A propos de la note Copernic, « Changer vraiment ! Quelles politiques économiques de gauche ? », Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa & Christiane Marty (dir)1, Syllepse, 2012.

Le timing de cette note est bien calculé : François Hollande a remporté les présidentielles, et une bonne partie des lieux de décision sont majoritairement à gauche, comme chacun le sait. La comparaison avec 1981 et « changer la vie » s’impose naturellement et Mouvements a d’ailleurs publié un numéro sur ce thème (n°69). Le contexte est évidemment très différent, mais face à un risque de démobilisation la note Copernic entend mettre la pression sur le pouvoir en place et définir ce que « changer vraiment » signifie.

Le programme proposé est relativement clair, tout comme l’exposé qui en est fait. Le livre se compose de trois parties. La première est consacrée à chercher les marges de manoeuvre, la seconde aux mesures qu’il est possible de prendre, grâce à ces marges, tandis que la troisième partie s’attelle à la définition d’un « nouveau mode de développement ».

Les marges de manoeuvre, tout d’abord. Les auteurs rappellent avec raison les dégâts du sarkozysme : envolée des inégalités, du fait de multiples cadeaux faits aux riches, le creusement de la dette publique, en raison des dégâts commis par la finance incontrôlée, un chômage élevé, des départs à la retraite plus tardifs, des inégalités entre hommes et femmes qui n’ont évidemment pas été réduites, sauf cas exceptionnels, des droits rendus inappliqués ou inapplicables, tels que le RSA, le droit opposable au logement etc. Pour retrouver des marges de manoeuvre, il faut d’abord réduire les inégalités. La part des salaires dans le partage de la valeur ajoutée, qui a perdu entre 5 et 7 points selon les diverses estimations, doit de nouveau augmenter, au détriment des profits. Un réarmement fiscal doit permettre de remplir les caisses de l’Etat. Dans ces conditions la « crise de la dette » disparaît, puisque les montants ainsi obtenus sont comparables et même supérieurs à ceux qui manquent – un manque créé de toutes pièces par le gouvernement précédent. Chiffrons un peu. Un rétablissement de la part du travail dans la valeur ajoutée ramènerait 100 milliards dans la poche des salariés, tandis que les mesures fiscales rapporteraient 250 milliards. Dans ces conditions les auteurs estiment que la proposition de Jean-Luc Mélenchon d’un SMIC à 1700 euros est envisageable. Bien sûr rien de tout cela ne sera possible sans une modification du régime économique. Pour que les financiers cessent de donner libre cours à leur activité destructrice, les auteurs proposent de contrôler démocratiquement les banques, en mettant à leur tête les salariés, mais aussi les consommateurs et les collectivités territoriales. Le statut SCIC, inventé par les Verts, n’est pas mentionné, mais l’esprit est bien celui-là. C’est donc l’économie sociale et solidaire, plus que l’étatisation, qui est privilégiée.

Que faire de ces marges de manoeuvre ? Une partie des mesures développées ici sont les mêmes que celles déjà exposées : revenu maximum, SMIC à 1700 euros etc. auxquelles s’ajoutent des réformes des services publics : pôle pharmaceutique public (sur le modèle de la SCIC, on imagine), transports en commun, sécurité (volet peu détaillé) etc. avec toujours l’idée que l’économie sera relancée par les dépenses des ménages et du public, et que l’austérité est au contraire une cure qui risque de tuer le malade, à la manière de la saignée d’antan. Un second volet porte sur l’emploi. Il comporte trois grandes mesures : lutter contre la précarité, un renforcement des droits des salariés, y compris la possibilité de reprise des entreprises quand cela se présente et la réduction du temps de travail pour augmenter le nombre de postes, 35 h puis 32 h. Bien sûr cela suppose une autre construction européenne, qui refuse une austérité qui ne fait que renforcer la crise. Cela passerait par un refus de réalimenter les banques privées à des taux trop bas, et conférer à la BCE le droit de prêter aux Etats. La négociation du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) sera un test, à cet égard, pour la politique de François Hollande.

Le nouveau mode de développement que les auteurs appellent de leurs voeux devrait être orienté selon trois axes. Le premier est une reprise en main d’une partie de l’économie par le secteur public, et on a vu qu’il était la plupart du temps question d’économie sociale et solidaire, et non d’étatisation. Les besoins sociaux (plusieurs millions de mal logés, catégories de population qui ne sont plus couvertes sur le plan de leur santé etc.) non satisfaits par le marché doivent être assurés de cette manière. Le second volet porte sur la reconversion écologique, où il est surtout question d’énergie et de relocalisation, et de coopération nord-sud. Le troisième reprend pour l’essentiel les éléments déjà développés sur les difficultés rencontrées en propre par les femmes ; s’y adjoignent des recommandations en matière de petite enfance et autres dispositifs visant à éviter la « double journée ».

Les auteurs ont raison de souligner qu’un tel programme fait largement consensus, dans ses grandes lignes, à gauche. L’intérêt de cette note est de donner une cohérence à une diversité de mesures qui sont déjà revendiquées, pour la plupart, par les mouvements sociaux eux-mêmes.

Mais ajouter les diverses mesures sectorielles les unes aux autres produit par contre-coup quelques interrogations quant à leur cohérence. On a notamment l’impression que les auteurs surestiment les capacités de l’économie française, si elle était placée dans les conditions qu’ils proposent, à générer la valeur attendue pour boucler le programme. La question n’a pas échappé aux auteurs, qui consacrent un encadré à ce sujet. Mais c’est pour ne pas y répondre, évoquant l’insuffisance des modèles disponibles et leur incapacité à raisonner en valeur d’usage. Soit. Mais on aimerait quand même que le sujet soit un peu plus fouillé, car on ne voudrait pas que les mesures proposées produisent finalement l’inverse de ce qu’elles promettent. L’utopie, quand elle promet des choses qui semblent irréalistes, est plutôt démobilisatrice que mobilisatrice.

Il est en effet deux types de mesure : d’un côté celles qui ne portent que sur la distribution des revenus, et plus généralement des richesses, et de l’autre celles qui visent à réorganiser la production. Si le premier volet est globalement satisfaisant, dans le programme proposé, le second point semble un peu trop léger pour convaincre. En outre le lien qui peut exister entre les deux n’est pas suffisamment clarifié. Certaines mesures sont clairement sans conséquences ou presque sur la structure production : revenu maximum, taxation des riches etc. S’ils viennent à partir, les « talents » soi-disant indispensables n’auront aucun mal à être remplacés, et les douaniers, si on le leur demande, sauront faire en sorte que leur sortie soit aussi contrôlée que ne l’est l’entrée pour les immigrés. La lutte contre la précarité, autre volet urgent et nécessaire, n’aura pas non plus de conséquences sur la croissance. Mais la réappropriation du profit pose un premier problème, car ce profit comprend aussi les investissements. Si les investissements sont consommés dans les salaires, où trouvera-t-on l’argent pour la restructuration ?…

Il aurait fallu séparer l’investissement de ce qui va dans la poche des riches, pour que l’on aie une bonne idée des marges de manoeuvre de ce côté-là. Par ailleurs, le problème macroéconomique demeure. Un SMIC à 1700 euros, sachant que la France compte 15% de smicards, cela suppose soit 3% de production de valeur en plus, soit 3% de valeur pris quelque part, sans compter la hausse des salaires des non-smicards que cela provoquera probablement, ce qui nous conduit plus probablement vers une croissance de 5 à 10%. Or la croissance stagne. Que les gens aient un pouvoir d’achat théorique n’explique pas comment l’économie produira, physiquement, ce qu’ils veulent acheter. Les auteurs semblent beaucoup compter sur les gains de productivité, mais ils ne disent pas beaucoup comment ils les obtiendront, ni si ces gains ne se feront pas au détriment de l’environnement, via une accélération de l’extractivisme. Rien ne prouve, en effet, que les investissements « verts » déclencheront une « croissance verte », en raison de la raréfaction des matières premières, ni que cette croissance sera véritablement « verte », du côté de l’environnement. Chacun a pu au contraire constater que les alternatives vertes sont généralement plus chères que ce qu’elles remplacent. Ce n’est pas toujours le cas, c’est vrai, ainsi par exemple du coût total d’une maison neuve sur 10 ans. Mais c’est souvent le cas. Que ça ne soit pas le cas est suffisamment contre-intuitif, pour le citoyen ordinaire, pour que cela soit expliqué. Si elles sont plus chères, ce n’est pas parce qu’elles rapportent plus de dividendes à leurs actionnaires, mais parce que leur efficacité économique est moins bonne. Et elle est moins bonne pour une raison simple à comprendre : parce qu’on « paie » pour l’environnement. Piller la nature et le travail augmente les profits, comme le disent eux-mêmes les auteurs ; dès lors moins piller les diminue. Autrement dit, même sous contrôle public, un mégawatt photovoltaïque coûte plus cher qu’un mégawatt issu du charbon.

Ces éléments ne sont pas clairement exposés. D’une manière générale, le « produire autrement », du point de vue de la valeur d’usage, reste le parent pauvre de cette note, les grands principes sont exposés et on s’en tient là, sans véritablement nous expliquer comment on fait et avec quelles conséquences. Pas un mot sur les nouveaux indicateurs de richesse non plus. Le gain espéré par la RTT n’est pas non plus chiffré. Est-il à la hauteur des espérances ? Pourquoi ne pas avoir exploré la piste du contenu en emploi de telle ou telle filière ? Encore une fois le contenu de la production est laissé de côté, au profit des conditions de la production, comme si ceci n’avait pas de répercussions sur cela. Il y a pourtant une boucle vertueuse possible, entre écologie et emploi : « payer pour l’environnement » demande plus de travail, donc plus de main-d’oeuvre, donc plus d’emploi. Les causes sont diverses mais l’une d’entre elles s’applique particulièrement bien au vivant : la main humaine reste plus sélective et plus précise que les machines, qui impliquent, pour être rentables, d’homogénéiser les variétés.

C’est donc peut-être le contenu de la production, plus que ses conditions, qui est le plus susceptible de susciter l’espoir tant attendu, tant en termes d’emplois que de perspectives d’avenir. Le repli sur soi tient beaucoup au chômage, comme le signalent très justement les auteurs. Le chômage, c’est l’absence d’avenir, c’est le fait de ne pas voir où est sa place dans l’avenir qui est proposé. Mais comment se faire une idée de sa place quand le contenu lui-même reste vague, quand aucun récit de l’avenir n’est proposé ? Rester flou sur le contenu de la production, c’est rester flou sur l’avenir, il n’est pas possible, ensuite, de chercher à garantir une place à chacun. La note semble avoir été écrite pour celles et ceux qui ont un emploi, même précaire, et qui veulent le garder. Elle est défensive, court-termiste. Elle aurait gagné à s’inspirer des nombreux scénarios2 qui, depuis quelques décennies, cherchent à éclairer ce que peut être l’avenir sur les quarante ou cinquante prochaines années, approche qui donne du champ et du souffle, permet de voir loin, de se projeter, à l’échelle d’une vie humaine, qui dure près d’un siècle et non sur une mandature de cinq ans. C’est d’une telle profondeur de perspective que nous manquons, nous semble-t-il.

Par ailleurs, à trop espérer du haro sur les très riches et d’une hypothétique relance, la note fait un peu trop l’impasse sur la nécessité universelle de partage. Il ne suffit pas d’évoquer « les besoins sociaux » et de compter sur l’expropriation des riches pour les financer. A combien de monte-t-elle exactement, cette cagnotte ? Elle risque d’être bien inférieure à ce qui est attendu, l’un des auteurs, Alain Lipietz, l’affirmait déjà dans les années 803. C’est donc d’un partage plus large qu’il aurait fallu poser les bases. La richesse : c’est ça le problème, et dans une magnitude plus grande que les seuls ultra-riches. La sobriété, qui n’est évoquée que dans le passage sur l’énergie, c’est le partage. Il n’est pas question de culpabiliser les smicards, ici. Il est question de mettre en lumière la construction collective des besoins. Comment réduire les dépenses contraintes, par exemple, sans réduire la qualité de vie ? On peut atteindre 1700 euros de qualité de vie, avec 1200 euros. Des solutions existent, elles ne sont pas évoquées. Quelques exemples : l’incroyable contre-productivité des « big pharmas », qui ne génèrent rien de nouveau mais font tout payer à la sécu ; l’inutile dépendance d’un grand nombre de personnes à la voiture ; les « grands projets inutiles » ; les milliards dépensés dans l’armement, prélevés sur les salaires ; l’inefficacité scolaire etc. Ivan Illich a largement détaillé cela dans les années 70, il faut reprendre ce fil. Ca ne veut pas dire faire l’apologie de la pauvreté : pour vivre bien avec 1200 euros, les inégalités doivent nécessairement être fortement réduites, car les dépenses contraintes en sont le résultat. Illich l’exprime très bien : pour former un docteur hyperspécialisé, qui ne soignera que quelques cas rares, la société entière doit s’appauvrir. Illich n’a pas tout prévu, en particulier l’économie spéculative doit être contrôlée. Il est par exemple impossible de vivre bien avec 1200 euros quand le foncier oblige à vivre en zone pavillonnaire, rendant la voiture obligatoire, ou quand on est sans cesse stigmatisé parce qu’on n’a pas le dernier gadget à la mode. Une analyse critique de l’économie de la demande est absente de cette note, c’est bien regrettable car elle fournirait sans doute une partie du sens des combats contemporains. Le programme du Conseil National de la Résistance est évoqué, mais pas un mot sur les médias, sur la construction de la demande, sur le travail continuel des annonceurs et des services marketing pour entretenir la concurrence entre les consommateurs. Pourtant c’est aussi de l’économie, « la demande », quand elle vient des smicards, ne peut pas être identifiée aux « besoins sociaux », surtout quand un Smic, à l’échelle planétaire, c’est déjà bien plus que la planète peut supporter. Une raison de plus pour s’en prendre avant tout aux salaires plus élevés que le Smic.

Bref. S’il faut saluer cette note, comme une synthèse bienvenue, nous devons toutefois pointer les manques et les incohérences, de manière, peut-être, à stimuler la sortie d’une note encore meilleure, dont le slogan serait : « ni austérité, ni relance, ensemble pour le bien-vivre ». Nous en avons tous besoin.

1 Ont aussi contribué : Guillaume Etiévant, Norbert Holcblat, Michel Husson, Alain Lipietz, Jacques Rigaudiat et Stéphanie Treillet

2 Pour en citer quelques-uns : Boissieu C., Division par quatre des émissions de gaz à effet de serre de la France à l’horizon 2050, La Documentation Française, 2006 ; AIE, World energy outlook, 2011 ; Greenpeace / European Renewable Energy Council, Energy [r]evolution, 2008 ; http://www.negawatt.org ; Wolfgang Schade, iTREN-2030 integrated transport and energy baseline until 2030, 2009 ; CERUR / MANA, Habitat post-carbone – scénarios prospectifs 2020-2050, MEEDDEM / Ademe, 2010 ; Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, Quel futur pour les métaux ?, EDP Sciences, Edition Sciences, 2010 ; BIO IS, Impacts of ICT on energy efficiency, Report to DG INFSO, 2008 ; Agrimonde – agricultures et alimentations du monde en 2050 : scénarios et défis pour un développement durable (2009) ; L’évaluation du Millénaire sur les Ecosystèmes (2005)

3 Alain Lipietz, L’audace ou l’enlisement – sur les politiques économiques de la gauche, La Découverte, 1984, p186