Anticapitalistes, le livre de Florence Johsua, s’ouvre sur le contexte général de l’émergence de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). Ce groupe donnera ensuite naissance au Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Les circonstances sont celles de la radicalisation politique de la « gauche de la gauche » et de l’affadissement de la gauche institutionnelle. En remettant en perspective le mouvement de mai 1968, sur celui de la Commune et du Front populaire, l’ouvrage interroge les trajectoires et les motivations de ces « individus qui militent contre le capitalisme, pour un autre monde ». En effet, la formation de la LCR puis du NPA apparaissent comme un « renouveau des gauches radicales », confondant en son sein les courants féministes, internationalistes et de gauche autour du changement de société et du refus du capitalisme. Le projet de l’ouvrage est celui de rendre compte « d’une aventure minoritaire et universelle », celle de la « contestation de l’ordre établi » en retraçant les expériences et les représentations des militant-e-s.
A partir de plusieurs années d’observation participante, d’une enquête quantitative réalisée par elle dans les archives de la LCR et d’entretiens semi-directifs portant sur les trajectoires politiques des militant-e-s, Florence Johsua met au jour les profils socioprofessionnels des personnes, notamment à travers l’engagement massif des jeunes dès 2002, présenté dans un premier chapitre. Le chapitre 2, La séquence du reclassement revient sur les militant-e-s des années 1968. A cet endroit, l’auteure explore la mémoire du mouvement de mai telle qu’elle est exprimée par les ancien-ne-s militant-e-s de la Ligue Communiste (LC) et des Jeunesses Communistes Révolutionnaires (JCR), leurs trajectoires ordinaires et l’expérience de la déception, suivant l’accession de la gauche institutionnelle au pouvoir. Le réinvestissement du « capital militant » de ces adhérent-e-s s’exprime par un « bricolage hasardeux » des processus de reclassement ou de reconversion, et/ou par le réengagement du militantisme dans d’autres sphères de la vie, non politiques à proprement parler. Le chapitre 3, intitulé Repenser la production sociale de la révolte analyse les transformations des modes de recrutement à la LCR suite au tournant de 2002, sur la base d’une diversification des adhérent-e-s. L’auteure met en lumière le rôle crucial de l’éducation dans la représentation politique de soi et du monde par les militant-e-s. Ce chapitre reprend l’historiographie de l’adhésion individuelle, dans un contexte d’abandon des questions de justice sociale par les partis de la démocratie représentative – ceux-là même qui ont rendu possible l’arrivée du Front national au deuxième tour des élections présidentielles. Ici, la réflexion porte sur les conditions idéologiques de la reproduction de l’engagement. Le chapitre 4 s’ouvre sur une question : Après le schéma, l’hypothèse et puis…que faire ? qui interroge les principales différences survenues dans le passage entre un mouvement insurrectionnel et l’autre. On y apprend que la nouvelle génération ne se pose pas la révolution comme projet dans des termes concrets ou du moins, qu’elle nourrit de nombreux doutes à son égard. Au moment de ce tournant, c’est en fait la notion même de projet qui pose problème, alors qu’elle constituait jusque-là une ligne politique rassurante et un véritable programme. L’hypothèse d’une crise est émise dans le chapitre 6, qui tente d’élucider la tension entre le « projet » du parti, donc et la société. Dans cette perspective, le doute, le flou, apparaissent comme les modalités d’un progrès politique : celui de « l’adieu au grand soir ». Ici, les cadres de pensée et de perception des militant-e-s relatifs à la question de la production sociale des idéologies en politique sont appréhendés à travers la diversité des filiations. L’observation participante, menée auprès des adhérent-e-s de la section du 20ème arrondissement de Paris, révèle l’hétérogénéité de leurs représentations, notamment en fonction de leur période d’arrivée. Dans ce contexte riche et varié, la vraie difficulté est de trouver des bases communes nécessaires à l’efficacité du mouvement. L’alter-mondialisme, courant émergent de la fin du 20ème siècle, apparaît comme un lieu de « réinvestissement militant ». La « signification particulière de ce contexte de reflux » permet à Florence Johsua de souligner les ambiguïtés des trajectoires politiques des personnes sur le long terme. Suit une comparaison entre deux périodes, l’une survivant dans les souvenirs et la distance prise par certains, l’autre brûlant dans les espoirs des autres. Le chapitre 7 incarne cette remise en question générale, à travers la Remise en cause du révolutionnaire professionnel, figure décrite par Lénine et excluant notamment de l’activité politique les militantes en charge d’enfants, longtemps appréhendées comme une question non politique, d’ordre privé. Cela débouche tout naturellement sur un huitième chapitre (Si tous les gars du monde se donnaient la main) consacré à la critique cruciale et dérangeante du genre dans un militantisme qui peine à effacer la permanence des mécanismes de discrimination. Ce seront les luttes féministe et homosexuelle qui, en se constituant comme des revendications à proprement parler politique, parviendront à remettre en cause les règles hétéro-normées du parti au fur et à mesure de son évolution. Le chapitre se conclut d’ailleurs sur le constat mitigé d’une féminisation du bureau politique, qui ne conduit cependant pas à remettre les questions considérées comme « féminines » au centre. Le dernier chapitre, Après 2002, transformations et résistances ouvre sur les perspectives laissées par ce tournant, qui pose autant de questions nouvelles sur les formes de l’engagement, qu’il consolide les acquis politiques. D’autres thèmes, comme l’environnement, se glissent dans l’ordre du jour. Quel écho trouveront-ils ? L’ouvrage s’achève sur le portrait précis d’une nouvelle recrue, depuis son engagement à la LCR en 2002, jusqu’à la fondation du Nouveau Parti Anticapitaliste en 2007.
La force de l’ouvrage se dévoile dans la capacité à embrasser les dynamiques d’une histoire commune tout en parvenant à retracer la spécificité des groupes, des vécus, des moments. En recoupant les sphères militante, associative, syndicale, à travers les sinuosités des parcours militants, les doutes et les hésitations, Florence Johsua interroge la nature même du changement social. En appréhendant avec distance et respect la pluralité des sens de l’engagement politique, elle parvient à mettre au jour les complexités qui font la force du militantisme et à briser l’apparente homogénéité de ces mouvements. Les militants du NPA sont, comme tous, les victimes – mais du moins agissantes – d’un viol du politique, infligé par les partis institutionnels dans leur ensemble, et qui ont permis de voir poindre à nouveau, et pour longtemps, le spectre du fascisme.