La lutte contre les discriminations est à l’ordre du jour. Sarkozy en a fait l’un de ses thèmes fétiches, jouant habilement sur la notion controversée de « discrimination positive ». Analyse d’un chercheur, extraite du n° 52 de Mouvements. 

Il n’aura échappé à personne que Nicolas Sarkozy a fait de la « discrimination positive » son cheval de bataille pendant ses passages successifs au ministère de l’intérieur, puis pendant la campagne présidentielle. Ce thème lui a même servi de critère de distinction face à Chirac et Villepin, tous deux farouchement hostiles à ce « concept pernicieux » d’importation et « contraire à la tradition républicaine » comme le qualifie l’ancien président dans un livre paru en plein cœur de la campagne |1| .

Véritable trademark pour le candidat devenu président, la proposition fétiche incarne à elle seule le système Sarkozy : brouiller les repères idéologiques, flouter les balises, combiner les répertoires politiques pour additionner les électorats, mais surtout construire un nouveau programme expurgé du carcan des héritages programmatiques. En cela, le tour de force Sarkozy a été de piquer le concept de la lutte contre les discriminations à la gauche. Il faut dire que celle-ci lui a laissé le terrain avec une certaine désinvolture. S’engouffrant dans la brèche, l’appareil idéologique de la droite s’est emparé du nouveau terrain de jeu. Voilà enfin une possibilité de parler des inégalités tout en conservant l’économie du capitalisme concurrentiel. Giscard avait bien contesté à Mitterand le monopole du cœur, mais le racket manquait de conviction. Le programme de la gauche rimait encore avec transformation sociale. Quelques décennies plus tard, la mue est achevée et la droite vient disputer le terrain de l’injustice à une gauche tétanisée.

La recension des prises de positions publiques, de rapports officiels, de négociations conduites par les milieux patronaux ne laisse pas de doute : l’anti-discrimination est de droite, ses hérauts portent la parole dans les médias, et la gauche avance à reculons, concédant le diagnostic d’une société traversée par le sexisme, le racisme et l’homophobie pour aussitôt brandir le spectre du communautarisme. Quand les partenaires sociaux discutent de la « diversité dans l’entreprise », c’est à l’initiative du Medef et les syndicats s’interrogent sur l’agenda caché du patronat. Mais comment en est-on arrivé là ?

La gauche lâche le terrain des discriminations

Souvenons nous, Jospin arrive à Matignon en 1997 en pleine année européenne contre le racisme. Profitant des financements européens, les syndicats diligentent des études sur le racisme dans l’entreprise, et singulièrement dans les sections syndicales, en réponse aux remontées de terrain préoccupantes. D’autres recherches viennent s’ajouter et confirment le diagnostic : le racisme est prégnant, mais essentiellement sous une forme banale, domestiquée, intégrée aux pratiques ordinaires. Le terme de discrimination convient le mieux à ce continent resté invisible et qui amorce son coming out. Mouvements titre son 4e numéro « le modèle français de discrimination » en 1999. La question sociale découvre une question raciale enfouie dans les plis de ses certitudes.

Parallèlement, le modèle d’intégration qui fournissait la grammaire appliquée aux rapports sociaux ethniques et de « race » est contesté. Sa crise ouverte depuis une vingtaine d’année l’expose il est vrai à des charges de plus en plus violentes, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat puisque en octobre 1998, Martine Aubry, alors ministre de la Solidarité et du Travail, annonce l’abandon de l’intégration comme politique et horizon pour la société française sans autre forme de procès. Le gouvernement Jospin remplace la politique d’intégration par la lutte contre les discriminations, sur fond de concurrence entre Chevènement et Aubry pour assurer le cadrage de la nouvelle politique : contre le modèle républicain ou pour sa rénovation ? Le processus est contesté à plusieurs niveaux.

Au sein du gouvernement, le choc entre les options républicaines et les avancées de multiculturalisme soft se solde au désavantage du second. Lors de la grande messe des « Assises de la citoyenneté » (le nom lui-même traduit bien l’option choisie) en mars 2000 qui devait installer la politique gouvernementale contre les discriminations, Jospin douche les théoriciens de la rupture. Pressé par le GELD (Groupe d’Etudes et de Lutte contre les Discriminations) de lever les restrictions de nationalité imposées dans l’accès à de nombreuses professions libérales et les métiers de la fonction publique ou para-publique, la réponse du Premier ministre aura été on ne peut plus claire : qu’ils se naturalisent.

Sur le front des partenaires sociaux, les syndicats temporisent.

L’inscription de la lutte contre les discriminations dans le droit du travail engage des modifications profondes de la conception des routines et des procédures, sans parler de l’action syndicale en tant que telle. Dans l’immédiat, les syndicats et leurs conseils juridiques se mobilisent sur les cas de discrimination … syndicale. Avec succès. Les contentieux pour discrimination à raison du sexe ou de l’origine ethnique et raciale sont rares. Le manque d’expérience, sans doute, mais surtout une méfiance à l’égard d’une construction des rapports de et au travail qui fait émerger des composantes problématiques de l’identité sociale des salariés.

Les syndicats ne présentent du reste pas un front homogène. La CFDT s’est très tôt engagée sur le terrain des discriminations raciales et si les actions concrètes restent limitées, le fonds idéologique est favorable. La CGT et FO gardent une position prudente, philosophiquement favorable à la lutte contre les discriminations mais sans stratégie concrète d’application. La conversion des tirades humanistes contre le racisme en stratégie politique bute sur l’absence de référents antérieurs.

Finalement, la meilleure stratégie pour les deux centrales consiste à s’en remettre à une promotion générale des droits des salariés qui ne manquera pas de bénéficier aux plus vulnérables et précaires d’entre eux : les immigrés. Pour résoudre les discriminations raciales, rien de mieux que de lutter contre les inégalités sociales. Pire : la prise en compte trop insistante des discriminations raciales aurait pour effet de faire écran aux véritables contradictions et servirait de cheval de Troie pour attaquer les services publics, déréguler le droit du travail, remettre en question les conventions collectives, …

A front renversé, la gauche politique et syndicale tourne autour des discriminations ne sachant pas comment prendre la roue sans perdre ses fondamentaux. Le problème n’est pas seulement tactique, bien que la stratégie de contrer la droite en prenant systématiquement son contre-pied ne soit pas étrangère aux choix opérés dans ce domaine, comme dans bien d’autres. Le fonds doctrinaire hérité du marxisme hexagonal ne fournit pas de clé opérationnelle pour accommoder la question des rapports sociaux ethniques et de « race » dans le logiciel de la gauche. Tout d’abord, la hiérarchisation des contradictions du capitalisme dans une théorie unifiante et totale conduit à subordonner les dominations sexistes ou racistes à la lutte des classes. Dans une pensée qui ne conçoit pas le pluralisme des formes d’inégalité mais les présente en concurrence pour la détermination des racines historiques de l’exploitation et de l’aliénation, le sexisme et le racisme occupent une fonction auxiliaire, utiles dans le système capitaliste pour allouer des positions inférieures, mais dotés d’un faible pouvoir explicatif. De plus, les luttes féministes ou antiracistes ont souvent été conçues comme concurrentes des formes canoniques de transformation sociale menées par le mouvement ouvrier. Les théories de la fragmentation de la classe ouvrière ont été si souvent mobilisées pour disqualifier les luttes autonomes. Cette défiance s’étend à toute forme de théorisation partielle dont il faut penser l’articulation pour reconstituer une vision globale du système économique et politique.

Or la caractéristique principale de la théorie des discriminations est qu’elle s’inscrit dans des théories enchâssées sans prétendre livrer une théorie totale de la société. Sa traduction politique est décevante pour les adeptes du grand soir : c’est une stratégie des petits pas pour faire basculer des siècles de suprématie blanche et européenne, et des millénaires d’ordre patriarcal. Elle s’appuie sur une déconstruction patiente et pragmatique des systèmes d’action, lois, politiques, procédures, normes et jugements pour faire émerger le prisme raciste et sexiste et transformer les pratiques (à défaut de modifier les images mentales et réduire les préjugés). Sur ce plan, la gauche est loin d’avoir accompli son aggiornamento malgré les discours volontaristes et pétitions de principe. Mais le problème principal avec la lutte contre les discriminations du point de vue des tactiques politiques est qu’elle s’acclimate très bien à une politique de droite.

La droite découvre la discrimination positive

À quand remonte l’intérêt de Sarkozy pour la discrimination positive ? Une chronologie aiderait à tracer la circulation des concepts, leur réappropriation jusqu’à leur inclusion dans la boîte à outil de l’UMP. La première sortie publique de Sarkozy sur la discrimination positive remonte à sa fameuse prestation à l’émission « 100 minutes pour convaincre » le 20 novembre 2003. À cette occasion, il dresse un constat de l’échec de l’intégration, évoque le lien entre immigration et délinquance et avance que le recours à la discrimination positive sur un modèle américain pourrait être efficace. À cette occasion il annonce également la nomination d’un « préfet musulman ». Le paquet est complet, la critique de gauche assurée : Sarkozy flatte le communautarisme (Malek Boutih et François Hollande). Le pattern qui va s’imposer se met en place immédiatement grâce au sens politique infaillible des deux contradicteurs : la droite parle de lutte contre les discriminations, c’est donc que la stratégie est en soi porteuse de valeurs contradictoires avec la justice sociale. L’anti-discrimination fait ainsi partie des dommages collatéraux de la résistible ascension du président.

Pour la gauche, la discrimination positive est systématiquement associée aux États-Unis |2| . Ainsi, Jack Lang et Hervé Le Bras |3| reprennent-ils le couplet du « relent américain et moderne » – sur un registre similaire aux attaques contre la troisième gauche rocardienne – pour mieux disqualifier une politique qui « contribuerait à promouvoir les catégories ethniques » et favoriserait le communautarisme. En ciblant sur les minorités ethniques, la stratégie fait une erreur de casting nous disent-ils. En fait, c’est « le jeune des banlieues (…) qu’on discrimine, plutôt que l’Arabe ou le Musulman, catégories prétextes ». Ouf, les jeunes « Arabes » qui n’ont pas la panoplie et le langage stéréotypé du « 9-3 » peuvent respirer, il ne leur arrivera rien. Que ce ne soit pas du tout ce qu’observent les recherches consacrées à l’accès à l’emploi des jeunes d’origine maghrébine ne perturbe pas outre mesure nos auteurs, concentrés qu’ils sont sur la démonstration que c’est la lutte contre les discriminations qui ethnicise, pas les discriminations elles-mêmes.

La position tactique se construit autour des ambiguïtés de la droite. Ainsi, l’idée même de s’engager dans une politique ciblant les minorités est disqualifiée par l’accumulation de référents contradictoires : respect des droits et promotion de l’égalité, certes, mais aussi clientélisme ciblé en direction de groupes d’intérêt ethnico-religieux, politique préférentielle détachée de toute stratégie globale de réduction des inégalités. La rhétorique de droite contre les discriminations associe solidairement une topique de la justice et de la morale à une stigmatisation des conduites et des comportements (échecs personnels de l’intégration, communautarisme et délinquance). Cette manipulation de codes et de propositions généralement dissociées mais ici rassemblées dans une contradiction assumée rend le décodage du logiciel sarkozien si compliqué. Comme un horoscope bien construit, il permet à chacun de trouver au moins une proposition qui lui convient et, éventuellement, de s’identifier.

Comment Sarkozy justifie-t-il sa défense de la « discrimination positive » ? On trouve les principaux ingrédients utilisés pour prendre la tête d’une droite en pleine refondation : rupture (avec le modèle d’intégration moribond), volontarisme, pragmatisme, libéralisme. Cet extrait de la réponse qu’il fournit au questionnaire CRAN |4| adressé aux principaux candidat-e-s à la présidentielle en fournit l’illustration :

« Il faut transformer les égalités virtuelles en égalités réelles et ne plus se limiter à des principes comme le font, à certains égards, les défenseurs de notre modèle traditionnel d’intégration. C’est pour cela que je suis favorable à une discrimination positive à la française, celle qui nous permet à la fois de ne pas renier nos principes républicains (en la fondant sur une base territoriale) et de prendre le taureau par les cornes (en promouvant des modèles positifs et méritants). »

Il développe plus loin une topique multiculturaliste un peu surprenante qui confirme le tableau compliqué et composite du sarkozysme : « Nous ne ferons pas comprendre que la différence n’est pas un risque, mais au contraire une chance, tant que nous ne serons pas capables d’intégrer dans notre communauté de vie, ceux de nos concitoyens qui sont discriminés. » Le site de campagne de l’ancien candidat décline dans une entrée « discrimination positive » ses différentes prises de position et propositions. Il y développe une position qui rabat la discrimination positive sur les politiques habituelles de redistribution fondées sur des critères territoriaux. Il se dit même viscéralement hostile à une « discrimination positive sur critères ethniques qui serait la négation de la République ». Conscient des effets négatifs de la formule dans l’opinion publique, Sarkozy propose de la remplacer par le “volontarisme républicain”. Au finale, les discours mélangent sciemment différents registres, se font critiques envers le modèle d’intégration, puis conformes à un républicanisme de facture traditionnelle.

Les actes eux montrent une absence totale de ligne politique avec des décisions clientélistes chocs, comme celle de la nomination « d’un préfet musulman » (au mépris donc de son engagement à ne pas utiliser de « critères ethniques », quoique la religion n’entre peut-être pas dans sa définition de l’ethnique) ou ses tentatives de séduction simultanée des électorats juifs et musulmans. Sur la discrimination, comme pour le reste de ses engagements politiques, Sarkozy est passé maître du registre compassionnel, construisant la figure de la victime et exploitant politiquement la souffrance sans considérer ses racines profondes.

On ne peut, cependant, complètement éliminer l’hypothèse d’un engagement réel contre les discriminations frappant les minorités installées et légitimes. Si la phrase choc du ministre Hortefeux qui déclare « je suis le ministre des immigrés légaux » |5| pour justifier sa politique d’expulsion est un artifice, le bargain entre une politique d’immigration restrictive et une lutte résolue contre les discriminations connaît des précédents historiques. La Grande-Bretagne a ainsi vu simultanément le vote d’une des lois d’immigration les plus ouvertement sélectives sur l’origine ethnique et raciale et la mise en place avec le Race Relation Act en 1976 d’une des législations anti-discrimination pionnière en Europe.

Mais l’intérêt de la droite pour la lutte contre les discriminations ne peut se lire exclusivement sous un angla tactique. Il tient avant tout à l’adaptabilité de l’égalité des chances aux théories du libéralisme économique. Avec cette thématique, la droite a trouvé le moyen de réconcilier profits et morale ou, pour reprendre le langage des ressources humaines, d’assurer la responsabilité sociale des entreprises.

Les entreprises pour la diversité

Lancée le 22 octobre 2004 par 35 chefs d’entreprise, la charte de la diversité reprend l’une des propositions du rapport de Yazid Sabeg pour l’Institut Montaigne, think tank du patronat présidé par Claude Bébéar. L’institut lui-même est partie prenante de la rédaction de la charte avec l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées). Après son lancement, la charte continue à être signée par de nouvelles entreprises et son « déploiement » – pour reprendre le terme utilisé dans sa présentation – est coordonné par IMS-Entreprendre pour la cité, regroupement d’entreprises présidé par Claude Bébéar. Sont associées au « déploiement » Alliances (association d’entreprises), l’ANDCP (Association Nationale des Cadres et Directeurs de la fonction personnel), le CJD (Centre des Jeunes Dirigeants), le Medef, des administrations, et enfin les deux agences publiques en charge de la politique d’intégration, le FASILD, devenu l’Acsé, et de lutte contre les discriminations (la Halde). La charte est aujourd’hui signée par plus de 1500 entreprises. Les réseaux constitués autour de la charte de la diversité se retrouvent également autour de plusieurs projets EQUAL financés par la Commission européenne.

La personnalité de Claude Bébéar, ancien dirigeant d’Axa, fréquemment présenté comme un des « parrains » du capitalisme français, revient souvent dans la plupart des structures à l’origine de la mobilisation des entreprises. Il faudrait analyser plus en détail ses motivations pour comprendre ce qui l’amène à déclarer en août 2002 à l’université d’été du Medef à propos de la baisse de la natalité en Europe que la « race blanche commet un suicide », tout en se faisant le chevalier blanc de la promotion des minorités non blanches quelques années plus tard |6| .

L’offensive des milieux de l’entreprise est partie principalement de l’Institut Montaigne qui publie, en deux ans, trois rapports traitant du thème des discriminations et de la diversité : « Les oubliés de l’égalité des chances » (Y.Sabeg et L.Méhaignerie) en janvier 2004 ; « Ni quotas, ni indifférence : les entreprises et l’égalité positive » (L.Blivet) en octobre 2004 et « Ouvrir les grandes écoles à la diversité » en janvier 2006. Durant la même période, les rapports officiels se multiplient et dessinent une stratégie politique contre les discriminations dans le domaine de l’emploi, tout en installant le concept de « diversité » en complément ou en substitution à celui des discriminations. Dans une liste non exhaustive, on relève le Rapport Bébéar « Des entreprises aux couleurs de la France », remis au premier ministre en novembre 2004 ; celui de Begag « La République à ciel ouvert », remis au ministre de l’Intérieur en décembre 2004 ; le rapport Versini « la diversité dans la fonction publique », remis au ministre de la fonction publique et de la réforme de l’État en décembre 2004 et le Rapport Fauroux « La lutte contre les discriminations ethniques dans le domaine de l’emploi » remis au ministre de la cohésion sociale en juillet 2005.

Cette montée en puissance de l’expertise de la décision publique relaie une acculturation rapide du milieu des entreprises |7| . On ne compte plus les clubs d’entreprises, les consultants, les pépinières, les organismes de formation, les associations professionnelles qui se positionnent sur la lutte contre les discriminations et la promotion de la diversité. Le marché est en devenir, les structures balbutiantes, l’espace réglementaire encore flou et peu contraignant : c’est le moment d’investir. Le terrain avait été préparé par les développements de la « RSE » (Responsabilité Sociale et Environnementale) et de la création des « responsables diversité ». Nombre d’entre eux (d’entre elles d’ailleurs, la lutte contre les discriminations étant majoritairement une activité féminine dans l’organigramme des entreprises) avaient auparavant en charge le développement durable.

Une autre caractéristique des entreprises pionnières en matière de diversité est leur appartenance à de grands groupes internationaux où les standards nord-américains ou britanniques tendent à s’imposer. Les responsables des ressources humaines de ces grands groupes sont informés des cadres posés par les politiques d’equal opportunities, notamment des plans d’égalité, du monitoring des progrès réalisés, de la délivrance de tableaux de bord annuels montrant la place des groupes protégés par ces programmes (femmes, minorités ethniques ou raciales, peuples autochtones, personnes handicapées dans la plupart des cas). On observe dès lors une sorte d’imprégnation culturelle qui se répercute sur les pratiques en France et explique la facilité avec laquelle le répertoire de la lutte contre les discriminations a été approprié par les milieux de l’entreprise, contrairement aux milieux syndicaux.

Le rôle des associations professionnelles des responsables de ressources humaines, et en particulier de l’ANDCP déjà citée, est également déterminant. L’implication de l’association dans la formalisation d’un « label diversité » assure la diffusion à ses membres des standards et normes de l’anti-discrimination. Les revues professionnelles, nombreuses dans le domaine du management et des ressources humaines, assurent une couverture constante du thème de la diversité. Dossiers et fiches méthodologiques diffusent une culture pratique des stratégies anti-discriminatoires appliquées à l’entreprise. On trouve, en partie, l’équivalent dans le milieu professionnel des travailleurs sociaux, mais avec sans doute moins de démonstrations appliquées et plus de discours moraux.

L’engouement des entreprises pour la diversité peut s’interpréter de bien des façons. On peut commencer par la piste de l’intérêt bien compris dans un contexte de vieillissement de la population et de rareté de la population active à moyen terme. Se priver des « talents » des minorités est un gâchis d’autant plus préjudiciable qu’il va falloir de toute façon recruter. Or, si la politique d’immigration tente d’augmenter la proportion d’immigrés hautement qualifiés, les objectifs du gouvernement sont de privilégier la main-d’œuvre nationale. Pour ne pas dépendre de l’ajustement de la main-d’œuvre immigrée, il faut donc restaurer l’employabilité des descendants des vagues précédentes.

Une autre piste à suivre est celle de l’anticipation d’éventuels procès retentissants pour discrimination et des contraintes légales à venir. Dans la perspective de plaintes potentiellement coûteuses si l’entreprise est condamnée, aussi bien d’un point de vue financier qu’en termes d’image, celle-ci prend les devants en s’engageant dans des programmes de promotion de la diversité. La signature de la charte constitue une bonne solution à court terme. Mettre en place des actions de formation, s’impliquer dans des projets européens, si possible avec une association antiraciste, créer un poste de chargé-e de la diversité, répondre au questionnaire de la Halde sur les bonnes pratiques des entreprises : le vade-mecum de l’entreprise citoyenne non discriminante est facile à tracer. Du reste, c’est devenu une spécialisation pour de nombreux cabinets de consultants qui font la préparation à la diversité une activité extrêmement lucrative et pas si compliquée puisque, pour l’essentiel, il s’agit d’appliquer des recettes éprouvées aux États-Unis, au Canada ou en Grande-Bretagne. Lire l’anglais est l’investissement principal. Grâce à ces actions, l’entreprise pourra toujours arguer de sa bonne vo
lonté si un procès lui est intenté, comme en témoigne la ligne de défense suivie par l’Oréal et par Adecco dans l’affaire les opposant à SOS Racisme. La jurisprudence montre que de ces précautions offrent de bons retours sur investissements.

Une autre interprétation, complémentaire plus que contradictoire, consiste à prendre au sérieux les critiques adressées par plusieurs think tank patronaux au système de formation français, et notamment à la reproduction des élites sur elles-mêmes. L’omniprésence du mâle blanc dans les conseils d’administration des grandes entreprises et parmi les premiers et seconds niveaux de la hiérarchie d’encadrement illustre ce que Bourdieu et Passeron avaient stigmatisé en leur temps comme les héritiers. Le phénomène s’est même aggravé avec la sortie des trente glorieuses et de la fenêtre de mobilité sociale sans précédent ouverte à l’occasion. Année après année, les grandes écoles n’en finissent plus de fournir des bilans accablés de sur-représentation aux scores brejneviens d’étudiants issus de familles à capitaux sociaux et culturels maximaux. Le déterminisme social atteint une sorte d’absolu qui réjouit le sociologue. Difficile de faire plus didactique sur les véritables mécanismes de la sélection méritocratique : une âme bien née, des investissements en conséquence et le maroquin dans une entreprise du CAC40 est assuré. Curieusement, cette auto-reproduction des élites pose plus de problèmes aux cercles dirigeants qu’à la gauche républicaine. Une explication, qui en vaut une autre, tient au dogme d’une concurrence libre et non faussée mis à mal par le principe méritocratique (complètement pipé par l’inégale répartition des capitaux dans les familles que les politiques de redistribution n’écornent qu’à peine et qu’un système de cooptation généralisé achève de verrouiller). Simplifions à l’extrême l’argument. Les héritiers accèdent sans complication aux positions de leurs aînés, au terme d’un parcours tout tracé. Ils squattent les positions de pouvoir comme un dû, mais ce faisant, ne se montrent pas les plus productifs ni, surtout, les plus innovants. La reproduction repose structurellement sur une transmission des modes de commandement. Bref, tout l’opposé de la rupture sarkozienne. Et tout l’opposé aussi des prises de risque qui font le dynamisme de l’entreprise capitaliste.

L’idée de réintroduire de la compétition et donc de l’initiative dans ce ronron élitaire est tentante. Les femmes et les minorités ethniques paraissent très bien placées pour le faire. En effet, outsiders complets dans le système bien rôdé de la suprématie blanche masculine, les exécutifs de haut niveau minoritaires ont été sur-sélectionnés pour en arriver là où ils-elles sont. Le plafond de verre les bloque et il faut rétablir un peu de fluidité pour innerver les strates dirigeantes. Le discours sur les mérites de la diversité s’accorde parfaitement avec ce projet de mise en concurrence du dirigeant blanc avec quelques (pas trop quand même) représentant-e-s choisi-e-s du monde minoritaire. Le partage négocié pour rénover l’exercice managérial en quelque sorte.

On peut aussi formuler une hypothèse provocante et dont la démonstration constitue un programme de recherche au long cours, mais pourquoi pas. La théorie marxiste du racisme rapporte la construction des hiérarchies raciales à la nécessité d’inférioriser pour mieux exploiter, le racisme fonctionnant comme un pourvoyeur d’armée de réserve de prolétaires immigrés et autochtones, tous frappés de l’infériorité raciale et pour cette raison condamnés à occuper les fractions les plus basses de la stratification sociale, générations après générations. Par ailleurs, toujours dans la théorie marxiste, le racisme sert à fracturer la classe ouvrière en créant des frontières artificielles entre les exploités. Il produit une diversion de la véritable contradiction centrale aux sociétés capitalistes, en générant une polarisation sur les clivages raciaux qui prennent dès lors la place des divisions sociales. Proposons ici que le capitalisme moderne n’a plus besoin du racisme pour organiser l’exploitation à l’échelle locale, ce qui n’est sans doute pas vrai à l’échelle globale, comme en témoignent les rapports Nord-Sud. Dans un contexte de marché du travail restructuré autour des services et des productions immatérielles, les frontières raciales ne sont plus nécessaires pour moduler les statuts et organiser la production. Le caractère multiculturel des sociétés du Nord disqualifie la logique racialiste conçue dans le cadre de l’expansion européenne et de la domination des peuples colonisés. Sa réimportation incidente avec les migrations post-coloniales devient embarrassante pour le libéralisme économique. Contre-productives, les discriminations sont dès lors doublement combattues : du point de vue d’une morale publique de l’égalité, relativement indolore et utile pour repositionner l’entreprise au cœur de la cité – et la droite du côté de la justice sociale -, du point de vue d’une rationalité économique menacée par les discriminations.

La lutte contre les discriminations ne constitue sans doute pas le pilier central de la reconversion idéologique de la droite, mais elle offre un bon analyseur de ses principales tendances. Décomplexée, la nouvelle droite – celle de la rupture sarkozyste – vient piocher dans la grammaire de gauche. Avec plus de succès, paradoxalement, parce qu’elle ne cherche pas à théoriser plus loin que la seule évidence d’une égalité des chances d’accès. Foncièrement pragmatique, ce programme s’ajuste parfaitement avec la lutte contre les discriminations qui consiste pour l’essentiel à agir sur les procédures et les pratiques. La gauche, elle, en appelle toujours aux grands principes et attend encore la théorie totale qui replacerait les discriminations ethniques et raciales dans une approche englobante renouant avec l’universalisme messianique de la saga républicaine. Opposant inégalités sociales et discriminations raciales dans un face-à-face mortifère, elle s’obstine à stigmatiser le communautarisme à chaque fois que le modèle républicain est contesté. Jusqu’où ira la gauche dans sa stratégie suicidaire ? Jusqu’à ce qu’elle ait réglé ses comptes avec son passé.


|1| J.CHIRAC , Mon combat pour la France, Odile Jacob, 2007.

|2| Voir D.VIDAL « Discrimination positive : un faux débat à la française », Le Monde Diplomatique, mai 2007.

|3| J.LAND et H.LE BRAS (2006) L’immigration positive, Paris, Odile Jacob.

|4| La réponse complète est disponible sur le site du CRAN : http://www.lecran.org/
On déconseille la lecture de la réponse de la candidate Ségolène Royal, mal informée, elliptique et incohérente.

|5| Métro, 28 septembre 2007.

|6| Contradiction repérée par l’Expansion et mise sur le compte du dédouanement (23 novembre 2004.

|7| Sur le « marché de la discrimination », voir l’article de F.DHUME « De la discrimination du marché au marché de la discrimination », Mouvements, n°49, 2007.