QUESTIONS QUI FACHENT. Une gauche authentique doit-elle se définir comme anticapitaliste ou antilibérale ? Il n’est pas sûr que ces deux adjectifs soient finalement si utiles. 28 septembre 2007.
J’ai l’habitude de dire que la démocratie est une chose trop sérieuse pour qu’on la laisse aux « démocrates de la représentation bourgeoise », que le marché est un mécanisme trop important pour qu’on le laisse aux libéraux ou à la Société du Mont-Pèlerin avec son saint Hayek ! Que le libéralisme politique est trop important pour qu’on le laisse aux libéraux économiques (ils ne sont pas légion traditionnellement dans l’Hexagone) et bien pire encore aux néolibéraux. Et, pour finir, que le capitalisme est une chose trop cruciale pour qu’on le laisse… aux capitalistes.
L’anticapitalisme n’est pas vraiment le fil rouge, tout au plus un fil à couper le beurre. Ni un parti viable, un discriminant sur lequel fonder les alliances depuis la chute du socialisme réel en Russie et en Europe de l’Est et dans le peu ragoûtant hybride chinois qui combine (provisoirement espérons-le) le pire du communisme tyrannique et le pire du capitalisme débridé néo-manchestérien. Il n’est pas non plus un programme praticable à court ou moyen terme, en revanche, c’est une idéologie destinée à se survivre à elle-même, même si elle a perdu toute effectivité, comme aurait dit Hegel. Certes, la colombe paraît voler plus vite dans le vide abyssal du socialisme. J’ai tendance à penser qu’elle ne vole pas du tout.
En revanche, comme culture de base, la « pensée de derrière » (Pascal) que le capitalisme est historique (Wallerstein) et qu’il n’est l’horizon indépassable ou l’air que nous respirons que pour les imbéciles, et qu’il contient les éléments de son dépassement, demeure un discriminant de l’intelligence tout court, si nous appelons cela de l’anticapitalisme, alors cet anticapitalisme a un bel avenir devant lui. Cela ne nous avance pas forcément sur le premier niveau (les partis de la politique) ou le second (le programme), mais cette culture historique et critique est la condition sine qua non.
Les idées fausses ne deviennent jamais des valeurs solides (sauf dans la poche des marchands de divertissement à Hollywood). Pire, elles engendrent l’équivalent de la « vulgar economie ». L’enfer est pavé des « bons sentiments » qui se donnent libre cours dans la politique vulgaire. L’idée que le capitalisme se réduise au marché, que le marché soit le diable, la finance la version moderne des deux cents familles dénoncées par le Front populaire, et que la mondialisation veuille dire simplement davantage de domination que sous la férule de ce bon vieil État nation républicain, conduit tout droit au populisme, c’est-à-dire très vite à des alliances catastrophiques.
Le jeu politique vis-à-vis du capitalisme, je le vois ainsi : s’allier avec le capitalisme cognitif contre le capitalisme industriel ; s’appuyer sur le « communisme du capital » et le bloc émergent du nouveau travail productif pour repenser radicalement la démocratie et la représentation, et construire les rapports Nord/Sud. Nous avons besoin d’une abolition du capitalisme industriel comme nous avons eu besoin d’une abolition du capitalisme esclavagiste. Mais cela va-t-il nous sortir du capitalisme, de tout capitalisme ? Pas sûr, mais il n’y a pas d’autre chemin praticable. Reprendrez-vous une dose de « socialisme réel ? ». Non merci. Tout compte fait, mieux vaut combiner la splendide utopie vivante active de la libération ici et maintenant avec Marx en Californie, plutôt que d’aller chercher Adam Smith à Pékin. C’est de ce côté que de nouvelles combinaisons sont à tenter. Celle du revenu inconditionnel d’existence pourrait bien marquer l’abolition du salariat industriel à laquelle avait rêvé tout le Mouvement ouvrier (jusqu’à la Chartes d’Amiens de la CGT en 1906).
Côté programme, occupons-nous de contrôler davantage la finance que de partir en guerre contre les moulins à vents du marché. Ce n’est pas la réalité complexe des marchés (pluriels) qu’il faut combattre. Ils contiennent même la marche vers la liberté, l’affranchissement de la contrainte au travail (c’est même la seule condition pour que le marché marche). Ce qu’il faut combattre, c’est l’idéologie du monothéisme du marché et tous les bigots de cette idole du forum, avant que celle-ci ne s’effondre dans une succession de crises financières qui effacent les conquêtes des classes moyennes et les ramènent au salariat. La marchandisation du monde ne sera jamais atteinte. En revanche, la croyance dans la toute-puissance, l’infaillibilité des marchés est une stupidité qu’il faut ridiculiser plutôt que de l’ériger en grand ennemi. Occupons-nous plutôt de nous appuyer sur l’écologie politique pour remplacer le développement indistinct par un programme de préservation de la biosphère (qui voudra dire moins de croissance matérielle) et de développement de la noosphère(qui voudra dire un développement humain vertigineux).
Sur le plan des valeurs : pour aller jusqu’au bout de la démocratie radicale, aiguisons la formidable contradiction du capitalisme cognitif : il veut développer, comme nous, la puissance de l’intelligence collective (les nouveaux modèles, comme le peer to peer), qui sont la source hégémonique de la valeur et de la nouvelle accumulation. Mais il prétend multiplier les nouvelles clôtures des droits de la propriété intellectuelle pour les réduire à des marchandises étriquées et lugubres. Accélérons l’exploration et la mise en place des nouveaux biens communs. Bill Gates traite Linus Thornvald, Pekka Himanen de « communistes ». C’est ce « communisme »-là qui nous intéresse. Le reste est passé ou littérature. Méfions-nous : pour consolider des espaces de liberté, ne faisons pas trop confiance à l’État nation, ni aux grandes corporations multinationales. Les politiques publiques à inventer ne sont ni les renationalisations de la production industrielle ni le maintien des services publics (en façade), encore moins le fait de « réindustrialiser les banlieues » ou l’Europe. Les politiques publiques doivent concerner surtout la finance (donc commencer par comprendre ce qu’elle est devenue), la garantie de l’égalité d’accès aux biens, aux connaissances et à l’éducation permanente, les gigantesques monopoles des médias et les tuyaux du numérique. Si les multitudes (comme patients, clients, voyageurs, cybernavigateurs, usagers, étudiants, producteurs) savent s’organiser et faire de la définition des cahiers des charges des services collectifs et de la surveillance de leur exécution un moment d’exercice d’une démocratie effective, la question des services universels (terme européen), et pas exclusivement français, ne se bloquera pas sur le fort Chabrol de la défense du service public.
Nous avons besoin dans un pays trop peu européen, trop napoléonien, de plus de véritable décentralisation, pas de déconcentration, qui est une farce à l’âge de l’informatique. Les traditions libertaire (du côté gauche), libertarienne (du côté droit), et même libérale (au centre politique), sont bienvenues à l’heure où nos Parlements votent régulièrement des lois liberticides sur le droit d’auteurs et le téléchargement sur Internet. Alors un peu moins de paroles « anticapitalistes » « antilibérales », « anti-marché », et plus d’actes qui augmentent le degré de liberté de nous-mêmes et de nos petits-enfants dans un monde abîmé qui voit se lever un nouveau type de capitalisme. De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace !