désigner une catégorie particulière de discours. Un discours est performatif lorsqu’il fait ce qu’il dit : « l’énonciation de la phrase est l’exécution d’une action » (1975, 6).
12. Or, je considère que la déclaration de sa blanchité, voire l’ « aveu » de son propre racisme, conçu comme « preuve » d’un engagement antiraciste, ne fait pas ce qu’elle énonce. En d’autres termes, faire de la blanchité un objet de discours, aussi critique soit-il, n’est pas une action antiraciste, et n’engage pas nécessairement un État, une institution ou une personne dans une forme d’action que nous pourrions qualifier d’antiraciste. Pour le dire plus clairement, je montrerai comment la déclaration de sa propre blanchité, y compris dans le cadre d’un projet de critique sociale, peut amener à reproduire de manière « imprévisible » le privilège blanc. Il ne s’agit évidemment pas de réduire les études sur la blanchité à la reproduction de la blanchité, même si cela peut se produire. Comme le suggère Mike Hill : « Je ne peux pas savoir à l’avance si la critique faite par des blanc·he·s s’avérera politiquement utile, si au final elle sera un fantôme plus acceptable, ou si elle manifestera ce même narcissisme furtif dont les féministes de couleur taxaient le problème blanc à la fin des années 1970 » (1997, 10).
Déclaration 1 : Je dois être vu·e comme blanc·he / Nous devons être vu·e·s comme blanc·he·s
13. Je commencerai par cette déclaration bien connue qu’on trouve souvent dans les textes classiques des Critical Whiteness Studies » (études critiques sur la blanchité). Prenons par exemple Richard Dyer, dont le travail a été important et décisif : « Les blancs doivent être vus comme étant blancs, mais la blanchité consiste en des propriétés invisibles, et c’est en étant invisible qu’elle se maintient en tant que pouvoir » (1997, 45). Curieux énoncé que ce « doivent être vus ». D’un côté, cette formulation indique que la blanchité repose sur l’existence même des corps blancs, qui « peuvent être vus » comme distincts des autres corps. Dyer expose donc un paradoxe : il doit y avoir des corps blancs (il doit être possible de les identifier comme blancs), cependant le pouvoir de la blanchité réside précisément dans le fait que nous ne voyons pas ces corps comme blancs. Nous les voyons comme de simples corps, et l’on peut retracer l’histoire de la blanchité à travers l’histoire de la disparition de la blancheur comme attribut corporel ou culturel. Mais d’un autre côté, l’énoncé ne décrit pas seulement un paradoxe, il fonctionne aussi comme une déclaration : « Les blancs doivent être vus comme étant blancs ». En tant que déclaration, cette phrase fait fonction d’appel à l’action : nous devrions voir les blancs comme des blancs. Or on ne lance un appel à l’action que lorsque ladite action n’est pas en train de se dérouler. La déclaration est donc aussi une affirmation sur le présent : la blanchité n’est pas vue, et cette invisibilité est la façon dont la blanchité se reproduit comme la marque non (re)marquée de l’humain.
14. Le livre de Dyer20 qui, après tout, est blanc (par son titre et sa couleur) a pour but de « rendre visible » la blanchité dans des formes culturelles comme le cinéma. On pourrait dire qu’il « voit » ce qu’il décrit comme « n’étant pas vu ». Revendiquer de voir la blanchité exige de décrire la blanchité comme ayant des propriétés, comme étant une couleur : « la blanchité consiste en des propriétés invisibles ». La blanchité comme position racialisée devient « comme » la couleur blanche : l’absence de couleur en tant que telle. La transformation de l’invisibilité en une propriété implique clairement une réification. Mais il est facile, et pas nécessairement utile, de pointer les passages où les textes réifient les catégories qu’ils cherchent à critiquer. La question que nous devons poser ici est plutôt la question des effets de cette réification : la transformation de la blanchité en quelque chose qui « existe » (tout en étant invisible) résulte-t-elle de la manière dont la blanchité est déclarée ? Autrement dit, l’exigence de voir les personnes blanches comme « étant blanches » rend-elle ironiquement la blanchité « invisible », ou tout du moins maintient-elle cette invisibilité? Pour reprendre une phrase de mon introduction : la blanchité n’est invisible qu’aux yeux de ceux qui l’habitent. Pour ceux qui ne l’habitent pas, le pouvoir de la blanchité réside en ce qu’elle est vue ; nous la voyons partout : dans la décontraction des corps blancs dans l’espace, dans les parcs bondés, dans les réunions, dans les corps blancs représentés dans les films et la publicité, dans les lois blanches qui parlent des expériences des blancs, dans les modèles familiaux composés de corps blancs bien propres. Je vois ces corps comme blancs, avant même de les voir comme humains.
15. Cette déclaration selon laquelle nous devons voir la blanchité – déclaration fondatrice s’il en est des Whiteness Studies –, suppose que la blanchité n’est pas vue. Il s’agit donc d’un exercice de perception de la blanchité, qui ignore les « autres », ceux qui quotidiennement sont témoins des formes mêmes de la blanchité. Bien entendu, le livre de R. Dyer, White, ne nie pas être un exercice de vision de la blanchité. Mais en transformant ce qu’il voit en une propriété des choses, il semble mettre hors de sa vue la puissance que ce regard exerce. Or, appeler à ce que la blanchité soit vue peut, plutôt que de remettre en cause le privilège blanc, l’exercer, en tant que pouvoir de transformer sa propre vision en une propriété ou un attribut de quelque chose ou de quelqu’un.
16. Je ferais également valoir que si la blanchité est définie comme étant « non vue » et que ce livre « voit » la blanchité (dans tel ou tel film), alors le livre pourrait même être conçu comme non blanc (ou blanc différemment). En d’autres termes, l’impératif de voir la blanchité parce qu’elle est invisible peut se transformer en une déclaration où l’individu affirme n’être ni assujetti à la blanchité, ni même à un sujet blanc – « si je vois la blanchité, alors je ne suis pas blanc, puisque les blancs ne voient pas leur blanchité ». Ce fantasme de transcendance est peut-être le privilège qu’offre la blanchité, un privilège qui échappe à notre champ de vision au moment même où on le regarde. Je tiens à souligner que je ne repère pas de fantasme de la transcendance à l’œuvre dans ce livre, qui est justement de ceux qui évitent de transformer la blanchité en une « autre identité ». Je suggère plutôt que lorsque le texte de Dyer est lu comme une déclaration (« Nous devons voir la blanchité ») et lorsque les Whiteness Studies se transforment en déclaration à propos de la blanchité, alors cela constitue le sujet comme transcendant son objet au moment où il se voit ou s’appréhende comme étant l’objet de son étude (le fait d’être blanc).
Déclaration 2 : Je suis / Nous sommes raciste(s)
17. Il s’agit ici peut-être d’un mode de déclaration de la blanchité moins courant, mais qui n’en demeure pas moins curieux. Au Royaume-Uni, le langage du racisme institutionnel est devenu partie intégrante du langage des institutions. Le rapport Macpherson (1999), qui porte sur la manière dont la police a traité le meurtre de Stephen Lawrence21, donne à voir cette prise en compte du racisme institutionnel, qui est en même temps une acceptation et une appropriation. Le Rapport Macpherson est un document important dans la mesure où il reconnaît que la police est « institutionnellement raciste ». Quel est l’effet de cette reconnaissance ? Une politique de reconnaissance est aussi une question de définition : si nous reconnaissons une chose telle que le racisme, alors nous offrons aussi une définition de ce que nous reconnaissons. En ce sens, la reconnaissance produit son objet plutôt qu’elle ne le découvre : elle délimite les bornes de ce qu’elle reconnaît comme donné. Comme l’ont souligné d’autres commentateurs, le Rapport Macpherson n’a pas seulement donné une définition de ce qu’est un incident raciste (Chahal 1999) : en définissant la police comme institutionnellement raciste, il a également proposé une définition, certes vague, du racisme institutionnel (Solomon 1999). Selon les termes du rapport, le racisme institutionnel correspond à « l’échec collectif d’une organisation à fournir un service approprié et de qualité à des personnes en raison de leur couleur, de leur culture ou de leur origine ethnique. Il peut être vu ou identifié dans des procédures, des attitudes et des comportements qui constituent une discrimination basée sur des préjugés involontaires, l’ignorance, la négligence ou des stéréotypes racistes qui désavantagent les minorités ethniques ».
18. Le langage du racisme institutionnel n’a bien sûr pas été inventé par ce rapport. La pression pour considérer le racisme comme institutionnel et structurel vient des mouvements politiques noirs et antiracistes : c’est une critique directe de l’idée selon laquelle le racisme serait psychologique, ou serait seulement le fait de mauvaises personnes. Dans ce rapport, la définition d’une institution raciste implique la reconnaissance de la nature « collective » plutôt qu’individuelle du racisme. Mais le rapport restreint ce qu’il entend par « collectif » et institutionnel, car il ne le repère que là où les institutions échouent. En d’autres termes, le rapport définit le racisme institutionnel de manière à ne pas le considérer comme une série d’actions continues qui façonnent les institutions, c’est-à-dire comme des normes reproduites ou « cristallisées » au fil du temps. Or, il serait préférable de « voir » le racisme comme une forme d’action ou même un domaine d’action positive, plutôt que comme une forme d’inaction. Il s’agirait de chercher à examiner comment les institutions deviennent blanches en constituant comme sujets certains corps plutôt que d’autres, ceux-là mêmes pour qui et par qui l’institution est façonnée. Le racisme ne se manifesterait pas dans ce que « nous » ne faisons pas, mais dans ce que « nous » avons déjà fait, le « nous » étant un effet de cette action. La reconnaissance du racisme institutionnel dans le rapport Macpherson reproduit la blanchité des institutions, en ne considérant le racisme que comme l’incapacité à « pourvoir » aux besoins des personnes non blanches « en raison » de leur différence.
19. On peut également remarquer que le langage psychologique s’insinue dans la définition proposée: « des procédures, des attitudes et des comportements qui constituent une discrimination basée sur des préjugés involontaires, l’ignorance, la négligence et des stéréotypes racistes ». D’une certaine manière, l’institution n’est reconnue comme raciste qu’en étant présentée comme un individu, comme une personne qui souffre de préjugés, mais qui pourrait être soignée, afin de mieux agir envers les personnes racisées. Le « nous sommes racistes » est ici traduit par la déclaration même qu’il visait initialement à remplacer, le « je suis raciste », où « notre racisme » peut être décrit comme une mauvaise pratique à même d’être modifiée par l’apprentissage d’attitudes et de comportements plus tolérants. En effet, si l’institution se conçoit comme un individu, alors on peut penser que l’institution prend également la place des individus : c’est l’institution qui est la mauvaise personne, plutôt que tel ou tel agent. En d’autres termes, la transformation du collectif en un individu – un collectif sans individus – pourrait permettre aux acteurs individuels de décliner la responsabilité des formes collectives de racisme.
20. Mais il y a plus à dire sur les effets de cette déclaration, et sur ce qu’elle provoque lorsque le racisme institutionnel devient un « aveu institutionnel ». Comment interpréter une telle déclaration ? Je ne saurais trop dire ce que cela signifie pour un sujet ou pour une institution de se présenter comme raciste. Si le racisme est façonné par des actions qui ne sont pas visibles pour ceux qui en tirent un avantage, que signifie pour ces derniers le fait de le voir ? On pourrait supposer que cette déclaration limite le racisme à ce que l’on peut voir : après tout, la définition du rapport Macpherson affirme également que le racisme « peut être vu ou identifié » dans certaines formes de comportement. Mais je dirais que ce que produit cette déclaration, c’est à la fois la prétention à voir le racisme (dans les manquements de l’institution) et le maintien de la définition du racisme comme étant le fait de ne pas voir. Si le racisme est défini comme un préjudice involontaire et collectif, alors quiconque prétend être raciste tout en étant capable de voir le racisme dans telle ou telle forme de pratique prétend également ne pas être raciste de cette manière-là. Les paradoxes qui tiennent au fait de reconnaître son propre racisme sont clairs : dire « nous sommes racistes » équivaut à revendiquer le dépassement des conditions (le racisme invisible) qui exigent en première instance l’acte de langage. La logique est la suivante : nous disons « nous sommes racistes » et, dans la mesure où nous pouvons admettre que nous sommes racistes (et que les racistes le sont involontairement), nous montrons que « nous ne sommes pas racistes », ou du moins que nous ne sommes pas racistes de la même manière.
Déclaration 3 : J’ai honte de mon racisme / Nous avons honte de notre racisme
21. Déclarer que l’on est raciste, ou qu’on l’a été dans le passé, implique souvent une certaine politique culturelle de l’émotion22 : on peut ainsi se sentir coupable de son propre racisme, et ce sentiment de malaise « prouverait » que l’on est en train de faire quelque chose contre « ça ». Mais quelle conséquence y a-t-il à déclarer un tel malaise ? Par exemple, qu’est-ce que cela signifie quand quelqu’un dit avoir honte d’être ou d’avoir été impliqué dans une forme de racisme – que cette honte inclue ou non la honte d’être blanc ? En Australie, la demande d’une reconnaissance du racisme envers les Australiens indigènes accompagnée d’une demande de réconciliation a pris la forme d’une autre demande : que la nation exprime sa honte (Gaita 2000a, 278; Gaita 2000b, 87-93). Bien évidemment, Howard et son gouvernement ouvertement raciste ont refusé d’accéder à une telle demande23. Cette stratégie peut sembler étrange, mais j’aimerais que nous réfléchissions aux conséquences politiques de l’action ici refusée. En d’autres termes: que signifierait, pour une nation, le fait de déclarer sa honte d’être raciste ? Reprenons la préface de Bringing them Home24 :
« A mes yeux, toutes les personnes bien-intentionnées reconnaîtront ceci : il est impossible d’opérer une véritable réconciliation entre la nation australienne et les peuples indigènes sans que cette même nation ne reconnaisse entièrement les méfaits de la dépossession, de l’oppression et de la dégradation qu’ont subies les peuples Aborigènes par le passé. Cela ne veut pas dire que les Australiens, en tant qu’individus n’ayant pas participé à ce qui a été fait dans le passé, devraient ressentir ou admettre une forme de culpabilité personnelle. Il s’agit seulement d’affirmer notre identité en tant que nation et le simple fait que la honte nationale, tout comme la fierté nationale, peut et doit s’appliquer aux actions et omissions du passé. Cela vaut au moins quand c’est au nom de la communauté, ou sous l’autorité du gouvernement, qu’elles ont été commises. » (Governor-General of Australia, Bringing them Home 1996).
22. Cette citation présente la nation dans un rapport de honte avec l’ « injustice » du passé, bien que cette honte coexiste avec la fierté nationale, plutôt qu’elle ne l’annule. Une telle proximité entre honte nationale et souffrance indigène pourrait être à l’origine d’une promesse de réconciliation, d’un avenir ouvert au « vivre-ensemble », dans lequel les blessures du passé seraient guéries. C’est en admettant l’injustice du passé que la nation, ici présentée comme « notre identité », se trouve déplacée par les injustices du passé. Dans le contexte politique australien, il semble donc « préférable » d’être ému par le passé que d’en être détaché ou de supposer que ce passé « n’a rien à voir avec nous ». Mais la reconnaissance de la honte – ou la honte comme forme de reconnaissance – a ses conditions et ses limites. Dans ce premier cas, on ne sait pas clairement « qui » éprouve de la honte. En remplaçant explicitement la « culpabilité individuelle » par la « honte nationale », la citation sépare la reconnaissance du mal commis des individus – lesquels n’ont pas participé à ce qui a été fait. Elle sous-entend donc que cette histoire n’est pas personnelle. Mais pour les indigènes qui témoignent, il est évident que cette histoire est personnelle. N’oublions pas que ce qui est de l’ordre du personnel est inégalement réparti : il pèse sur certains, et pas sur d’autres, comme une nécessité et même comme un fardeau. Certains individus racontent leur histoire, et doivent la raconter sans cesse, du fait même de cette incapacité à être entendu.e.s (Nicoll, 2002, 28). D’autres, au contraire, disparaissent sous le manteau de la honte nationale.
23. Ainsi, dans ce document, il n’est pas possible de percevoir les personnes blanches autrement que comme des « personnes bien intentionnées », lesquelles s’identifieraient à la nation quand elle exprime sa honte. Ceux qui témoignent des injustices passées en ressentant une « honte nationale » sont considérés comme des « personnes bien intentionnées ». Éprouver de la honte, c’est être bien intentionné. La honte « construit » la nation dans le fait même de témoigner des injustices du passé, lequel témoignage implique d’éprouver cette honte. Il expose en effet l’incapacité de la nation d’être à la hauteur de ses idéaux. Mais cette exhibition est provisoire et sert de base au récit de la restauration nationale. C’est en témoignant de ce passé honteux que la nation peut « être à la hauteur » des idéaux qui garantissent son identité ou son existence dans le présent. En d’autres termes, notre honte montre que nous sommes bien intentionnés. Mais cette culpabilité n’est transférée au sujet – quand il reconnaît sa honte – que de façon temporaire : car ce « transfert » sert à prouver qu’il existe une identité restaurée dont on peut être fier.
24. La honte nationale peut à la fois être un mécanisme de réconciliation et d’auto-réconciliation : dans ce cas, le « mal » commis constitue le fondement même de la revendication d’une identité nationale. C’est précisément cette déclaration de honte qui nous permet « d’affirmer notre identité en tant que nation ». La reconnaissance permet de reconstituer la nation ou de réconcilier la nation avec elle-même, puisqu’elle accepte alors son propre passé en exprimant un « malaise ». Mais tout en nous permettant de nous sentir mal, la honte permet aussi à la nation de se sentir mieux, voire même de se sentir bien. On retrouve une telle conversion de la honte en fierté dans les Sorry Books25, ces textes mis en ligne participant de la construction virtuelle d’une communauté. Les Sorry Books fonctionnent comme une forme de culture commune : des messages individuels sont mis bout à bout et forment ensemble un livre. Chaque contenu vise à s’excuser pour les violences commises envers les indigènes australiens. Mais ils servent aussi à réclamer que le gouvernement s’excuse au nom de l’Australie blanche (pour une étude de l’excuse comme acte de langage, voir Ahmed 2004).
25. Prenons l’énoncé suivant : « L’incapacité de nos représentants au gouvernement de nos représentants à reconnaître la brutalité de l’histoire australienne empêche les Australiens non-indigènes d’être vraiment fiers de notre identité ». Ici, être témoin de l’absence de honte de la part du gouvernement est déjà une source de honte. La honte venant de l’absence de honte est liée au désir d’être « véritablement fier de notre pays » : autrement dit, elle est liée au désir de pouvoir s’identifier à l’idéal de la nation. Il est donc sous-entendu que reconnaître cette histoire brutale est la condition de possibilité d’une fierté nationale : si l’on reconnaît avec honte la brutalité de cette histoire, alors on peut être fier. Pour reprendre un autre message : « En tant que citoyen australien, la façon dont les peuples indigènes de ce pays sont traités me fait honte et m’attriste. Un tel problème ne peut plus être dissimulé, et ne saurait être traité par des gages symboliques. C’est aussi un problème qui portera préjudice aux futures générations d’Australiens, si nous refusons d’en débattre ouvertement, de l’accepter, de s’en excuser et d’en faire le deuil. Le moment est venu de s’excuser. Je ne peux être fier d’être australien qu’à condition que le gouvernement australien et le peuple soutiennent cette initiative ».
26. Bien qu’elles appellent à la reconnaissance du « traitement réservé aux peuples indigènes », de telles déclarations masquent le fait que les sujets n’ont pas les mêmes prétentions initiales « à être un Australien ». Si s’excuser permet d’être fier, alors qui a le droit d’être fier ? Selon moi, l’image idéale de la nation, se fondant sur certains corps à l’exclusion d’autres, est renforcée par cette conversion de la honte en fierté. À travers ces déclarations de fierté nationale, la honte devient une « étape provisoire » dans le processus qui mène à exister en tant que nation. Ceci particulièrement clair dans le message suivant : « En tant que citoyen australien, j’aimerais exprimer ma croyance ferme dans la nécessité de reconnaître les aspects honteux du passé de l’Australie – sans cela, comment célébrer les gloires du présent ? » Ici, la reconnaissance de ce que le passé a de honteux – de ce qui a échoué dans l’idéal national – permet l’idéalisation de la nation blanche, et même sa célébration dans le présent.
27. De telles expressions d’une honte nationale sont problématiques puisqu’elles cherchent à accomplir une action au moyen d’un énoncé, en prêtant qu’exprimer sa honte suffit pour revenir à la fierté nationale. En d’autres termes, de telles expressions de honte tentent d’accomplir un acte de langage par une conversion de la honte en fierté : on parvient ainsi à éluder ce qui est honteux par l’acte même d’avoir honte. Les déclarations de honte peuvent même servir à réinstaurer les idéaux qu’elles visent précisément à combattre. Comme pour les déclarations de racisme abordées dans la Déclaration 2, elles peuvent aussi présupposer que l’acte de langage est à même d’apparaître en soi comme un signe de transcendance : si nous affirmons notre honte, si nous affirmons que nous sommes racistes, alors « cela prouve » que nous ne sommes plus racistes, et nous montrons que nous sommes bien intentionnés. Le présupposé selon lequel dire c’est faire – et selon lequel s’excuser impliquerait qu’on ait dépassé ce pour quoi on s’excuse – sert ici à soutenir le racisme dans le présent. Car si l’acte de langage a bien un effet, c’est de repositionner le sujet blanc comme idéal social.
Déclaration 4 : Je suis/nous sommes heureux (et les racistes sont malheureux)
28. Le paradoxe est évident. Le sujet blanc honteux exprime la honte de son racisme, et en exprimant sa honte, il « montre » qu’il n’est pas raciste: si nous sommes honteux, alors nous sommes bien intentionnés. Le sujet blanc qui a honte de la blanchité est aussi un sujet blanc fier de sa honte. En effet, la revendication du mal-être (à ce sujet ou à propos d’autre chose) implique aussi une perception de soi en tant qu’être « bon ». Il existe une anxiété largement répandue selon laquelle une trop grande culpabilité conduirait le sujet à être plus mauvais encore. Cette thèse est cruciale pour comprendre la notion de honte réintégrative dans les théories de justice restaurative26. Une honte réintégrative est une bonne honte en ce qu’elle fait en sorte que les sujets ne « se sentent pas trop mal ». Comme le dit John Braithwaite, la réintégration « couvre de honte tout en maintenant des liens d’amour et de respect, lesquels grâce au pardon mettent fin une fois pour toutes à la réprobation, au lieu de faire proliférer la déviance en excluant progressivement le déviant » (1989, 12-13).
29. Le but de la honte serait donc que l’agresseur ne se sente pas mal (ce qui instaurerait une structure de déviance), de telle sorte que « les expressions de désaccord de la communauté » puissent être suivies par des « gestes de réacceptation » (Braithwaite 1989, 55*). Notons que ce modèle présuppose que les agents qui le couvrent de honte ne sont pas les victimes (qui pourraient faire se sentir mal l’agresseur), mais plutôt la famille et les ami·e·s de l’agresseur. C’est l’amour que les agresseurs ont pour ceux qui les couvrent de honte qui permet à la honte d’intégrer plutôt que d’aliéner. Ainsi, Braithwaite conclut que « le meilleur lieu pour voir la honte réintégrative en action est dans les familles aimantes » (1989, 56*). L’idée que la honte devrait réintégrer repose sur le mythe des familles heureuses ; les « mauvais autres » sont intégrés à une structure sociale qui dépend encore de l’exclusion d’autres personnes. On suppose donc ici que la famille (et nous pourrions étendre ceci à la nation en tant qu’elle forme une famille) est bonne, et que les sentiments négatifs ne peuvent être bons que s’ils réapparaissent via une allégeance à une structure sociale.
30. Ainsi, ce n’est pas un accident si le racisme a été perçu comme découlant de sentiments négatifs. Par exemple, le fait de penser les blancs comme blessés et souffrant de dépression est crucial pour le néo-fascisme: les groupes fascistes blancs décrivent précisément les blancs comme étant blessés ou même meurtris par la présence d’altérités raciales et sexuelles (voir Ahmed 2004). Cet argument a aussi été soutenu par des universitaires tels que Julia Kristeva, qui suggère que la dépression générée par la confrontation aux différences culturelles fournit les conditions du fascisme: c’est pour cette raison que nous devrions éliminer le « voile islamique » (1993, 36-37*). Pour Kristeva, la différence culturelle rend les gens dépressifs, et le fascisme est une forme politique de dépression: dès lors, pour lutter contre le fascisme, il faudrait également lutter contre les signes visibles de la différence. Une version plus sophistiquée de cet argument se retrouve dans Against Paranoid Nationalism (2003) de Ghassan Hage, qui suggère que la perpétuation de la xénophobie a quelque chose à voir avec le fait qu’il n’y a pas assez d’espoir pour tout le monde, même s’il n’attribue évidemment pas ce manque d’espoir à la différence culturelle. En dépit de leurs différences certaines, de tels arguments sous-entendent donc que l’objectif de l’antiracisme serait que les gens se sentent mieux: qu’ils soient plus en sécurité, plus heureux, plus optimistes, moins déprimés, et ainsi de suite.
31. Il semble de prime abord que les non-racistes blancs heureux, optimistes et stables ne courent pas les rues. On pourrait donc penser qu’ils ne doivent pas donner matière à réflexion. Or, je pense que nous devrions y regarder de plus près. Car cette promesse, cet espoir que l’antiracisme consiste en définitive à rendre les blancs heureux ou du moins qu’il contribue à ce qu’ils se sentent bien d’être blancs, a été cruciale dans l’émergence de la pédagogie au sein des Whiteness Studies.
32. Même au sein de la littérature la plus « critique » portant sur la blanchité, on retrouve l’argument selon lequel les études sur la blanchité ne devraient pas faire en sorte que les blancs se sentent mal d’être blancs (Giroux 1997, 310). De tels arguments sont élaborés dans un contexte de rejet politique de la part de la droite, qui considère que les études sur la blanchité auraient pour « but » de rendre les blancs honteux d’eux-mêmes. Peut-être répondent-ils également au travail de bell hooks27 (1989) et Audre Lorde (1984, trad. francaise 2003) qui soulignent toutes deux que se sentir mal face au racisme ou au privilège blanc puisse fonctionner comme une forme d’égocentrisme, qui « retournerait » le sujet blanc sur lui-même, comme s’il était le seul dont les sentiments comptent. hooks, en particulier, a envisagé la culpabilité comme la performance de la blanchité plutôt que sa destitution. La culpabilité fonctionne bel et bien comme un « obstacle » empêchant d’entendre les demandes venant des autres, dans un mouvement de retour vers le soi blanc. Mais dans le cadre des Whiteness studies, le fait de refuser que les études sur la blanchité ait pour but de produire un sentiment négatif permet-il au sujet blanc de se « tourner vers » quelque chose d’autre ? Et quelle serait cette autre chose ? Est-ce que ce refus d’éprouver de la honte et de la culpabilité pousse à détourner les études sur la blanchité du sujet blanc ?
33. Je suggère que les Whiteness Studies ne se détournent pas du sujet blanc lorsqu’elles se détournent des sentiments négatifs. Bien au contraire, je dirais plutôt que les Whiteness Studies pourraient bien instituer le sujet blanc comme l’origine des bons sentiments. Ruth Frankenberg28 a présenté l’idée suivante: si la blanchité était vidée de tout contenu autre que celui qui est associé au racisme et au capitalisme « alors cela priverait vraisemblablement les blancs progressistes de toute généalogie » (1993, 232*). Le présupposé de son argument est selon moi bien regrettable. Il présuppose en effet que les sujets des études sur la blanchité sont les « blancs progressistes », et que la tâche des études sur la blanchité serait de fournir une généalogie à ces sujets. En d’autres termes, les études sur la blanchité auraient pour but de faire se sentir mieux les blancs « antiracistes », en leur redonnant une identité positive. Kincheloe et Steinberg arrivent directement à cette même conclusion lorsqu’ils notent « la nécessité de créer une identité blanche antiraciste, positive, fière et attrayante » (1989, 34*). Ce déplacement de la critique de la culpabilité blanche à la revendication d’un antiracisme orgueilleux n’est pas nécessaire.. Mais c’est un déplacement qui en dit long. La réponse blanche à la critique noire portant sur la honte et la culpabilité a rendu possible un « tournant » vers la fierté, qui n’est pas en ce cas un détour du sujet blanc vers autre chose, mais une autre façon de « faire retour » vers le sujet blanc. En effet, ce qu’il y de plus stupéfiant dans cette liste d’adjectifs (« antiraciste, fière, attrayante, positive ») est que l’« antiracisme » devienne un attribut blanc : d’ailleurs, l’antiracisme pourrait même réunir les conditions d’un nouveau discours de fierté blanche.
34. Le nouvel enjeu de l’antiracisme est ici de produire une identité blanche positive, une identité qui fait se sentir le sujet blanc satisfait de lui-même. Déclarer une telle identité n’est pas, de mon point de vue, une action antiraciste. En effet, elle entretient le narcissisme de la blanchité et permet aux études sur la blanchité de faire en sorte que les sujets blancs se sentent mieux, en les faisant se sentir bien vis-à-vis de « leur » antiracisme. On se demande à nouveau ce qu’il en est du sentiment négatif dans cette performance de la blanchité bonne et heureuse. Si le sentiment négatif est en partie causé par le racisme, et si l’on accepte que le racisme est entendu comme se passant dans le présent (plutôt que comme quelque chose qui serait situé dans le passé), alors qui est-ce qui devrait se sentir mal à propos du racisme? On peut supposer que la blanchité heureuse, même quand cette joie a à voir avec l’antiracisme, et est ce qui permet au racisme de rester le fardeau des non-blancs. En effet, je soupçonne que les sentiments négatifs du racisme (haine, peur, douleur) sont projetés sur les corps des blancs racistes malheureux, ce qui permet aux progressistes blanc·he·s d’être satisfaits d’eux-mêmes tandis que le racisme continue de s’exercer sur les non-blanc·he·s.
Déclaration 5 : J’ai / Nous avons étudié la blanchité (et les personnes racistes sont ignorantes)
35. Cette déclaration rappelle qu’il ne faut pas oublier le terme d’« études » dans l’expression « études sur la blanchité ». Ce mot est aussi une revendication. Beaucoup ont déjà fait remarquer que la blanchité est au centre de l’histoire intellectuelle, mais qu’il s’agit d’un centre absent : elle n’est, pour ainsi dire, pas étudiée explicitement. Comme Michelle Fine l’a montré, « la blanchité est restée à la fois non marquée et non étudiée »(1997, 58). Son article figure dans un excellent recueil d’essais, Off White29. Comme Fine l’observe astucieusement, « paradoxalement, pour sortir de la blanchité, comme le titre du recueil le suggère, il faut d’abord y entrer de façon critique et politiquement transformatrice » (1997, 58).
36. Le geste fondateur à l’origine des Whiteness Studies repose sur l’idée qu’étudier la blanchité produira une critique et une transformation. Il s’agit d’une hypothèse fondatrice bien compréhensible et même plutôt juste, mais qu’il pourrait être opportun de questionner. Le projet des études critiques sur la blanchité consiste à montrer la marque du non-marqué, à voir le privilège caché par l’universalité de « l’humanité ». Mais ce que je voudrais remettre ici en question est l’idée selon laquelle le fait d’apprendre à voir le signe des privilèges impliquerait le fait de désapprendre ce privilège. Qu’est-ce que nous apprenons quand nous apprenons à voir des privilèges? (à l’évidence, cette question nous rappelle que le projet d’« apprendre à voir » s’adresse à des sujets privilégiés).
37. Bien sûr, quand on vit et travaille dans le monde de l’enseignement, on est plus prompt à admettre que l’éducation est une bonne chose. Nous partagerions probablement une réticence à définir l’éducation comme la seule obtention de résultats d’apprentissage, et nous serions sans doute d’accord pour voir l’éducation comme une invitation à réfléchir de manière critique au monde qui nous entoure. Mais l’un des problèmes avec le fait de s’habituer à l’équation « éducation = chose positive », c’est que nous pourrions en venir à penser que tout le monde devrait aspirer à une telle éducation, et que l’absence d’éducation est la « raison » des inégalités et des injustices (cf. les travaux d’Aveling et de Nicoll à ce sujet). Il y a bien sûr un élitisme de classe qui suppose que l’université est l’endroit où l’on va pour apprendre et pour surtout pour réfléchir. Le même élitisme déclare que ceux qui ne vont pas à l’université ont échoué, ou sont défavorisés. D’un côté, l’aspiration à « l’université pour tous » offre un espoir vital pour la démocratisation de la culture élitiste. Mais d’un autre côté, elle entretient l’illusion bourgeoise que les autres « voudraient » avoir accès à la culture qui est précisément constituée par le fait de n’être pas accessible à tout le monde.
38. Cet élitisme a des implications spécifiques en ce qui concerne le racisme. On suppose souvent que si les personnes blanches apprenaient non seulement sur la blanchité, mais sur le monde en général, elles seraient « moins promptes » à être racistes. Comme Fiona Nicoll (1999) et Ghassan Hage (1998) l’ont montré, la rhétorique de la tolérance implique la présomption que le racisme est causé par l’ignorance, et que l’antiracisme verra le jour grâce à l’accumulation des connaissances. Or, nous devons contester l’idée classiste30 selon laquelle le racisme serait causé par l’ignorance – qui permet au racisme d’être vu comme une activité propre aux classes ouvrières (ou à d’autres classes moins instruites). Ce classisme se trouve-t-il importé dans la constitution du sujet telle qu’elle est décrite dans les Whiteness Studies, et si oui, comment ?
39. Je présume qu’il s’y retrouve en effet. Phil Cohen a dans cette perspective suggéré que la blanchité a « ces dernières années subi une réinvention radicale » ; « réflexive et critique, non prise pour acquise ou reniée » (1997, 244). Il parle ici de blanchité, plutôt que d’études sur la blanchité. Mais à qui s’adresse cette affirmation d’une nouvelle blanchité ? Cette idée d’une nouvelle blanchité, qui serait « réflexive et critique », est le fait d’un type particulier de sujet blanc ; elle n’est pas accessible de la même manière à tous les blanc·he·s, et encore moins à celles et ceux qui ne le sont pas. J’ai déjà suggéré que le terme « critique » fonctionne au sein du monde académique de manière à différencier les bons des mauvais, les progressistes des conservateurs, de sorte que le « nous » s’aligne toujours sur les premiers. Le terme « critique » pourrait même suggérer la production de « bons savoirs ». Le terme « réflexif » a sa propre généalogie; ses propres conditions d’émergence. Un sujet réflexif est un sujet qui tourne son regard sur lui-même, qui a la possibilité de se gérer ; ou de réfléchir sur lui-même; ou même de se transformer en projet (Rose 1999). Un tel sujet réflexif est traditionnellement un sujet bourgeois, qui a le temps et les ressources pour se constituer en tant que sujet à part entière, c’est-à-dire avant tout un sujet dont on peut percevoir la profondeur » (Skeggs 2004). Le terme « réflexif » pourrait même suggérer la production d’un « bon sujet », au sens de celui qui aurait des attributs positifs.
40. Le fantasme qui structure cette nouvelle formation sujet/savoir de la blanchité est le fait qu’étudier la blanchité amènerait les personnes blanches à devenir « réflexives et critiques ». C’est une histoire progressive : les sujets blancs, en apprenant (sur eux-mêmes?) ne tiendront plus pour acquis ni même ne renieront leur blanchité. Ce fantasme présume qu’être critique et réflexif est une bonne chose, et est même la condition de possibilité de l’antiracisme (voir les travaux de Westcott à ce sujet). Je présume qu’il est possible d’être un raciste blanc réflexif, mais cela sort de notre propos qui est précisément de montrer que le racisme n’est pas simplement une question d’« ignorance » ou de savoirs stéréotypés. Nous pouvons à la fois apprendre des choses sur le racisme et exprimer notre privilège blanc dans le fait même de présumer que l’on ait un droit à l’éducation ou un droit à la réflexivité. Nous pourrions rappeler ici la critique marxiste de la conscience de soi, fondée sur la distinction entre travail intellectuel et travail manuel, et soutenue par la dissimulation du travail manuel des autres (Marx et Engels 1969). En effet, si l’apprentissage relatif à la blanchité devient la compétence d’un sujet et la compétence d’un sujet spécifique, alors les « blancs instruits » se voient précisément « attribuer un privilège » par rapport aux autres, que ces autres soient des « blancs non-instruits » ou des non-blancs en cours d’instruction ou non-instruits. L’étude de la blanchité peut impliquer la revendication d’une identité blanche privilégiée en tant que sujet qui sait. Je soutiens que nous ne pouvons pas simplement désapprendre nos privilèges quand les cultures où notre éducation a lieu sont façonnées par de tels privilèges.
Déclaration 6 : Je suis / Nous somme aussi de couleur
41. Cette dernière déclaration nous ramène à la question de « la couleur » de la blanchité. Comme le travail de Dyer (1997) le remarque si subtilement, la blanchité est souvent vue comme une absence de couleur : la couleur est ce que les autres ont (on voit le noir de la peau comme une couleur). Apprendre à voir la blanchité comme une couleur plutôt que comme une absence de couleur est cruciale pour marquer la blanchité.
42. Mais déclarer que la blanchité est (aussi) une couleur peut en réalité fonctionner comme un retour à l’envoyeur qui exerce un privilège blanc. Par exemple, le tournant vers le langage de la diversité en Australie et au Royaume-Uni est souvent pris en adoptant le langage de la couleur. La race devient une question de surface, de différentes couleurs, parmi lesquelles la blanchité, étant une couleur, n’est rien d’autre qu’une couleur parmi d’autres. Autrement dit, la transformation de la blanchité en une couleur peut fonctionner pour masquer le pouvoir et le privilège de la blanchité : comme telle, elle peut exercer ce privilège. C’est la vision « arc-en-ciel » du multiculturalisme, ou le multiculturalisme comme « spectre de couleurs » (Lury 1996). Il m’intéresse tout particulièrement de découvrir comment la vision « arc-en-ciel » conduit à affirmer la blanchité comme un « aux-côtés-de ».
43. Cette neutralisation de la différence de la blanchité peut s’opérer sans référence à une couleur. Au Royaume-Uni, il est désormais courant de dire que l’égalité et la diversité ne sont pas « que pour les minorités », qu’elles sont « pour tout le monde », ce qui inclut les personnes blanches. À un certain niveau, cette inclusion est utile : l’égalité n’est plus vue comme un projet ne concernant que les minorités : les personnes blanches ont aussi une responsabilité dans le combat contre l’inégalité et le racisme. En ce sens, le racisme affecte bel et bien tout le monde, y compris ceux et celles à qui il donne des privilèges, et par conséquent la responsabilité de l’antiracisme devrait être celle « de tout le monde ». Mais ce « tout le monde » est ambivalent, au sens où il peut laisser entendre que les personnes blanches en font partie, non seulement au sens où ils en partagent la responsabilité (ce qui est bien sûr un espoir plus qu’une donnée sociale), mais aussi au sens où ils seraient victimes de discrimination. Le « tout le monde » peut fonctionner pour dissimuler des inégalités qui structurent le présent. Quand des blanc·he·s sont inclu·e·s, parmi d’autres, dans le « tout le monde », alors ils peuvent être présents comme une « simple » minorité de plus.
44. Le document consultatif produit par le Women and Equality Unit au Royaume-Uni, Égalité et diversité : passer à l’acte31, déclare : « Nous devons aller au-delà de l’idée selon laquelle les lois contre les discriminations visent seulement à protéger les groupes minoritaires, aussi important que cela soit. Elles visent désormais en grande partie à accorder une protection à tout le monde ». Tout le monde ici a besoin de protection, pas seulement les groupes minoritaires. Ainsi, tout le monde est victime de discrimination. Être une couleur parmi d’autres revient à affirmer être une victime de discrimination parmi d’autres. Nous devons lire avec la plus grande attention cette neutralisation des hiérarchies. La déclaration « Je suis/nous sommes une personne de couleur » comporte bien, dans sa forme même, le « aussi » mis entre parenthèses. Le « aussi » évoque souvent un pronom, même quand le pronom n’est pas utilisé : l’acte de langage prend la forme d’un « moi aussi », ou d’un « nous aussi ». Moi aussi, j’ai souffert ; nous aussi, nous avons souffert. Tout se passe comme si le sujet blanc souffrait d’être « exclu » de ce qui est mis en place pour gérer les effets du privilège blanc.
45. Ainsi, même si le discours du « nous sommes de toutes les couleurs » ne prend pas nécessairement la forme d’un discours de la blessure, il réunit les conditions d’usage d’un tel discours : dès lors, tout le monde peut être blessé, tout le monde peut être victime de discrimination, de racisme même, quelle que soit sa couleur. Dans le fascisme, l’argument est plus fort encore : le sujet blanc est celui qui est blessé par les autres et a besoin d’être protégé des autres. L’argument est désormais que les corps blancs sont blessés tout comme les autres corps, et ont besoin d’être protégés au même titre que les autres. La déclaration « nous sommes aussi de couleur » rend dès lors possible la disparition du privilège de la blanchité, ou la disparition de l’axe vertical – la façon dont les corps blancs ne sont pas simplement placés horizontalement aux côtés d’autres corps. Traiter les corps blancs « comme si » ils étaient des corps à côté d’autres corps revient à imaginer que nous pouvons défaire l’axe vertical de la race en déclarant simplement être « aux-côtés-de ».
46. Je ne peux m’empêcher d’être troublée quand j’affirme que ces déclarations sont non-performatives. Il est un peu présomptueux de ma part de critiquer les études sur la blanchité, voire les « études critiques sur la blanchité » alors que j’ai « admis » être étrangère à ce champ de recherche. Où dois-je me situer dans cette critique ? On serait en droit de me rappeler que j’élabore des programmes d’égalité raciale dont mon université se sert pour évaluer ses bonnes performances. La critique que je propose, en tant que féministe noire, est une critique d’une chose dans laquelle je suis impliquée, dans la mesure où le racisme structure l’espace institutionnel depuis lequel je produis cette critique, et les conditions mêmes à partir desquelles je la produis. Face à l’ampleur de notre « implication », notre question pourrait devenir : l’antiracisme est-il impossible?
47. Étant donné que les mouvements politiques noirs, quels qu’ils soient, se sont efforcés de s’opposer à la « force » actuelle du racisme, se demander si l’antiracisme est possible semble absurde, et pourrait même apparaître comme une négation de la capacité d’agir politiquement, en tant que fait historique. Or il est certain que l’engagement contre le racisme a « fait des choses » et continue à « en faire ». N’oublions pas qu’être contre quelque chose, c’est précisément ne pas être en position de transcendance : c’est, après tout, être en relation intime avec ce contre quoi on lutte. Être anti-« ceci » ou anti-« cela » n’a de sens que si « ceci » ou « cela » existe. « Être contre », avec toutes les incohérences inhérentes, peut même nous aider à nous rappeler que le travail critique ne revient pas à transcender l’objet de notre critique; en effet, il se pourrait bien que la critique dépende de cette non-transcendance.
48. Notre tâche pourrait donc être de critiquer le présupposé selon lequel être contre le racisme revient à transcender le racisme. Je ne suivrai donc pas les critiques qui, comme Paul Gilroy, suggèrent que pour éviter la réification de la race l’antiracisme doit aller au-delà de la race (2000, 51-53). Tout en étant très sensible à la logique de cet argument, j’estime que nous ne pouvons pas nous passer de la race, tant que la race n’est pas « du passé ». Le racisme fonctionne en produisant la race comme si elle était une propriété des corps (essentialisme biologique) ou des cultures (essentialisme culturel). La race existe comme un effet d’une histoire du racisme qui est une histoire du présent. Des catégories telles que les Noirs, les Blancs, les Asiatiques, les métis, etc. ont une vie, mais elles n’ont pour ainsi dire pas de vie « propre ». Elles ne deviennent des objets fétiches (le noir existe, le blanc existe) qu’à condition d’être coupées de l’histoire du travail et de l’histoire de la circulation et des échanges. Ces catégories sont des effets et elles génèrent des affects : être perçu comme appartenant à telle ou telle catégorie conditionne ce que nous pouvons faire, même si cela ne détermine pas entièrement notre ligne de conduite. Penser au-delà de la race dans un monde profondément raciste est au mieux une forme de pensée utopiste, au pire une forme de néolibéralisme : c’est imaginer que nous pourrions dépasser la race, en renforçant l’illusion selon laquelle les hiérarchies sociales se défont dès lors que nous « perçons à jour » leur fonctionnement (voir aussi l’article de Haggis dans ce numéro32).
49. J’estime qu’il nous incombe de poursuivre le travail sur la base de l’activisme noir et des études noires, qui montrent comment le racisme agit en façonnant la surface des corps et des mondes. Je ne dis pas que comprendre le racisme nous rendra nécessairement non racistes ou même antiracistes, même si bien sûr j’aimerais parfois que cela soit vrai. Mais la race, comme le sexe, est quelque chose de visqueux. Elle nous colle à la peau. Pour le dire autrement : nous devenons ce que nous sommes selon la façon dont elle nous colle à la peau, même quand nous pensons être « au-delà ». Commencer à vivre avec cette viscosité, la penser, la sentir, la réaliser, c’est créer un espace pour traiter les effets du racisme. Le racisme a des effets, et nous devons mieux les affronter. Il se traduit notamment par l’appauvrissement de la capacité d’agir des sujets, ce qui est une autre façon de décrire les réalités existentielles et matérielles de la race. Vivre avec le racisme, c’est trouver un moyen d’être moins appauvri par ses effets. Il ne s’agit pas de voir dans le racisme l’origine de tout, ce qui reviendrait à créer une nouvelle métaphysique de la race. Le racisme est une façon de décrire des histoires de lutte qui se reproduisent avec force au fil du temps et qui ont produit la substance même, ou la matière, de ce que nous appelons improprement la « race ».
50. On pourrait voir là un argument sur la performativité de la race, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la race est performative au sens où l’entend Judith Butler (1993)33 : la race en tant que catégorie est créée par sa réitération dans le temps (la race est un effet de la racialisation). J’ai moi-même plaidé en faveur de cet argument (Ahmed 2002). Mais – et cela peut sembler une tactique plutôt étrange –, j’ai insisté tout au long de cet article sur la non-performativité de l’antiracisme. Si la race est performative et qu’elle est elle-même un effet du racisme, pourquoi l’antiracisme n’est-il pas lui aussi performatif ? L’antiracisme n’est-il pas une forme de « trouble dans la race »34 qui est performatif en ce sens qu’il « expose » la performativité de la race et, en citant les termes du racisme (par exemple « blanc »), leur permet d’acquérir de nouvelles significations ? Je pense que la possibilité d’une « exposition » de la performativité de la race ne fait pas de l’« antiracisme » un performatif, comme peut l’être un acte de langage. Comme je l’ai indiqué dans mon introduction, j’utilise ici la performativité au sens d’Austin, c’est-à-dire comme une catégorie particulière de discours, où l’énonciation d’une phrase est « l’accomplissement d’une action » (1975, 6). Dans ce type de discours, dire c’est faire : non pas que l’énoncé conduise à une certaine action, mais l’énoncé, au moment même où il est prononcé, est une action. Il est important de noter ici que, pour Austin, la performativité n’est pas la qualité d’un signe ou d’un énoncé ; elle ne réside pas dans le signe, comme si ce dernier était magique. Pour qu’un énoncé soit performatif, certaines conditions doivent être remplies ; lorsqu’elles le sont, le performatif est heureux. Ce modèle introduit une catégorie de « performatifs malheureux » : des énoncés qui « feraient quelque chose » si les bonnes conditions étaient remplies, mais qui n’accomplissent pas cette action car ces conditions n’ont pas été remplies.
51. Je m’empresse d’ajouter qu’à mon avis, la performativité est devenue plutôt banale et surinvestie dans les écrits universitaires. Il semble que presque tout soit performatif, la performativité étant utilisée comme un moyen d’indiquer que quelque chose est « mis au monde » par la parole, la représentation, l’écriture, le droit, la pratique ou le discours. Je critique en partie cette « banalisation » de la performativité, ainsi que la manière dont la performativité en tant que concept peut être utilisée de façon à « oublier » qu’elle dépend de la répétition de conventions et d’actes d’autorisation préalables (voir Butler 1997). Je suggère également que la logique selon laquelle le discours « donne naissance à des choses » (en tant que forme d’action positive) a ses limites : en effet, l’affirmation selon laquelle « dire c’est faire » peut évacuer le fait que la parole ne suffit pas pour l’action, et elle peut même se substituer à l’action.
52. C’est pourquoi mon intérêt pour la non-performativité de l’antiracisme m’a conduit à examiner comment les énoncés ne sont pas toujours des actes, ou, pour le dire plus clairement, à montrer comment l’investissement dans le fait de dire – comme si dire était agir – peut en fait amplifier le racisme plutôt que le remettre en question. Implicitement, j’ai critiqué, sans l’expliciter directement, l’affirmation selon laquelle l’antiracisme est performatif. À mon sens, les six déclarations de blanchité que j’ai analysées fonctionnent comme des revendications implicites de la performativité de l’antiracisme. La prétention à la performativité de l’antiracisme présuppose qu’« être anti » renvoie à une position transcendante, et que se déclarer comme étant quelque chose montre que l’on n’est pas la chose que l’on déclare être. On pourrait supposer que le discours qui consiste à se déclarer (blanc·he, éduqué·e, ou raciste) « fonctionne » car il fait naître le sujet ou l’institution non-raciste ou antiraciste. Certes, aucune des affirmations sur lesquelles j’ai mené mon enquête ne fonctionne comme une simple affirmation : aucune d’entre elles ne dit « je/nous ne suis/sommes pas raciste/s » ou « je/nous suis/sommes antiraciste/s » comme s’il s’agissait d’une action. Il s’agit de déclarations plus complexes, d’une forme très spécifique : après avoir défini le racisme d’une certaine façon, elles impliquent que « je ne suis pas » ou « nous ne sommes pas » cela.
53. Ce n’est donc pas que ces discours disent « nous sommes antiracistes » (et le fait de le dire nous rend ainsi) ; ils disent plutôt « nous sommes ceci », et le racisme est « cela », donc en étant « ceci » nous ne sommes pas « cela », où « cela » serait raciste. Donc, en disant que nous sommes racialisés en tant que blancs, nous ne sommes pas racistes, car le racisme opère à travers la nature non marquée de la blanchité ; ou bien, en disant que nous sommes racistes nous ne sommes pas racistes, car les racistes ne savent pas qu’ils sont racistes ; ou bien, en exprimant un sentiment de honte vis-à-vis du racisme nous ne sommes pas racistes, car les racistes n’ont pas honte ; ou bien, en disant que nous assumons notre identité raciale, une identité positive dans la mesure où elle implique un engagement contre le racisme, nous ne sommes pas racistes, car les racistes sont malheureux ; ou bien en faisant notre autocritique sur le racisme nous ne sommes pas racistes, car les racistes sont ignorants ; ou enfin, en disant que nous existons à égalité avec les autres nous ne sommes pas racistes, car les racistes se considèrent comme supérieurs aux autres, etc.
54. Ces déclarations fonctionnent comme des revendications de performativité plutôt que comme des performatifs : à travers elles on prétend que la déclaration de blanchité met en place les conditions dans lesquelles le racisme peut être transcendé, ou du moins dans lesquelles son pouvoir peut être diminué. Prétendre faire de ces déclarations des formes d’action politique reviendrait à surestimer le pouvoir de la parole, voire à performer le privilège même que ces déclarations entendent abroger. Le mode déclaratif, en tant que moyen de faire quelque chose, implique un fantasme de transcendance dans lequel « ce » qui est transcendé est la chose même « avouée » dans la déclaration : pour le dire simplement, si nous admettons être mauvais, alors nous montrons que nous sommes bons (voir aussi l’article de Hill et Riggs dans ce numéro)35. C’est donc dans ce sens précis que j’ai fait valoir que l’antiracisme n’est pas performatif. On pourrait même dire que le discours antiraciste dans un monde raciste est un performatif « malheureux » : les conditions ne sont pas réunies pour que ce « dire » puisse « faire » ce qu’il « dit ».
55. Notre tâche n’est pas de répéter un discours antiraciste dans l’espoir qu’il acquière une certaine performativité. Nous ne devons pas non plus nous satisfaire des « termes » du racisme, ni espérer qu’ils acquièrent de nouvelles significations, ni même chercher de nouveaux termes. L’antiracisme exige au contraire un travail beaucoup plus soutenu, nécessitant de travailler avec le racisme comme avec une réalité permanente de notre temps. L’antiracisme exige des interventions dans l’économie politique de la race et dans la manière dont le racisme distribue inégalement les ressources et les capacités. Cette répartition inégale affecte également l’économie de la parole : qui peut dire quoi, à propos de qui, et où. Nous devons tenir compte de l’étroite relation qui existe entre les privilèges et notre travail, même quand celui-ci porte sur les privilèges.
56. Vous ne serez peut-être pas surpris d’apprendre que la réaction de personnes blanches à cet article a été de poser la question : « mais que doivent faire les Blancs ? » Cette question n’est pas forcément mal intentionnée, même si elle se focalise à nouveau sur la capacité d’agir des blancs, comme si c’était leur absence, et non leur présence, qui fondait un espoir de changement. Cette question revient constamment face à un discours sur le racisme et le colonialisme : je n’oublierai jamais qu’après un exposé sur la génération volée36 la première question posée a été : « mais que pouvons-nous faire ? ». Le besoin d’action est compréhensible, et complexe ; ce peut être une défense contre le « choc » d’entendre parler de racisme (et le choc de la complicité révélée par le fait même de percevoir ce discours comme un « choc »). Cette réaction peut traduire un besoin de réconciliation afin de se remettre du passé (le désir de se sentir mieux) ; elle peut consister à rendre public son jugement (« ce qui s’est passé était mal ») ; ce peut être une expression de solidarité (« je suis avec vous »), ou simplement une façon d’aller vers un avenir plus ouvert (en reformulant: « qu’est-ce qui peut être fait ? »). Mais la question peut, dans tous ces cas, faire obstacle à l’écoute. En passant du présent au futur, elle peut aussi s’éloigner de l’objet de la critique, ou placer le sujet blanc « en dehors » de cette critique au moment même où il l’écoute. En d’autres termes, le désir d’agir, d’avancer, voire de passer à autre chose, peut empêcher le message de « passer ».
57. Pour que ce travail de dénonciation du racisme soit reçu par les sujets blancs, il faut qu’ils habitent la critique, dans sa temporalité longue, et qu’ils reconnaissent, dans ce monde dont la critique offre une nouvelle description, le monde dans lequel ils vivent. Le désir d’agir de manière non-raciste ou antiraciste lorsque l’on entend parler de racisme peut, selon moi, servir de défense pour ne pas entendre la manière dont le racisme implique des sujets, c’est-à-dire façonne les espaces habités par les sujets blancs dans le présent en train de se faire. Ce genre de question peut même permettre au sujet blanc de réapparaître en tant qu’agent face à la dénonciation du racisme en disant « je ne suis pas comme cela » (les racistes dont vous parlez), en guise d’expression de « bonne foi ». Le désir d’agir, ou même le désir d’être considéré comme un bon sujet blanc antiraciste, n’est pas toujours une forme de mauvaise foi, c’est-à-dire qu’il n’implique pas nécessairement la dissimulation du racisme. Mais une telle question laisse trop vite de côté la dénonciation du racisme et « risque » ainsi cette dissimulation par le « retournement » même du discours qu’elle opère.
58. Je m’expose évidemment au risque de me voir reprocher de produire une critique « inutile » puisque je ne prescris pas ce que devraient être les études antiracistes sur la blanchité, et ne suggère rien sur « ce que les blancs peuvent faire ». J’accepte volontiers ce risque. En même temps, je pense qu’il est clair que ma critique de la « blanchité antiraciste » est prescriptive. Après tout, je soutiens que les études sur la blanchité, même sous leur forme critique, ne devraient ni avoir pour but de proposer une nouvelle description du sujet blanc comme antiraciste, ni se constituer en une forme d’antiracisme, ni créer les conditions de l’antiracisme. Les études sur la blanchité devraient plutôt porter sur les formes de racisme et de privilèges blancs qui ne sont pas déconstruits et qui risqueraient au contraire d’être répétées et renforcées par des déclarations de blanchité ou par la reconnaissance du privilège en tant que tel.
59. Ce faisant, il est important que je ne me précipite pas pour « habiter » un « au-delà » du travail de révélation du racisme, dans la mesure où ce racisme structure le présent que nous habitons de manière différenciée. Il est certes toujours tentant de conclure en exprimant un espoir politique. C’est cet espoir qui rend possible le travail critique, car sans espoir l’avenir serait décidé par avance et il n’y aurait plus rien à faire. Il est peut-être temps de « retourner » au « renversement » effectué par les études sur la blanchité, en se demandant vers quoi d’autre pourrions-nous nous tourner. Si les « études sur la blanchité » se tournent vers le privilège blanc comme ce qui rend possible et soutient les déclarations de blanchité, alors cela ne signifie pas seulement se tourner vers le sujet blanc, ce qui équivaudrait à un narcissisme de perpétuel retour à soi. Au contraire, les études sur la blanchité devraient comporter au moins un double tournant : se tourner vers la blanchité, c’est à la fois se tourner et se détourner des corps auxquels ont a accordé la capacité d’agir et de se mouvoir du fait même de ce privilège. En d’autres termes, la tâche des sujets blancs serait de rester impliqués dans ce qu’ils critiquent, mais tout en se tournant vers leur rôle et leur responsabilité dans l’histoire du racisme, en tant qu’histoire du présent – de se détourner d’eux-mêmes pour aller vers les autres. Ce « double tournant » n’est pas suffisant, mais il permet de dégager un terrain sur lequel le travail de dénonciation du racisme pourrait fournir les conditions d’un autre type de travail. Pour l’instant, nous ne savons ni quelles sont ces conditions, ni même si nous serions en mesure de les reconnaître.
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