Quand BHL part en reportage pour “Le Monde”, d’erreurs en contre vérités, les faits perdent leurs sens au profit d’une vision simpliste et romantique du conflit. 9 juin 2007.

C’est de retour du Darfour que j’ai découvert le témoignage de Bernard-Henri Lévy publié dans Le Monde du mardi 13 mars. Je lis ces « choses vues au Darfour » avec d’autant plus d’intérêt que l’écrivain a voyagé dans une région (le Dar Zaghawa, au nord-ouest du Darfour) où je me suis rendu à quatre reprises depuis 2004. Ma première surprise est de constater que ces lieux familiers sont souvent mal nommés et surtout mal situés : Bir Meza (et non Beirmazza) ne se trouve pas à 60 km au nord d’Amarai mais à 60 km à l’ouest ; Dissa (et non Deissa) ne se trouve pas à 15 km à l’est de Bir Meza mais à 5 km au sud. L’écrivain semble peu soucieux d’exactitude, qu’il s’agisse des lieux où il se rend ou des personnes qu’il rencontre. Par exemple, le chef rebelle « Tarrada » est présenté comme le « concepteur » du raid victorieux de la rébellion sur El-Fasher, la capitale du Darfour Nord, en avril (et non comme indiqué en février) 2003. Or les chefs et les combattants rebelles ayant participé à cette attaque fondatrice s’accordent à dire que son concepteur fut, bien logiquement, Abdallah Abakar Beshar, premier chef militaire de l’Armée de libération du Soudan (SLA), mort par la suite au combat en janvier 2004. Tarrada n’était à la tête d’aucun des trois groupes ayant participé à ce raid. Il n’est qu’un chef militaire parmi des dizaines d’autres, et pas vraiment le « stratège de génie » qu’évoque l’article. On lui a au contraire reproché sa légèreté lorsqu’en mars 2006 il a laissé entrer dans sa zone, celle de Korma, des troupes de la faction rivale de Minni Minnawi.

Même exagération concernant le chef rebelle surnommé « Rocco » – en fait « Ro-Kero », du nom du village du Jebel Marra dont l’homme est originaire : il n’est absolument pas « le patron politique de la zone », mais seulement l’un des leaders de la faction de la SLA d’Abdelwahid Mohamed Ahmed Nour, qui ne contrôle justement pas la zone en question. Quant à Abdelwahid, s’il a bien joué un rôle fondateur dans le mouvement de rébellion du Darfour, il n’est aujourd’hui plus que le chef d’une faction minoritaire, et non « le patron », de la SLA. Il se présente à Bernard-Henri Lévy comme un « combattant » (Libération du 20 mars), alors qu’il a passé les trois dernières années entre l’Erythrée et l’Europe. Même parmi ceux qui, comme Tarrada et « Rocco », lui sont encore fidèles, on n’hésite pas à critiquer son éloignement du terrain et son indécision chronique.

Ce qui est fascinant, c’est que Bernard-Henri Lévy semble n’avoir rencontré que des rebelles pro-Abdelwahid, alors même qu’il ne s’est pas rendu dans les zones de contrôle de cette faction (essentiellement l’ouest du massif du Jebel Marra, bien plus au sud), et que la région qu’il a visitée se trouve clairement sous le contrôle d’autres factions. C’est d’ailleurs ce qui explique que ledit « Rocco » paie ce qu’il achète sur le marché de Bir-ed-Dik (et non Bredik), provoquant l’étonnement de Bernard-Henri Lévy : dans cette zone contrôlée par une faction zaghawa de la SLA, ce Four est tout aussi étranger que l’écrivain français. Pour autant, les rebelles du Darfour, comme bien d’autres, vivent aussi parfois sur le dos des populations locales. Même si les relations entre combattants et civils semblent effectivement s’être améliorées depuis le ralliement de Minni Minnawi, l’ancien rival d’Abdelwahid pour le contrôle du mouvement, au gouvernement de Khartoum, les rebelles du Darfour ont souvent volé du bétail, prélevé des impôts de force et détourné de l’aide alimentaire.

Séduit par les rebelles, Bernard-Henri Lévy semble prendre pour argent comptant tout ce qu’ils lui racontent. Par exemple qu’il n’y a pas dans la SLA « d’enfants-soldats » : le terme n’est peut-être pas idéal, mais le mouvement rebelle compte bel et bien de nombreux enfants et adolescents, comme l’ont constaté tous ceux qui se sont rendus dans les zones rebelles du Darfour. Et comme nombre de dirigeants rebelles le reconnaissent : « Bien sûr que nous recrutons des enfants, me disait l’un d’eux en 2004. Beaucoup ont perdu leurs parents et ils veulent se venger, ils se battent mieux que les adultes ».

Autre fantasme : les rebelles ne recevraient pas d’aide extérieure. On sait pourtant parfaitement qu’ils ont reçu à plusieurs reprises de l’argent, des véhicules et des armes, notamment du Tchad mais aussi de l’Erythrée (via la SPLA, le mouvement de rébellion du Sud-Soudan que dirigeait John Garang). Quant à leurs voitures, beaucoup ont en effet été prises à l’armée soudanaise, mais certaines factions, y compris celle d’Abdelwahid, ont aussi volé des véhicules à des ONG et à l’Union africaine.

La conclusion de Bernard-Henri Lévy, c’est qu’il faut que la communauté internationale arme ces rebelles insuffisamment équipés. L’écrivain a, d’une certaine manière, raison : la question mérite d’être posée. À partir du moment où l’on veut mettre fin au conflit, et où l’on estime que l’Occident a le devoir d’intervenir, il est certain qu’armer les rebelles serait plus efficace qu’envoyer des casques bleus, un type d’intervention dont l’efficacité a rarement été éprouvée.

Mais ce que Bernard-Henri Lévy ne nous dit pas, c’est quelle faction rebelle nous devrions armer. Ceux d’Abdelwahid, avec lesquels il a voyagé ? Ce n’est qu’un groupe parmi une dizaine d’autres. Une faction qui, en ce moment même, est en fait l’un des principaux obstacles à la réunification de la SLA, car Abdelwahid ne veut d’une rébellion unie qu’à condition qu’il en soit le président. Cette obstination est d’autant plus dommageable que, comme beaucoup d’observateurs l’estiment, la réunification de la SLA est un préalable indispensable à la reprise de négociations de paix entre les rebelles et le gouvernement. On en est loin aujourd’hui, et si l’on arme des factions aussi divisées, il est probable qu’elles se serviront aussi de ces armes pour se battre entre elles, comme l’ont fait, encore récemment, les deux factions présentes au Jebel Marra, celles d’Abdelwahid et de son rival Ahmat Abdeshafi. Les troupes d’Abdelwahid et de Minni Minnawi se sont également affrontées à plusieurs reprises, dès 2003. Et ces affrontements entre groupes rebelles font des victimes parmi les civils : les « tueries » de Korma, que cite Bernard-Henri Lévy, ne sont pas le fait des Janjawid mais de la faction de Minnawi, tentant de reprendre la zone à Abdelwahid.

Quand Bernard-Henri Lévy propose d’armer les rebelles, il part de l’idée que ceux-ci défendent et souhaitent défendre les populations civiles. Cela s’est parfois produit, mais pas toujours. Dans de nombreux cas, c’est au contraire la présence des rebelles qui est à l’origine des attaques. Et souvent, les rebelles ont fui les premiers, laissant les civils faire face seuls aux Janjawid et à l’armée soudanaise.

En fait, un groupe rebelle comme la SLA n’a pas pour but principal de protéger la population des zones qu’il contrôle. Le premier objectif des rebelles du Darfour est d’abord d’affaiblir le gouvernement, et dans l’idéal de parvenir à un changement de régime à Khartoum. Dès le début du conflit, une frange des rebelles a estimé qu’il valait mieux ne pas se fatiguer à défendre les villages, et qu’il fallait privilégier des attaques sur des villes gouvernementales ou d’autres cibles stratégiques. Si l’on arme les rebelles, rien ne dit qu’ils n’opteront pas pour cette stratégie de conquête plutôt que pour la protection des civils.

Quelle qu’en soit la justification, armer les rebelles reviendrait pour l’Occident à déclarer la guerre, par l’intermédiaire de groupes armés, à l’État soudanais. Cette guerre serait certainement interprétée, dans le monde musulman et ailleurs, comme un nouvel avatar d’un conflit global entre l’Occident et l’islam. Voir le Darfour sous
ce prisme – comme le fait depuis le début la coalition américaine Save Darfur, qui a financé le voyage de Bernard-Henri Lévy – n’est pas rendre service aux Darfouriens, qui, arabes ou non, sont tous musulmans et fiers de l’être. Quand Bernard-Henri Lévy se réjouit de ne voir au Darfour que « peu de mosquées », il voit mal : même si les mosquées du Darfour ne sont parfois que de simples maisons de terre ou même des lignes de pierres posées sur le sable, chaque village, détruit ou non, a sa mosquée. Il n’y a pas au Darfour de guerre de religion, et Bernard-Henri Lévy fait fausse route lorsqu’il voit dans ce conflit un affrontement entre « islam radical et islam modéré » – reprenant ainsi une formulation de Bernard Kouchner, qui voyait au Darfour « des musulmans intégristes tentant d’imposer la charia à des musulmans modérés » (Le Monde, 27 décembre 2006). C’est méconnaître aussi bien le Darfour que la complexité du régime de Khartoum. Une bonne part des élites non-arabes du Darfour ont longtemps adhéré au projet islamiste soudanais, y voyant la possibilité pour eux, en tant que musulmans, d’accéder aux leviers du pouvoir à Khartoum. Ils ont été déçus, mais beaucoup n’ont soutenu la rébellion qu’après que le régime de Khartoum eut abandonné son idéologie islamiste pour devenir ce qu’il est aujourd’hui, une simple junte où le pouvoir est confisqué par une minorité – trois petites tribus arabes ou arabisées originaires du nord du Soudan. Ce qui se joue au Darfour, c’est la révolte d’un sultanat fier de ses trois siècles d’histoire, mais relégué à la marge de l’immense Soudan depuis la fin de la colonisation, il y a cinquante ans.

Plutôt que de leur laisser croire qu’ils sont les nouveaux Massoud, la communauté internationale se doit de pousser les rebelles au réalisme : ils ont gagné des batailles, mais pas la guerre. Les rebelles ont moins besoin de nos armes que de notre soutien dans leurs tentatives pour s’unir, et pour se doter de représentants qui puissent décider de la guerre ou de la paix. Si l’accord d’Abuja est aujourd’hui mort et enterré, c’est justement parce que la communauté internationale (notamment les États-Unis) a refusé d’écouter d’autres voix que celles de Minni et d’Abdelwahid, tous deux largement discrédités sur le terrain. Il faut prendre en compte les vrais rebelles, ceux qui sont sur le terrain, mais pas seulement eux. Il faudra aussi, en vue de nouvelles négociations, écouter l’ensemble des Darfouriens – la société civile, les chefs traditionnels, sans oublier les Arabes, ceux qui ont eu le courage de rester neutres, mais aussi ceux qui ont rejoint les Janjawid, et sont de plus en plus conscients d’être instrumentalisés par le pouvoir soudanais. La communauté internationale a un rôle à jouer, mais le Darfour ne doit pas devenir le prétexte d’un interventionnisme occidental manichéen. D’autant que pour ramener la paix, un changement de rapport de forces entre les parties en conflit ne suffira pas : il faudra aussi que les Darfouriens, arabes et non-arabes, réapprennent à vivre ensemble, avec ou sans l’Occident.