Plus de quatre mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’armée russe progresse dans l’est et le sud du pays, dont la conquête est présentée par le Kremlin comme l’objectif prioritaire de son offensive militaire. Au printemps, l’armée ukrainienne est parvenue à repousser les Russes dans la région de Kyiv et dans le nord du pays. Taras Kobzar, militant anarcho-syndicaliste investi depuis 1989 dans de nombreuses initiatives sociales à Donetsk, ville qu’il a dû fuir en 2014 à cause de l’occupation du Donbass par les séparatistes, s’est engagé dans la défense territoriale de Kyiv au commencement de l’invasion. Nous l’avions déjà interrogé alors. Après avoir combattu dans les quartiers nord de Kyiv, son bataillon a été envoyé sur le front en mars et en avril à Irpin et à Gostomel, villes stratégiques de la banlieue Ouest de Kyiv situées sur la route de la capitale.
Perrine Poupin (P.P.) : Après le déclenchement des hostilités, le 24 février 2022, vous avez très rapidement rejoint un bataillon de la défense territoriale. Pourriez-vous nous décrire le fonctionnement de cette structure ?
Taras Kobzar (T.K.) : La défense territoriale fait partie des forces armées ukrainiennes. Elle est composée de réservistes, mobilisés depuis la loi martiale au moyen des bureaux militaires présents dans chaque district, et de volontaires, recrutés à l’initiative de représentants locaux. Chaque ville dispose de sa propre brigade de défense territoriale. A Kyiv, c’est la 112e brigade. L’ensemble des brigades sont subordonnées au commandement général des forces armées et constituent une entité unique pour la durée des hostilités. Les tâches des forces de défense territoriale consistent notamment à soutenir les actions de première ligne de l’armée (elles constituent généralement les deuxièmes et troisièmes lignes de défense), à maintenir l’ordre public dans les zones de combat, à identifier les groupes de sabotage ennemis à l’arrière du front, à établir des checkpoints pour inspecter les véhicules, à déblayer les rues et les bâtiments abandonnés par l’ennemi en retraite, à détecter et à neutraliser les engins explosifs, etc. Certaines unités de défense peuvent être utilisées comme groupes d’assaut dotés d’armes antichars lourdes (lance-grenades), voire de véhicules blindés de transport de troupes et de chars légers, ce qui convertit ces unités d’infanterie légère en groupes de combat entièrement motorisés. Aujourd’hui, une réforme de la défense territoriale est en cours : ses bataillons se voient fusionnés soit avec des unités des forces armées, soit avec des unités de la Garde nationale (force de gendarmerie). Ces unités nouvelles sont ensuite envoyées dans l’est de l’Ukraine, près du Donbass et de Kharkiv, zones à présent les plus menacées après la victoire des forces ukrainiennes dans le nord (Kyiv, Irpin, Gostomel, Bucha, Chernihiv, Sumy).
Peu après le début de la guerre, j’ai rejoint une formation de volontaires à Kyiv. Dès les premiers jours, j’ai participé à la défense de la zone nord de la ville (quartiers d’Obolon et de Vyshgorod). Notre bataillon constituait la deuxième ligne de défense en cas de percée des chars russes dans cette direction. Nous savions que l’armée russe prévoyait de pénétrer dans Kyiv par ce côté de la ville. Nous avions également pour tâche de tenir des check-points sur des sections de route stratégiquement importantes, en contrôlant les véhicules pour identifier les groupes de saboteurs ennemis.
P.P. : Autrement dit, il n’y a pas de bataillons autonomes, tout est contrôlé par l’armée ?
T.K. : Comme le stipule la loi ukrainienne, les unités de la défense territoriale ne disposent d’aucune autonomie sur le plan militaire. Les membres d’un même groupe politique ou militant peuvent servir ensemble dans une même unité, mais ils sont considérés comme des soldats ordinaires, sans reconnaissance particulière de l’entité collective à laquelle ils appartiennent. Malgré tout, le groupe anarchiste dont je fais partie et certains de ses sympathisants ont décider de s’engager dans l’un des bataillons de la défense territoriale à Kyiv et y ont organisé un collectif de soldats révolutionnaires libertaires sous le nom de “Comité des soldats”. Ce collectif continue aujourd’hui encore de fonctionner. Nous avons effectué un travail éducatif et culturel au sein du bataillon, organisé des discussions et des débats sur des questions d’actualité avec les soldats, mené des programmes de formation pendant notre temps libre et surtout, nous nous sommes engagés dans la protection juridique et sociale des droits des soldats de notre bataillon. Nous avons exprimé ouvertement nos opinions politiques. Mais en tant que soldats du bataillon, nous obéissions aux ordres du commandement général comme tous les soldats. Jamais il ne nous serait venu à l’esprit qu’il en soit autrement.
P.P. : En mars, votre bataillon a été envoyé sur la ligne de front, à Irpin et à Gostomel. Quelles tâches vous ont alors été assignées ?
T.K. : Irpin, Gostomel et Bucha sont de petites villes situées à environ 7-8 kilomètres au nord-ouest de Kyiv. Elles forment un triangle près des rivières Irpin et Bucha. Ce sont des villes composées de tours d’habitation denses, avec des quartiers périphériques composés de maisons privées. Au début de la guerre, la population de Gostomel était de 16 000 habitants, celle d’Irpin de 60 000 et celle de Bucha de 37 000. Gostomel est une ville ancienne, fondée au XVe siècle, à laquelle le roi Sigismond de Pologne a accordé au XVIIe siècle les droits communaux dits de Magdebourg (garantissant aux citoyens leur liberté personnelle, leur droit de propriété et leur intégrité physique). La population est principalement composée d’employés d’entreprises locales et de travailleurs indépendants du monde de la culture. Irpin, Gostomel, Bucha et d’autres petites villes au nord de Kyiv sont devenues célèbres dans le monde entier en raison des violents combats qui s’y sont déroulés et de la brutalité de l’armée russe, responsable de crimes de guerre contre des civils. Les « Kadyrovtsy » (soldats de l’armée tchétchène) sont réputés avoir été particulièrement sanguinaires.
Notre bataillon a d’abord été posté à Irpin, où il a dû tenir des positions sous le bombardement constant de l’artillerie et des chars russes dans les quartiers en ruines de la ville incendiée. Il s’agissait de quartiers résidentiels abandonnés par les civils fuyant les bombardements. Les troupes ukrainiennes sont parvenues à reprendre le contrôle de ces zones autrefois sous contrôle des troupes russes. Après Irpin, notre bataillon a été envoyé à Gostomel, où nous avons été chargés de nettoyer le territoire et d’organiser des barrages routiers. À ce moment-là, l’armée russe avait été vaincue dans le nord et s’était retirée vers la Biélorussie.
P.P. : Comment avez-vous vécu ces événements ?
T.K. : J’ai ressenti une vive et profonde colère envers l’ennemi. J’ai été choqué par ce que j’ai vu dans ces villes. Elles ont été atrocement détruites. J’ai vu la vie disparaître de ces maisons. Beaucoup, beaucoup de vies et de destins brisés. Des effets personnels abandonnés dans les appartements… des jouets pour enfants. Des murs percés par des obus. Un globe terrestre dans la chambre d’un petit enfant, éventré par des éclats de mine. Des poissons morts dans un aquarium à moitié sec. Des animaux affamés, abandonnés. L’odeur de la chair humaine en décomposition ou brûlée. Des cadavres dans les rues. C’était comme les entrailles d’une énorme créature morte. C’est comme ça que j’ai vu la ville.
J’ai également entendu les histoires de certains habitants qui s’étaient cachés dans des sous-sols pendant des semaines. Des histoires de violence, pleines de chagrin et de larmes. J’étais présent lorsque mes camarades ont secouru un habitant d’Irpin qui était resté terré dans le sous-sol de sa maison sans eau, ni nourriture, ni aide médicale depuis plus d’une semaine. Je ne sais pas comment il a survécu. Son histoire est effrayante. C’était un homme âgé dont la femme avait été violée sous ses yeux et qui avait lui-même été brutalement battu. Je me souviens aussi d’une vieille femme du quartier qui a crié en nous voyant : « Fistons, ne faites pas de prisonniers chez les Russes. Tuez-les tous ! »
P.P. : Quelles étaient vos conditions de vie, en tant que volontaire de la défense territoriale, à Irpin, puis à Gostomel ?
T.K. : Sans parler des expériences que je viens de décrire, la vie quotidienne d’un soldat était difficile. Nous vivions sans lumière, sans chauffage et sans communication sous un constant feu d’artillerie. Pendant cette période, j’ai appris à prendre la vie comme elle était. Par exemple, à aller aux toilettes et à m’y asseoir tranquillement pendant les bombardements d’artillerie, en me préoccupant davantage de mon hygiène personnelle que des murs vibrants du W.C. On s’y habitue.
Comme nourriture, nous avions de maigres rations militaires et ce que nous trouvions dans les maisons en ruine. Un verre de thé chaud était un luxe. Parfois, j’ai pu avaler une ou deux gorgées de thé chaud d’une tasse que l’on se partageaient, mes camarades et moi. Il n’y avait aucun moyen de communiquer avec notre famille. Nos proches n’ont rien su de nous pendant une semaine ou plus. Nous dormions sur le sol sans nous déshabiller. Au début, nous gardions même notre gilet pare-balles et notre casque. Tout cela sous un bombardement incessant. À cause de la saleté qui nous entourait, de la mauvaise nourriture et des conditions d’hygiène effroyables, nous avions souvent des maux d’estomac. Je portais une attention toute particulière à mon hygiène et je me nettoyais avec de l’eau de Cologne, mais cela ne suffisait pas. Il faisait aussi très froid.
La situation a changé lorsque nous avons quitté Irpin pour Gostomel. Il n’y avait plus de combats là-bas et nous nous sommes installés dans les banlieues, dans des maisons privées, où nous pouvions souvent être au grand air et cuisiner notre propre nourriture sur un feu. Là-bas, j’ai même pu me laver un peu en faisant bouillir de l’eau dans une casserole. Le plus beau cadeau du destin était que je pouvais boire du thé chaud et consommer de la confiture de framboises en quantité illimitée à tout moment de la journée. On s’était occupé de nous prévoir des repas, et nous avons enfin pu recommencer à manger normalement. À Gostomel, j’ai été frappé par le nombre d’animaux abandonnés. Il s’agissait principalement de chiens de toutes sortes de race. Nous les avons nourris avec nos propres rations, en leur donnant la viande que nous avions. J’ai eu beaucoup de peine pour ces malheureuses créatures.
P.P. : Combien de temps ces villes ont-elles été prises dans la ligne de front ?
T.K. : L’offensive russe a commencé le 24 février avec la prise des aéroports de Gostomel et de Bucha. Les parachutistes russes y ont débarqué et ont attaqué les villes. L’objectif de l’armée russe était de créer une tête de pont militaire à l’ouest de Kyiv, dans le but de pénétrer dans la ville pour ensuite l’encercler. Cette zone était donc considérée par l’armée russe comme d’une grande importance stratégique. Par conséquent, il fallait à tout prix tenir ces villes. Les combats ont duré tout au long des mois de février et mars, avec des succès variables d’un côté comme de l’autre. Au début du mois d’avril, elles ont été complètement libérées par les troupes ukrainiennes.
P.P. : L’armée russe aurait-elle pu atteindre Kyiv ?
T.K. : L’offensive russe s’est essoufflée face à la résistance féroce que lui a opposé l’armée ukrainienne. Les Russes ont été repoussés vers le nord et ont dû quitter l’Ukraine pour se réfugier derrière la frontière biélorusse. Ils ont subi des pertes lourdes et ne pouvaient plus continuer à tenir leurs positions, sans parler de lancer une offensive sur Kyiv. L’impossibilité de prendre des villes importantes telles que Chernigov, Sumy et Kharkiv a conduit à l’échec complet de l’offensive russe dans le nord de l’Ukraine. Le Kremlin a donc été contraint de retirer les restes de ses forces du front nord et de les concentrer dans l’est et le sud de l’Ukraine, à la frontière des régions de Kharkiv, de Donetsk et de Louhansk et dans les régions de Mariupol, de Kherson et de Nikolaev.
P.P. : Comment vit-on la victoire sur un territoire comme Irpin ?
T.K. : Je me souviens que lorsque les bombardements ont pris fin, il y a eu un silence très étrange. Au début, nous avons pensé que c’était une accalmie temporaire, nous n’étions pas habitués à ne plus subir de tirs. Nous nous sommes dit que l’ennemi se regroupait avant de lancer une nouvelle attaque. Nous avons attendu. Mais il s’est avéré que les Russes battaient en retraite. Ils étaient épuisés. Nous les avions assommés et vaincus. Ils se retiraient de la région de Kyiv. Au début, nous n’arrivions pas à le croire, les combats avaient été trop terribles.
P.P. : Comment était organisée les évacuations des villes pendant la guerre ?
T.K. : Je sais que des civils ont été évacués sous les tirs de mortier incessants de l’armée russe. C’était une violation de tous les accords de cessez-le-feu. Les Russes ont fait ça partout. Malgré tous les efforts du Service d’État pour les situations d’urgence et du ministère de l’Intérieur ukrainiens qui ont organisé les évacuations, il y a eu des victimes civiles.
P.P. : Quelle était la situation en termes de moyens de communication ?
T.K. : Il n’y avait pas ou très peu d’internet civil à Irpin et aucun service de téléphonie mobile. Quant aux soldats ukrainiens, ils ont reçu l’ordre de couper par sécurité toute forme de communication téléphonique ou par internet. Mais nous avons pu prendre des photos et faire des vidéos. J’ai pas mal de matériel vidéo sur la destruction des villes, nos conditions de vie là-bas, etc. Une fois seulement, après plus d’une semaine de silence, nous avons pu téléphoner brièvement à la maison et rassurer nos proches qui ne savaient pas ce qui nous arrivait. C’était juste avant un assaut. On nous a rassemblés à un endroit de la ville, on nous a distribué des armes lourdes et on nous a permis de communiquer avec nos proches grâce à une connexion internet Starlink. C’était l’occasion de leur dire au revoir, au cas où cette conversation serait la dernière, mais il fallait leur laisser penser que nous allions bien, que nous étions en sécurité. En guerre, il est souvent nécessaire de mentir à ses proches, pour les rassurer. Puis, à Gostomel, la situation s’est améliorée : la communication était autorisée et il était possible d’appeler chez soi. Mais c’était après la fin des hostilités.
P.P. : Avez-vous rencontré des otages russes ? Comme ancien ouvrier et originaire du Donbass, qu’auriez-vous voulu leur dire ?
T.K. : Malheureusement, je n’ai pas pu voir de soldats russes capturés, mais tout ce que j’aurais pu leur dire, ce sont des jurons. Je ne pense pas que je leur aurais parlé pendant longtemps. Il n’y a rien à dire. Tout est clair. Il n’y a ni travailleurs, ni bourgeoisie, il y a des humains et des non-humains. Les soldats de l’armée russe comprennent parfaitement ce qu’ils font ici. Je ne me fais aucune illusion sur le fait qu’ils soient des « victimes innocentes du gouvernement ». Ils sont délibérément venus tuer, voler, violer. Pour détruire les Ukrainiens en tant que peuple. Les preuves d’une telle attitude chez les soldats russes sont innombrables. Il n’y a pas d’innocents dans une société nazie. C’est la responsabilité collective de tous pour tout. J’ai cru à la solidarité de classe pendant de nombreuses années, mais elle n’est pas opératoire dans un tel contexte.
P.P. : Quelle peut être l’issue de cette guerre, selon vous ?
T.K. : Lorsque l’armée russe s’est imaginée pouvoir envahir l’Ukraine en cinq jours, ils pensaient sérieusement que c’était une opération de police : de nombreuses unités de la RossGvardia (la police politique) faisaient ainsi partie des forces d’occupation. Ils croyaient que l’armée ukrainienne se disperserait et que les mécontents seraient rapidement maîtrisés. Ils sont tellement habitués à traiter ainsi leur propre peuple. Punir, arrêter, frapper à la matraques lors des rassemblements. Cela n’a pas fonctionné. Même dans les territoires ukrainiens que les Russes sont parvenus pour l’instant à occuper, la population civile continue de résister. Les Russes ont réussi, au prix de grands efforts, à créer un semblant d’administration officielle dans les territoires occupés. Mais leur position reste très précaire. L’opinion de l’écrasante majorité des Ukrainiens est que les négociations ne sont possibles qu’avec la reddition complète de la Russie, la restitution de tous les territoires occupés, y compris les régions de Donetsk et de Louhansk et la péninsule de Crimée, une compensation pour les dommages causés au peuple et au pays, et un procès politique du dictateur et de son régime fasciste, un nouveau Nuremberg. Nous voulons la victoire et une paix qui soit durable.
P.P. : Comment votre rapport à la guerre a-t-il évolué depuis le 24 février ? Que ressentez-vous maintenant, en tant que personne originaire du Donbass, réfugié à Kyiv en 2014 ?
T.K. : Bien sûr, cette guerre n’était pas une surprise. Tout le monde s’y attendait et comprenait son caractère inévitable. Pourtant, lors des premiers jours de guerre, il y avait un sentiment d’irréalité par rapport à ce qui se passait, même si moi, j’avais déjà ressenti quelque chose de similaire en 2014, lorsque la guerre dans le Donbass a éclaté. Ces sentiments qui s’étaient quelque peu estompés au cours des huit dernières années ont brutalement été ravivés le matin du 24 février. La guerre de 2014 m’avait rattrapé en 2022.
Pourtant, il y avait bien une différence : j’ai compris que la guerre commencée par les Russes en 2014 n’était désormais plus une guerre hybride, mais était devenue une guerre conventionnelle où tout était désormais à sa place, où tout était clair. L’agresseur, c’était Poutine, le Kremlin, la Russie. Nous, nous étions les défenseurs de la patrie et du peuple. Tout était simple. Cela me faisait plaisir que tout devienne enfin limpide, d’être enfin engagé dans une vraie guerre. Nous étions fatigués des mensonges et de ne pouvoir appeler cette guerre par son vrai nom depuis huit ans, tout en étant constamment contraints de céder à l’agresseur sous la pression des circonstances. Le 24 février, les masques sont tombés. Le monde entier a enfin pu voir clairement ce qu’était la Russie et qui était Poutine. Nous avons enfin pu ouvertement prendre les armes pour nous défendre.
À présent, je pense que ce n’est qu’en gagnant cette guerre, en rétablissant les frontières de 2014 et en brisant les reins de l’empire de Poutine que l’Ukraine pourra retrouver l’indépendance et la liberté, et son peuple un avenir. Sinon, la guerre éclatera à nouveau sans cesse. Malheureusement, pour cela, nous devrons payer un prix très élevé. Le sang, la douleur, la mort et la destruction. Mais les Ukrainiens n’ont pas d’autre choix. D’un côté, la perte de notre souveraineté et un esclavage humiliant ; de l’autre, la liberté.
P.P. : Avez-vous combattu entre 2014 et 2022 ? Quelle différence y a-t-il entre ce que vous avez vécu pendant ces trois derniers mois et votre expérience précédente ?
T.K. : Entre 2014 et 2015, j’ai fait partie d’un groupe clandestin de résistance armée dans le Donbass, composé d’anarchistes et de sympathisants pro-ukrainiens. Nous menions des actions de sabotage et de guérilla urbaine. J’ai vu du sang et des morts, y compris des victimes civiles. Mais nos capacités étaient très limitées, et en raison de la situation politique et militaire de l’époque, nous avons dû cesser le combat et dissoudre le groupe. À cette époque, nous n’avions souvent comme guide que notre intuition. Personne n’avait d’expérience de la guerre, personne n’y était préparé. Il fallait tout apprendre sur le tas, en improvisant au mieux. De plus, nous étions isolés des autres forces pro-ukrainiennes, de l’armée ukrainienne et des autorités ukrainiennes officielles.
Aujourd’hui, la plupart des Ukrainiens ont acquis une expérience et des connaissances en matière de combat en ayant servi dans l’armée dans la zone dite d’opération antiterroriste (ATO) à l’est de l’Ukraine. D’autres ont été formés aux opérations militaires par des organisations paramilitaires. Beaucoup se sont préparés à une guerre à grande échelle. L’expérience de la guerre en 2022 a donc été différente : dans tout le pays, les gens étaient davantage préparés, organisés et motivés. Cela a permis de remporter des succès en février et en mars et d’empêcher les Russes de prendre le contrôle de l’Ukraine en cinq jours, comme ils l’espéraient.
P.P. : Comment vous êtes-vous engagés dans la défense territoriale ? Qu’est-ce que cela fait d’être un militant parmi des personnes qui ne militent pas ?
T.K. : J’ai rejoint un bataillon de la défense territoriale en compagnie d’un groupe de mes camarades anarchistes. Il est plus facile et plus agréable de se battre avec des personnes partageant les mêmes idées et que l’on connaît depuis longtemps. D’un point de vue politique, le fait d’y aller à plusieurs nous a permis d’avoir davantage d’influence sur les autres soldats, afin d’organiser des discussions politiques et de défendre nos intérêts. Mais pour nous, le but principal de la guerre était avant tout de défendre notre pays contre l’agresseur. Nous n’étions pas mus par des objectifs politiques. Il n’était donc pas vraiment important d’y aller seul ou avec un groupe de compagnons d’armes. Il y a beaucoup de gens bien avec qui il est possible de nouer une amitié parmi les combattants ukrainiens. Nous avons trouvé beaucoup de nouveaux camarades dans notre bataillon. Après tout, nous sommes tous sont unis par le désir de libérer notre pays et de le voir indépendant et prospère. Nous nous battons non seulement contre un ennemi commun qui veut anéantir notre souveraineté, mais aussi pour l’avenir de notre pays. Il est donc important de former une vision commune de ce que nous voulons pour notre pays après la guerre. Une telle vision, un tel projet de société, prend déjà forme dans l’esprit des gens. Nous, le « Comité des soldats », poursuivons nos efforts en ce sens.
P.P. : Existait-il des entraînements de type militaire avant 2014 chez les militants libertaires et les sympathisants de gauche en Ukraine ? Entre 2014 et 2022, combien de militants sont allés au front pour se battre ? De votre point de vue, comment la scène militante a-t-elle changé avec les événements ?
T.K. : Avant 2014, très peu d’anarchistes ou de militants de gauche ukrainiens portaient intérêt à l’entraînement militaire et au combat. Des petits groupes d’antifascistes se livraient ponctuellement à des combats de rue contre des bandes de droite radicale, mais rien de plus. Seule la Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes Makhno (RCAS), qui s’inscrivait dans l’héritage de la “Plateforme historique Arshinov-Makhno” où j’ai milité pendant de nombreuses années (1994-2014), a sérieusement tenté de former ses membres au combat. J’ai personnellement participé à l’organisation de camps d’entraînement du RCAS où l’on enseignait, entre autres, le combat à mains nues, les tactiques de combat en petits groupes, le tir au pistolet et la médecine de terrain. De 2001 à 2012, avec quelques interruptions, j’ai agi comme instructeur lors de camps d’été qui se déroulaient en forêt. Nous anticipions déjà la guerre imminente avec la Russie. Dans ces camps, nous avons accueilli de nombreux anarchistes d’autres pays (par exemple de Russie, de Biélorussie, d’Israël, d’Allemagne, de France, d’Espagne) qui se sont entraînés avec nous. Certains d’entre eux ont ensuite mis en pratique leurs connaissances en organisant des groupes de combat dans leur propre pays (en Bachkirie, en Russie, et en Biélorussie par exemple), ou ont rejoint des unités de volontaires pendant la guerre en Ukraine en 2014 et en 2022.
Mais de façon générale, la communauté anarchiste et libertaire en Ukraine est restée indifférente aux initiatives comme les nôtres. Elle a préféré ignorer la nécessité d’apprendre à se plier à une discipline et à une organisation militaires. Le RCAS a été ridiculisé au prétexte que nous nous livrions à des jeux de rôle et à un culte de la force complètement inutiles. Il y a eu des accusations d’autoritarisme, de fascisme et d’abandon des principes anarchistes. Mais lorsque la révolution de 2013 et la guerre de 2014 ont éclaté, tout le monde a pu mesurer les conséquences de l’infantilisme de la majorité de la communauté anarchiste. Le mouvement anarchiste n’y était pas préparé et a complètement échoué à influer sur les événements, dont l’initiative et la conduite ont été assurées par les nationalistes radicaux. Ceux-ci ont pris la tête des événements révolutionnaires sur le Maïdan avec succès en formant des unités de volontaires. Les anarchistes n’ont eu d’autre choix que d’intégrer ces unités. Les organisations anarchistes d’avant-guerre se sont décomposées parce qu’elles se sont trouvées incapables de répondre de manière adéquate et de s’adapter à ce contexte inédit. Les libertaires ont dû attendre 2022 avant de disposer de l’expérience nécessaire pour former leurs propres groupes au sein des forces armées. En 2014, nous avons dû dissoudre le RCAS car même cette organisation, telle qu’elle existait dans les années d’avant-guerre, n’était pas à la hauteur des exigences imposées par la situation. À sa place, nous avons formé à la hâte des groupes de combat clandestins qui ont opéré dans le Donbass en 2014-2015. En 2016-2018, j’ai participé avec des militants du RCAS à des entraînements militaires dans le cadre de formations communautaires. C’est de ces formations que le mouvement de défense territoriale a ensuite émergé. D’autres initiatives ont été mises en place dans les milieux de gauche au cours de cette période pour organiser des formations militaires à destination des militants civils.
P.P. : Quels sont vos liens avec la Russie ? Bénéficiez-vous aujourd’hui de davantage de soutien de la part de vos amis russes que dans la période après 2014, lorsque de nombreux Russes, y compris des militants, évitaient de parler du sujet ? Quels sont les espaces possibles de solidarité avec la Russie ?
T.K. : Mon dernier séjour en Russie remonte à 2012. J’y étais allé dans le cadre des activités de mon organisation anarchiste. Après, j’ai renoncé à m’y rendre, car on m’a informé que les services spéciaux russes s’intéressaient à moi à cause de mes activités militantes là-bas et dans le Donbass. Mais je suis resté en contact avec des camarades en Russie et je continue de communiquer avec eux via les réseaux sociaux et par mail. Malheureusement, l’attitude impérialiste ou chauvine de nombreux Russes que je connais m’a conduit à rompre avec eux. Depuis 2014, différentes parties de la gauche ont multiplié les déclarations manipulatoires en lien avec les événements du Donbass. Certains ont choisi de s’illusionner sur la nature du régime russe ont confondu internationalisme et chauvinisme décomplexé.
À bien des égards, la situation de l’opinion publique en Russie a changé. L’opinion s’est polarisée : les positions pro-ukrainiennes et anti-Poutine se distinguent plus nettement des positions pro-russes. Il y a moins de demi-teintes hypocrites. Il est devenu difficile de nier la nature fasciste du régime politique russe et les atrocités commises par l’armée russe en Ukraine. En Russie, beaucoup de gens ont tempéré leur enthousiasme impérial et beaucoup de gens de gauche ont changé d’attitude concernant la question ukrainienne. Mais beaucoup de Russes ont encore des idées très floues. La compréhension et le repentir mettront du temps à s’installer. En attendant, parler ne sert à rien. C’est inutile. Seule une grave crise politique et économique de la Fédération de Russie, une défaite militaire et politique complète de la Russie de Poutine, peuvent initier une prise de conscience publique significative dans ce pays. Aujourd’hui, les prémices de ce processus se laissent apercevoir : certaines personnes protestent, mènent des actions directes, s’éveillent. Un mouvement a été lancé qui vise à changer le drapeau russe discrédité par tout le sang versé, et un autre qui s’appelle « Russie libre ». Mais ce n’est qu’un début. J’espère que la Russie sera le théâtre d’une mobilisation révolutionnaire majeure qui conduira à la création d’une société véritablement démocratique. Le dialogue deviendra alors possible entre nos deux pays, à tous les niveaux.
P.P. : Quelles sont, selon vous, les conséquences de cette guerre en Ukraine ? Que pensez-vous de la déclaration des autorités russes visant à rayer l’Ukraine de la surface de la terre ?
T.K. : L’Ukraine a beaucoup changé depuis 2014. La nouvelle phase de guerre lancée par Poutine en 2022 a considérablement accéléré ce processus. Ce n’est plus une province de la métropole, ce n’est plus un pays qui a une mentalité de colonisés. Le peuple ukrainien ne peut plus être traité comme s’il s’agissait d’un peuple russe. Il est impossible de nous commander, de nous manipuler, de nous intimider par la terreur. Toutes les mesures traditionnelles que Poutine avait l’habitude de considérer comme efficaces ne font que rendre les Ukrainiens plus furieux et plus dangereux. Le régime de Poutine n’a jamais rencontré de résistance aussi frénétique et une telle motivation à se battre. Nous assistons à une guerre populaire totale contre l’agresseur. On le déteste, mais on ne le craint pas, on en rit. L’Ukraine est perdue pour la Russie pour de bon. Même au niveau des dirigeants politiques et militaires, il existe un gouffre absolu entre nos pays. Ce sont deux mondes complètement différents, moralement et psychologiquement, politiquement et socialement. Deux visions du monde les opposent. D’une part, il y a une démocratie, et d’autre part, un régime fasciste. Cette opposition se manifeste à tous les niveaux, dans les choses grandes comme dans les petites. Quant à faire disparaître l’Ukraine de la surface de la terre… ce n’est pas sérieux. Comment comptent-ils faire face à 40 millions de soldats, hommes et femmes, prêts à se battre contre eux ?
P.P. : Que pensez-vous des négociations entre les gouvernements russe et ukrainien ?
T.K. : Les négociations entre l’Ukraine et la Russie ne sont guère plus que des tactiques politiques. Elles n’affectent pas le cours de la guerre, elles ne nous poussent aucunement à faire des concessions à l’agresseur. La Russie ne veut pas la paix. Elle veut que l’Ukraine se soumette à elle. C’est totalement inacceptable. Nous ne serons plus jamais une colonie de la Russie, nous refusons désormais de faire partie de sa zone d’influence. Je ne peux pas imaginer négocier quoi que ce soit avec Poutine après tout ce que l’armée russe a fait en Ukraine à sa demande. De telles négociations ne seront possibles que lorsque nous aurons complètement vaincu l’armée russe. Ce n’est qu’en position de force qu’il deviendra possible de parler au régime de Poutine. Dans tous les autres cas, la guerre resurgira. Les dictateurs ne deviennent jamais bienveillants. L’essence de l’impérialisme et du fascisme est l’expansion et la guerre. Une Russie libre et démocratique et une Ukraine forte sont une garantie de paix et de relations de bon voisinage. Même si les cicatrices de cette guerre prendront beaucoup de temps à guérir.
J’ai récemment lu l’opinion de certains analystes et personnalités politiques en Occident, notamment le président français Macron, selon laquelle il faudrait permettre à Poutine de « sauver la face » en lui proposant des conditions de paix qui puissent lui convenir. C’est une idée parfaitement stupide, à courte vue, et méprisante à l’égard des milliers d’Ukrainiens qui sont morts et des millions qui sont en vie et qui se battent. Si la bête n’est pas achevée, elle léchera ses blessures et se vengera. Personne en Ukraine ne sera d’accord avec ça. Nous sommes un peuple libre et armé. Notre démocratie, malgré toutes ses faiblesses, peut néanmoins s’appuyer sur une forte auto-organisation à la base. Le format et le contenu des négociations avec la Russie dépendra largement de l’opinion publique ukrainienne. Après huit ans d’hypocrisie, de terreur et d’impudence du Kremlin, après la destruction complète de villes et de villages, après le meurtre de très nombreux civils, cette opinion publique est absolument catégorique dans sa volonté de n’accorder aucune concession à l’agresseur russe. Les Ukrainiens sont prêts à se battre jusqu’au bout, si besoin en entrant en résistance dans des unités de partisans. L’Ukraine deviendra un « Afghanistan » pour la Russie. Une guerre éternelle. La Russie n’a qu’une seule option : nous laisser tranquilles et trouver un moyen de construire des relations entre nos deux pays sur la base du respect.