On n’attendait pas du comité chargé par Nicolas Sarkozy de « la modernisation et |du| rééquilibrage des institutions de la Ve République » qu’il fasse œuvre révolutionnaire. Mais on n’escomptait pas non plus copie si médiocre. 

Qu’on ne se méprenne pas, à côté de propositions lénifiantes comme celle qui consiste à « mieux représenter l’opposition dans les manifestations officielles », le comité Balladur propose des réformes importantes et bienvenues – sur les pouvoirs du Parlement et l’organisation du travail parlementaire, le cumul des mandats, la saisine du Conseil constitutionnel, etc. Certaines seront sûrement discutées (comme le fait d’instaurer un premier filtre électif à l’élection du président de la République), d’autres devraient recueillir les suffrages de la gauche (après tout, les principales propositions « parlementaristes » du comité Balladur viennent de la gauche, quand elles n’ont pas été simplement recopiées dans le projet de la Convention pour la 6ème République). Chacun pourra trouver dans les 77 propositions du Comité Balladur des motifs de satisfaction ou, à l’inverse, d’indignation. Certains manques sont en effet particulièrement criants (par exemple sur l’inscription de la France dans l’Union européenne), le flou de certaines propositions ne laisse pas d’interroger (par exemple sur la Justice), la façon d’évacuer certains problèmes laisse perplexe (par exemple le rôle du Sénat), certaines solutions sont loufoques (régler le problème de la représentativité des députés en instillant une dose minuscule de proportionnelle). Et l’on peut douter de l’utilité de constitutionnaliser la pratique présidentialiste du régime – le président de la République « définit la politique de la Nation », à charge pour ses collaborateurs (le gouvernement) de la « conduire » – au risque de provoquer une crise grave à chaque cohabitation. Mais l’essentiel n’est pas là.

L’essentiel du rapport Balladur tient en réalité dans le fait qu’il entérine la conception sarkozienne de la responsabilité politique. C’est en effet avec la « responsabilité » comme mot d’ordre que le président de la République a décidé d’engager une procédure de réforme de la Constitution. « Il ne peut y avoir de pouvoir fort sans responsabilité forte » a-t-il expliqué le 12 juillet dernier à Epinal, en précisant que « dès lors que le président gouverne », ce dernier doit être « responsable ». Pour cela il faut que le président « puisse s’exprimer au moins une fois par an devant le Parlement pour expliquer son action et pour rendre compte de ses résultats », mais aussi que le pouvoir présidentiel de nomination « soit encadré pour les postes de haute responsabilité |et| que la décision soit partagée avec le Parlement ». Il y a là de quoi être perplexe. De quelle responsabilité parle donc Nicolas Sarkozy ? Lorsqu’il évoque le discours annuel devant le Parlement d’un président qui gouverne, c’est celle de tout chef qui, dans une organisation soumise aux impératifs de communication contemporains, exerce effectivement le pouvoir qui lui a été confié et explique alors ce qu’il fait.

La responsabilité politique ce n’est pourtant pas que cela. Dans les démocraties parlementaires – ce qu’est la Ve République, même « présidentialisée » – elle se mesure d’abord par rapport à l’état d’une relation qui se dénomme « confiance ». Les gouvernants doivent être en permanence en mesure de rendre des comptes sur l’usage qu’ils font ou ont fait de la confiance qui leur a été accordée. Cette confiance qui peut être renouvelée à tout moment, peut disparaître aussi subitement. Avec la réforme prônée par le comité Balladur, le gouvernant suprême – le président de la République – choisira son calendrier et le thème de son discours, vantera les mérites de son action, écoutera poliment les louanges de ses supporters et les critiques de ses opposants, et s’en retournera tranquillement à l’Élysée, son devoir communicationnel accompli (et en ayant affaibli au passage le Premier ministre – pour quel bénéfice ?). A aucun moment, la question de confiance ne pourra être posée. Cela vaudra également pour les commissions d’enquêtes parlementaires, devant lesquelles le comité Balladur a eu l’immense audace de penser que le président de la République pourrait demander d’être entendu… Drôle de responsabilité qui s’apparente au bon plaisir du monarque. Être responsable politiquement c’est aussi, après avoir rendu des comptes, tenir compte. C’est pour cela que les parlementaires disposent d’un moyen de pression : la menace de censurer – de renvoyer – le gouvernement. Ici le président, qui a pourtant absorbé dans sa personne tout le gouvernement, ne pourra être censuré alors qu’il conservera l’arme disciplinaire de la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est ainsi un président hors d’atteinte, mais potentiellement menaçant, qui se présentera chaque année devant le Parlement. On se demande où est le « rééquilibrage » des institutions… La responsabilité politique selon Nicolas Sarkozy – et, à sa suite, le comité Balladur – c’est donc ça : un président tout puissant qui, sans prendre le moindre risque, daigne venir expliquer sa politique devant les parlementaires. Autant organiser directement cette opération de communication à la télévision…

On rétorquera sans doute que la critique est excessive. Le comité Balladur ne veut-il pas, dans le même temps, limiter les possibles abus de pouvoir présidentiel en accroissant les pouvoirs du Parlement ? Ne donne-t-il pas un signal fort de cette volonté en permettant aux parlementaires d’intervenir dans la nomination des plus hauts responsables publics ? En réalité, cette proposition est une autre illustration de l’ambiguïté de la conception sarkozienne de la responsabilité politique. Que le Parlement auditionne (si possible publiquement) les hommes et les femmes que le président de la République souhaite nommer aux plus hautes responsabilités de l’État, qu’il soit même conduit à exprimer son avis par un vote, constituera assurément une véritable avancée. Mais que le Parlement « partage » le pouvoir présidentiel de nomination sera en fait une façon pour le président de la République de se défausser de sa propre responsabilité de gouvernant, tout en pratiquant une forme assez délétère de confusion des pouvoirs.

La responsabilité politique ce n’est pas partager son propre pouvoir, c’est assumer pleinement les conséquences de son exercice, c’est donc prendre des risques. Si elle s’en tenait aux propositions du comité Balladur, la réforme constitutionnelle ne toucherait donc pas à l’essentiel : les conditions d’exercice démocratique du pouvoir. Le président de la République, devenu officiellement le chef réel du gouvernement, ne serait responsable devant personne ; les parlementaires verraient certes leurs pouvoirs accrus (à la marge), mais l’hôte de l’Elysée serait inatteignable. Un pas en avant, deux pas en arrière.

Le piège politique, bien à la manière de Nicolas Sarkozy, consisterait alors à prendre au sérieux tel ou tel aspect du rapport Balladur, à le discuter, à vouloir l’amender en perdant de vue le plus important : ces 77 propositions, pour séduisantes que certaines puissent être, ne règlent en rien le problème démocratique de la Ve République, le découplage entre exercice du pouvoir d’Etat et responsabilité politique des gouvernants. Le rapport Balladur, à cet égard, n’est qu’un leurre, comme la muleta qu’agite le toréador avant le meurtre rituel qu’il va commettre. Un leurre grossier, mais dont on peut prédire qu’il sera d’une redoutable efficacité, soit qu’il incite les partisans du pouvoir en place, effrayés par les maigres avancées du rapport, à faire machine arrière et à enterrer le projet de réforme, soit qu’il conduise à orienter le débat sur des questions accessoires.