NOTE DE LECTURE. Fredric Jameson, Archéologies du futur : Penser avec la science-fiction, (traduit par Nicolas Vieillescazes), Max Milo, 2008. 30 Mai 2009.
Dans son dernier ouvrage publié en français, second volet d’une oeuvre placée sous le signe d’une archéologie du futur, Fredric Jameson passe au crible la littérature de K. Dick, Aldiss, Le Guin, McIntyre, Robinson, Gibson… L’intérêt de Fredric Jameson pour la littérature de science-fiction (catégorie : utopie) puise sa source dans la théorie marxienne. Selon Marx, toute action n’est que « le résultat d’un développement historique antérieur », seule une poésie du futur qui dérogerait aux formes dérivées de notre atavisme répressif contribuerait à engendrer l’irruption de « l’événement le plus révolutionnaire ». Cette préparation du futur, cette expérimentation de nouvelles formes de relations sociales émancipatrices resterait vaine si le futur n’impliquait pas une société sans classes, bâtie sur les ruines de la société de classes. Cela consistant à bâtir une nouvelle société si et seulement si l’on a su faire table rase du passé. Ainsi La science-fiction utopique prend elle comme prétexte un événement catastrophique (explosion atomique, réchauffement planétaire, épidémie, glaciation, inondation…), c’est-à-dire celui d’un événement à la fois historique et sans précédent, pour poser les bases d’une communauté nouvelle proprement révolutionnaire, une véritable mise en application des injonctions de Marx à tirer sa poésie de l’avenir, sans tenir compte des évènements antérieurs. « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase » |1|. Derrida précise, dans Spectres de Marx, que le contenu doit lutter contre et l’emporter sur la rhétorique héritée du passé. Le titre de l’ouvrage de Marx Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte marquant déjà cette répétition du passé sous forme de mascarade. En accolant « Louis Bonaparte » à « 18 Brumaire » alors que le coup d’état du 18 Brumaire ne concerne non pas « Louis Bonaparte » mais son oncle « Napoléon Bonaparte », Marx pointe cet anachronisme à rebours. Si les intentions de la science-fiction utopique sont bien d’envisager un futur sans connexion avec le passé, Jameson enregistre néanmoins cette incapacité des récits science-fictionnels utopiques —répondant à celle des récits politiques décryptés par Marx— à échapper à notre passé historique qui toujours refait irruption au cœur même de la narration.
La science-fiction utopique est le symptôme de notre incapacité à imaginer-penser le futur.
La science-fiction utopique sous couvert d’anticipation nous parle du présent.
La science-fiction utopique sous couvert d’anticipation nous parle au présent.
La science-fiction utopique met en garde contre l’avènement capitaliste.
La science-fiction utopique défamiliarise et restructure notre rapport au présent.
La science-fiction utopique opère un renouvellement latéral de la perception.
La science-fiction utopique contient les germes de la pensée de l’altérité radicale.
La science-fiction utopique traduit la nostalgie du présent.
La science-fiction utopique neutralise le réel.
La difficulté de la modernité à se défaire de l’histoire avait fait l’objet d’une publication de Fredric Jameson en 2002 : A Singular Modernity. Essay on the Ontology of the Present : « (l)a modernité « se démasque comme catégorie purement historiographique » : en d’autres termes, le récit de la modernité ne saurait porter que sur le passé, puisqu’on ne peut plus concevoir désormais la modernité qu’à l’aune de « l’hypothèse » d’une coupure postmoderne. (…) le postmodernisme ne rompt pas, comme il le croit, avec le modernisme « classique », mais avec le modernisme « tardif » (« contingent » en ce qu’il échoue à réaliser le projet du premier, l’autonomie de l’œuvre d’art, qu’il constitue en idéologie) » |2|. Le postmodernisme est dans l’incapacité d’établir une réelle coupure avec le passé puisqu’il ne rompt qu’avec le modernisme tardif soit une version déjà faussée historiquement, une falsification du modernisme classique, lui-même falsification du passé. Jameson engage ainsi à abandonner définitivement le passé historique au profit d’une « archéologie du futur ». Ce qui est valable pour les récits de la modernité affecte dans un mouvement semblable les récits de science-fiction utopique, l’homme se trouve dans l’incapacité d’élaborer un scénario du futur hors de ses repères historiques antérieurs, le présent se liquéfie dans un mouvement d’inconsistance similaire. Jameson, dans “K. Dick, in Memoriam” (Penser avec la science-fiction, p. 31) prend exemple sur les extraterrestres Biltongs de Pay for the Printer capables de reproduire sans fin des objets en série. Objets qui, au fil du temps, deviennent de plus en plus flous et perdent toute qualité de définition. La répétition dénuée de sens voit se dissoudre le contenu au fur et à mesure du processus. Les humains sauvés de l’extinction par l’arrivée des extraterrestres s’étaient reposés entièrement sur les Bildongs et leur don de reproduction, renonçant ainsi à exercer toute compétence, assurés que le problème était déjà réglé : « La faiblesse avait trouvé, comme toujours, son salut dans la croyance aux miracles, elle s’imagina avoir triomphé de l’ennemi, parce qu’elle l’avait exorcisé en imagination, et elle perdit toute compréhension du présent, se contentant de magnifier l’avenir qui l’attendait et les actes qu’elle se proposait d’accomplir un jour, mais qu’elle ne croyait pas encore le moment venu d’accomplir » |3|.
Le message chez Marx et Jameson pointe très précisément la même impuissance : « D’une part, cet affaiblissement de la compréhension historique et de l’imagination d’une différence historique qui caractérise la post-modernité est paradoxalement, entremêlé à la perte de cet espace au-delà de toute l’histoire (ou après sa fin) que nous appelons utopie. D’autre part, il est assez difficile d’imaginer n’importe quel programme politique radical aujourd’hui sans la conception d’une altérité systémique, d’une société alternée, que seulement l’idée d’utopie semble garder vivante, cependant faiblement. Cela ne signifie pas clairement que, même si nous réussissons à réactiver l’utopie elle-même, les contours d’une politique concrète nouvelle et efficace, à l’ère de mondialisation, deviendront immédiatement visibles ; mais seulement que nous n’y viendrons jamais sans elle » |4|.
Cette impossibilité à penser le présent sans faire appel à un passé déjà contrefait –à l
‘instar des réplicants de K. Dick, dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, qui ne disposent d’aucune recognition réelle, auxquels on a adjoint des barrettes de mémoire bardées de souvenirs– a été parfaitement intégrée par Ridley Scott dans son adaptation cinématographique de 1982 (Blade Runner). Le personnage de Rachel dont l’apparence hurle sa référence aux années 40 alors qu’elle est définitivement frappée de contemporanéité, d’immédiateté, en est l’exemple le plus représentatif. Reste le côté décoratif, ornemental du passé en placage de surface auquel Rachel ne peut avoir accès que sur le mode du zapping historique superficiel. Cette situation historique critique implique, selon Jameson, le recours urgent à l’utopie salvatrice, utopie maintenue vivante à travers les récits de la science-fiction alors même qu’elle tend à disparaître de la scène politique. L’Utopie opère avant tout tel un révélateur diagnostiquant la société malade. Quelle alternative hors ce diagnostique ? : « Pour paraphraser Brecht, puisque la nature humaine est plus historique que naturelle, produite par les hommes plutôt qu’inscrite par nature dans les gènes ou l’ADN, les hommes ont le pouvoir de la modifier, il ne s’agit pas ici pas de perte ou de destin, mais plutôt du résultat de la praxis humaine » |5|. (« L’homme propose, Dieu dispose ; de cela pas question » (Bertolt Brecht, Mère Courage et ses enfants, 1938)). Jameson s’écarte néanmoins, ici, nettement de Marx qui dans l’Idéologie Allemande abandonnait le socialisme utopique au profit d’un matérialisme dialectique : « Pratiquement, les communistes traitent donc les conditions créées par la production et le commerce avant eux comme des facteurs inorganiques, mais ils ne s’imaginent pas pour autant que le plan ou la raison d’être des générations antérieures ont été de leur fournir des matériaux, et ils ne croient pas davantage que ces conditions aient été inorganiques aux yeux de ceux qui les créaient » |6|. Jameson s’attache au socialisme utopique de Marx, donc à l’une des versions de la théorie marxienne, puisque ainsi que le suggère Derrida, il n’y a pas un Marx mais des Marx.
En 1860, l’anthropologie s’établit comme science sociale des sociétés primitives et influence considérablement les recherches de Marx et Engels : « Seule une organisation consciente de la production sociale, dans laquelle production et répartition sont planifiées peut élever les hommes au dessus du reste du monde animal au point de vue social de la même façon que la production en général les a élevés en tant qu’espèce. L’évolution historique rend une telle organisation de jour en jour plus indispensable, mais aussi de jour en jour plus réalisable. D’elle datera une nouvelle époque de l’histoire, dans laquelle les hommes eux-mêmes, et avec eux toutes les branches de leur activité, notamment les sciences de la nature, connaîtront un progrès qui rejettera dans l’ombre la plus profonde tout ce qui l’aura précédé » |7|. Si cette phrase paradoxale extraite du 18 Brumaire : « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase » semble à première vue à l’opposé même du rapport entretenu par Marx avec l’histoire, c’est pourtant ce message que Jameson semble avoir privilégié pour formuler sa théorie de « l’archéologie du futur ». Pour Fredric Jameson, l’utopie est avant tout un message à peine audible en provenance d’un avenir qui peut-être n’aura pas lieu. Un message-miroir alarmant comme celui délivré par les voyageurs de Brian Aldiss dans Croisière sans escale, découvrant qu’ils évoluent dans un présent obscur et factice modelé par un récit commun artificiel, un fake : « (c)ette angoisse fondamentale de l’utopie, sur laquelle nous nous attarderons plus tard : la peur de perdre ce monde familier dans lequel s’enracinent tous nos vices et toutes nos vertus (l’aspiration utopique en faisant bien sûr partie) en échange d’un monde où toutes ces choses et toutes ces expériences —qu’elles soient positives ou négatives— auront été effacées. Comme le dit Sartre, « je m’attends dans le futur, où « je me donne rendez-vous de l’autre côté de cette heure, de cette journée ou de ce mois ». L’angoisse est la crainte de ne pas me trouver à ce rendez-vous, de ne plus même vouloir m’y rendre » |8|.
|1| Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852 : texte en ligne.
|2| N. Vieillescazes, “Modernité en question”, Actuel Marx, n°34, P.U.F, Septembre 2003 : à propos de Fredric Jameson, A Singular Modernity. Essay on the Ontology of the Present, London and New York, Verso, 2002.
|3| Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852 : texte en ligne.
|4| Fredric Jameson, The Politics of Utopia, New Left Review 25, janvier-février 2004 : « For one thing, that weakening of the sense of history and of the imagination of historical difference which characterizes postmodernity is, paradoxically, intertwined with the loss of that place beyond all history (or after its end) which we call utopia. For another, it is difficult enough to imagine any radical political programme today without the conception of systemic otherness, of an alternate society, which only the idea of utopia seems to keep alive, however feebly. This clearly does not mean that, even if we succeed in reviving utopia itself, the outlines of a new and effective practical politics for the era of globalization will at once become visible ; but only that we will never come to one without it ».
|5| Karl Marx & Friedrich Engels, L’idéologie Allemande, 1845 (1932 pour la 1ère édition) : texte en ligne.
|6| Fredric Jameson, “The Politics of Utopia”, New Left Review, 25, janvier-février 2004 : And, to paraphrase Brecht, since human nature is historical rather than natural, produced by human beings rather than innately inscribed in the genes or DNA, it follows that human beings can change it ; that it is not a doom or destiny but rather the result of human praxis.
|7| Karl Marx & Friedrich Engels, Le Rôle du travail dans la transformation du singe en Homme, 1876 : texte en ligne.
|8| Fredric Jameson, Archéologies du futur, le désir nommé utopie, Max Milo, 2007.