Mouvements a souhaité initier une discussion entre deux équipes composées d’universitaires, de professionnels et de militants associatifs, ayant mené ces dernières années des recherches participatives avec des jeunes de quartiers populaires (Pop-Part) et des personnes en situation de pauvreté (Espace collaboratif).  Il s’agissait d’ouvrir la boite noire de la co-production des savoirs : quelles négociations, organisation, pilotage, tensions entre les différents groupes d’acteurs qui n’ont ni le même langage, ni toujours les mêmes intérêts dans la démarche ? Il s’agissait également de discuter des visées politiques et scientifiques de telles recherches participatives. L’échange débute par une brève description de la genèse et des objectifs des deux recherches, avant d’aborder leurs dimensions méthodologiques, scientifiques et politiques.

Mouvements1 : Pour commencer, pouvez-vous décrire la recherche Pop-Part ?

Marie-Hélène Bacqué2 : Pop-Part a obtenu un financement de l’ANR de 2017 à 2020. Avec le Covid, on a vraiment fini en 2022. Cette recherche prenait la suite d’un projet comparatif, MapCollab, conduit avec une équipe québécoise dirigée par Julie-Anne Boudreau. En France, nous avions travaillé dans deux quartiers à Aubervilliers et à Pantin. Nous avons souhaité, à partir de cette première expérience participative et de ses limites, mener une recherche participative sur les pratiques et représentations des jeunes des quartiers populaires, avec un angle d’entrée large qui permette d’associer des jeunes, des professionnel.les de la jeunesse et des chercheur.es universitaires. Au niveau des chercheur.es, nous fonctionnions en binôme par terrain, donc environ 20 chercheur.es. Sur chaque terrain, il y avait au moins un.e partenaire professionnel.le qui pouvait être une association de jeunesse, une structure municipale, une association artistique, etc. Par exemple à Nanterre, nous avons travaillé avec une compagnie de théâtre, une structure jeunesse – l’association Zyva – et un club de prévention. Au niveau des jeunes, nous avons constitué des groupes d’environ dix jeunes par terrain, donc une centaine de jeunes avec qui nous avons travaillé du début à la fin.

Nous avons choisi dix villes en recherchant une diversité de quartiers, car les quartiers populaires sont loin d’être homogènes. Il s’agissait aussi de terrains où nous avions déjà des contacts. Les groupes ont été constitués différemment selon les lieux, non dans une recherche de représentativité, mais de diversité des jeunes : scolarisés ou non, travaillant ou étant hors système. Au final il s’agit plutôt d’une jeunesse ordinaire : de jeunes dans le groupe sont à la dérive, même si certains ont des parcours un peu compliqués.

Notre objectif était de sortir d’une représentation caricaturale de la jeunesse des quartiers populaires et de partir des expériences des jeunes pour appréhender ce que c’est, aujourd’hui, qu’être un jeune dans les quartiers populaires. Nous avons travaillé par ateliers avec le même protocole dans chaque ville, mais sans hypothèses de recherche et sans cadrage des thèmes préalable. Ils ont émergé au fur et à mesure des ateliers. Nous avons bénéficié d’un financement du Centre de recherche en sciences humaines au Canada car cette recherche était inscrite dans un programme international Tryspaces, et d’un autre par l’Agence Nationale de la Recherche.

Mamadou Diallo3 : Nous, l’association Zyva, on sortait d’une aventure avec Jeanne Demoulin autour de la participation des habitants, une étude qu’on avait faite sur ce thème. Notre idée était simplement de donner la parole aux jeunes, comme on essaie de le faire au quotidien dans la mise en place des actions qu’on mène sur le territoire. Les jeunes ont adhéré assez rapidement à la proposition. On avait une vingtaine de jeunes au départ parce qu’on avait mobilisé plusieurs structures, après, ça s’est réduit. Ça a été tout de suite une belle aventure, très dynamique. On s’est laissé le temps.

Christine Bellavoine4 : De mon point de vue, ancré dans la ville de Saint-Denis, c’était particulièrement intéressant parce que je pouvais regarder comment ce travail avec des jeunes et des professionnel·les pouvait interagir avec des programmes d’action publique ou remettre en cause des idées qu’on avait. Par exemple, j’ai pu me rendre compte à Saint-Denis que c’était compliqué pour beaucoup d’acteurs jeunesse de participer à cette recherche. Le groupe des professionnel·les n’est pas très représentatif de l’ensemble des intervenant.es jeunesse : c’était plutôt des gens qui avaient déjà travaillé avec des chercheurs, ou qui avaient un Master ou encore un parcours positif de reconnaissance et étaient devenu.es chargé.es de mission. Sur d’autres terrains, on a vu aussi que les animateur·trices ou les éducateur·trices étaient des jeunes. De plus, c’est une profession qui est assez instable, et donc, au fil du projet, beaucoup ont changé de poste. Une des difficultés était que leur structure leur donne le temps de s’impliquer. A posteriori, on se rend compte que celles et ceux qui ont le plus participé, comme Mamadou, avaient plus de bouteille et plus de responsabilités. Pour les autres, c’était plus compliqué.

Mamadou Diallo : C’est vrai qu’à un moment donné, la question du temps consacré à ce travail se pose. Moi, j’ai l’âge pour être un peu plus libre, mais d’autres ont dû faire des choix. Quand les gens n’étaient pas rémunérés pour cet engagement, ils ont dû décrocher, mais souvent avec beaucoup de regrets.

M. : Pouvez-vous également présenter l’Espace collaboratif « Croiser les savoirs avec tou·te·s » ?

Elisabetta Bucolo5 : l’Espace collaboratif est un espace de réflexion qui a rassemblé un groupe d’une quarantaine de personnes partagées en trois groupes de pairs. Le groupe des chercheur·es était assez diversifié en termes de disciplines et de statuts, tou·tes avaient déjà pratiqué des recherches participatives. Le groupe de praticiennes, constitué de femmes professionnelles du social, avaient également pour point commun d’avoir déjà pratiqué la participation dans leur pratique. Le troisième groupe, celui des personnes en situation de pauvreté, était composé de personnes qui venaient d’ATD Quart-Monde et du Centre social des Trois Cités à Poitiers.

Le projet a été mené de 2018 à 2022, après des temps de préparation, notamment deux événements qui en ont dessiné le cadre : un séminaire épistémologique au Cnam, puis un colloque au CNRS en 2017. Pendant ces deux temps, a émergé l’idée qu’il serait intéressant de travailler sur les conditions éthiques, épistémologiques et pratiques nécessaires à la conduite de recherches participatives avec des personnes en situation de pauvreté. Donc la question de recherche s’est précisée au fil du temps, en discussion. Moi je n’étais pas là à cette époque ; avec Elsa, on est arrivées un peu plus tard. Mais, au dire des participant.es, ce qui a marqué les débuts a été la signature d’une convention : trois institutions – le CNRS, le Cnam et ATD Quart Monde, qui est un mouvement de lutte contre la grande pauvreté – venaient soutenir cet Espace collaboratif. Ces trois institutions apportaient les financements nécessaires – le projet a coûté autour de 115 000 euros. Comme pour Pop-Part, au départ, il y avait donc une question large de recherche mais pas d’axe de recherche. Il s’agissait de les construire ensemble. Les premières années ont été un peu mouvementées, le temps de stabiliser les groupes et se mettre d’accord sur les questions à travailler.

Marianne de Laat6 :  Il faut rappeler les liens entre cette initiative et l’histoire d’ATD Quart Monde.  Dès ses débuts, l’association a voulu non pas seulement faire des actions, mais aussi produire des connaissances pour mieux agir. Elle a donc a fait appel à des chercheur·ses. Par la suite, dans les années 1990, on a conduit deux recherches participatives : Quart Monde université puis Quart Monde partenaires. Après ces deux expériences pilotes, on a continué à développer le croisement des savoirs, mais on sentait qu’il y avait des questions sans réponse. C’est pour cela que le séminaire épistémologique au Cnam a été fait avec les acteurs de trois recherches très différentes, mais participatives. Il y avait des acteurs d’ATD, il y avait des acteurs d’une recherche faite avec des jeunes qui sortaient de l’aide sociale à l’enfance et il y avait une recherche menée par les Universités Populaires des Parents. Ils et elles se sont rencontré.es, ont raconté leurs recherches, les résistances, les difficultés rencontrées. A partir du séminaire épistémologique on a élargi à d’autres chercheur·ses, à d’autres personnes et d’autres professionnel·les. Dès le début, le choix était de fonctionner en groupes de pairs, non-mixtes, et en croisement des savoirs.

Elisabetta Bucolo : Ce principe de travailler en non-mixité n’est pas une forme de non-mixité absolue car il y a des temps de plénière où on est tou·tes ensemble. Il a été d’emblée établi… et d’emblée contesté ! Lors de la première plénière de l’Espace collaboratif, certains chercheurs considéraient que le canevas de fonctionnement était trop rigide, qu’il ne leur permettait pas assez de discuter avec les personnes en situation de pauvreté. Nous, on a expliqué que cette démarche permettait au contraire de lutter contre les injustices épistémiques, notamment dans l’interaction entre les différents acteurs. Cette question a été débattue en comparant différentes méthodes. Par exemple, on a invité l’équipe CapDroits, qui travaille avec les personnes en situation de handicap, mais sans organiser de groupes de pairs, en mixité à toutes les étapes. A partir de tous ces échanges, on a choisi trois axes sur lesquels on allait travailler : le rôle des groupes de pairs dans les recherches participatives avec des personnes en situation de pauvreté, les leviers de la coproduction des recherches et enfin les critères d’évaluation des recherches participatives. Je tiens à rajouter que les personnes en situation de pauvreté ont participé à égalité avec les autres durant tout le projet.

Elsa Piou7 : La première thématique, sur les groupes de pairs, vient directement de la réaction de chercheur·ses qui n’étaient pas en accord avec cette façon de travailler. On n’a pas mis en place la démarche du croisement des savoirs de manière stricte, puisqu’il y avait l’idée de ne pas imposer une méthodologie unique. On s’est aussi inspiré d’autres façons de faire. Quand je dis « on », c’est parce qu’il y avait un comité pédagogique qui préparait les séances plénières. Ce comité pédagogique réunissait des personnes qui animaient chacun des trois groupes : deux chercheur·ses, deux praticiennes, et deux personnes qui n’avaient pas l’expérience directe de la pauvreté, mais qui la connaissent, en sont solidaires, et qui animaient les groupes des personnes en situation de pauvreté. Il y avait en plus dans ce comité deux personnes d’ATD Quart Monde qui ont l’expérience des démarches participatives. Et c’est ce comité pédagogique qui définissait la façon dont on allait pouvoir explorer les questions soulevées par les groupes.

Ce qui me semble important, c’est que tous les membres de l’Espace collaboratif avaient une expérience en démarche participative, puisque l’enjeu était de mettre en discussion ces démarches, et devaient accepter d’entrer dans un processus où on est co-chercheurs, de se dire que chacun des trois groupes avait un savoir différent, complémentaire, et équivalent en termes d’importance pour la démarche. Cette condition a pu faire que des personnes sont sorties de la démarche, mais cela a aussi apporté des questionnements collectifs sur en quoi les personnes ayant l’expérience de la pauvreté possèdent un savoir, en quoi les praticiennes sont légitimes à partager des réflexions avec les chercheurs académiques donc de marcher, un peu, sur leurs plates-bandes.

M. : Vos deux recherches associent des personnes rarement vues ou reconnues comme détentrices de savoirs dans la société : les jeunes des quartiers populaires et les personnes dans des situations de pauvreté. Comment avez-vous produit en commun des savoirs ? Comment les questions ont-elles évolué, avec quelles tensions ? Comment les décisions se prennent dans de tels collectifs de recherche ?

Jeanne Demoulin8 : Un des éléments importants que vous avez soulignés est le sentiment d’inégalité entre les différents partenaires. On avait trois types de partenaires : des chercheur·ses, des professionnel·les et des jeunes, avec des savoirs et des façons de penser qui ne sont pas les mêmes. Cette question de la reconnaissance a été présente dès le départ, avec la reconnaissance financière, parce qu’on a décidé de rémunérer les jeunes, ce qui est une façon de reconnaître leur travail. On a aussi rémunéré les structures de jeunesse avec lesquelles on a travaillé. L’autre question sur laquelle on a travaillé en permanence était la prise en compte les rapports de pouvoir dans la recherche, pour faire en sorte que ce soit aussi une des questions explorées.

Comment organiser la recherche ? On a commencé par un grand séminaire entre professionnel·les et chercheur·ses. On n’avait pas encore les jeunes. On voulait travailler les questions de recherche, la méthode, etc. Ensuite, on a fait des ateliers dans chaque ville, à partir d’un protocole qu’on avait discuté avec les professionnel·les. Les ateliers dans les dix villes ne se sont pas déroulés de la même manière, en fonction des jeunes qui étaient sur le terrain, mais l’idée partagée était d’utiliser l’outil vidéo. Pour les jeunes, c’était une façon de s’exprimer qui pouvait être plus facile que la parole ou l’écrit. Dans chaque atelier, on leur a proposé de faire des courtes capsules vidéo à partir de tablettes. On a fait une formation dans chaque atelier pour que les jeunes puissent utiliser cet outil. Il s’agissait de filmer leur quartier, ce qu’ils avaient envie d’en dire, avec des formes qui pouvaient être très différentes : du reportage, de la fiction, des interviews. Aujourd’hui, on a 84 vidéos. En fait, on est rentrés par l’expérience urbaine, par les mots du quartier, par des promenades commentées. On circulait dans le quartier avec les jeunes pour qu’ils nous parlent des endroits qu’ils avaient montré dans leurs capsules. Et à partir de cela, on a déroulé des thématiques, qu’on a essayé de garder identiques, mais qui ont pris plus ou moins d’importance selon les terrains.

Christine Bellavoine : Au niveau des méthodes, on a par exemple fait dans chaque groupe un atelier filles et un atelier garçons, séparés, pour parler des rapports entre filles et garçons. On a aussi fait des cartes mentales, des arbres généalogiques. La petite histoire et la grande histoire. En fait, l’idée c’était de rentrer dans leur expérience par différentes entrées. Et surtout, ce qui était important, c’était la dimension à la fois de production individuelle, pour que chacun puisse s’exprimer, et de discussion collective. C’est, à mon sens, le plus important, cette analyse collective construite au fur et à mesure des ateliers. Après ces ateliers, on a réuni tous les jeunes pendant deux journées à l’École d’Architecture de la Villette où ils se sont présentés leur travail, les vidéos qu’ils avaient faites. Et c’est là qu’est née l’idée de les faire travailler par mots clés.

Elsa Piou : Est-ce que les professionnel.les avaient aussi fait des vidéos, travaillé sur les mots ?

Christine Bellavoine : Non. Par contre, dans les ateliers, quand on a fait « grand histoire / petite histoire » par exemple, les professionnel·les et les chercheur·ses ont aussi fait l’exercice. C’est une façon de se mettre « au niveau » et de dévoiler des choses aussi. Par exemple, dans l’atelier filles-garçons, les filles  m’ont dit : « mais pour toi, c’est quoi ton expérience de fille ? ». C’est vraiment l’idée de construire de l’échange et de la réciprocité et donc de la confiance.

Marianne de Laat : Dans le livre, dans les productions, comment cela se donne à voir ?

Jeanne Demoulin : Dans le livre, on voit les expressions des chercheur·ses et des professionnel·les, iels s’expriment comme tel·les. Il y a aussi la parole des chercheur·ses sur la réalité des jeunes. Et donc, on a réuni tous les jeunes dans un grand séminaire. Ils ont choisi les mots sur lesquels ils voulaient travailler, ce qui n’était pas forcément, d’ailleurs, des mots sur lesquels nous, on avait envie qu’ils travaillent ! Une autre surprise, à la fin de ces deux jours, est qu’ils ont demandé à refaire un séminaire d’écriture. Donc, on est reparti deux jours à l’accompagnement. On a travaillé sur les mots et sur d’autres mots. Et là, pareil, avec l’idée d’un travail à la fois visuel et collectif.

Marianne de Laat : Pour comprendre : dans les grands séminaires, les dix jeunes de chaque lieu venaient ou c’était juste quelques jeunes ?

Jeanne Demoulin : Tous les jeunes venaient. Ils étaient tous invités. À La Villette, ils étaient une centaine. Au deuxième séminaire à la campagne, ils étaient soixante-dix. On ne s’attendait pas à ça, c’était énorme ! Sur le choix des mots, quand on voit ceux qui sont restés dans le livre, il y a des mots, ça sent les chercheur·ses. Et puis il y en a d’autres, beaucoup moins. Pour certains mots, on peut penser que c’est les chercheur·ses qui les ont choisis, par exemple « culture », « maraude », « gilets jaunes » mais ce sont les jeunes qui les ont demandés !  Nous on avait proposé « sport », et ils nous ont dit oui, mais il faut aussi « foot ».

On avait aussi fait des entretiens individuels avec les jeunes, après les ateliers. A partir de ce matériau, on a commencé à travailler, entre professionnel·les et chercheur·ses en discutant de manière parfois informelle. Déjà, on avait les thèmes des ateliers. Par exemple « filles / garçons » ou « famille » étaient des thèmes des ateliers. Et on en a proposé d’autres. Quand on a fait le week-end d’écriture à la campagne, on avait composé des groupes de travail autour d’une liste de mots qu’on avait a priori élaborés ensemble. Et là il y a encore des choses qui ont changé. Par exemple, je pense au mot « religion » : en collectif, ce n’était pas évident pour les jeunes d’en parler, mais dans les entretiens individuels, on s’est rendu compte à quel point c’était important pour eux.

Mamadou Diallo : Au départ, c’est vrai qu’on s’est mis un peu en retrait : les professionnel·les et les chercheur·ses, on avait dit qu’on laissait la place aux jeunes. En fait, au fur et à mesure, on s’est mélangés, on a fini par travailler en groupe même si au départ on avait plus cette notion d’accompagner les jeunes. Petit à petit, les mots, ce qui en est dit par les jeunes, par les chercheur·ses, nous interpellent, on a envie, nous aussi, d’apporter des choses. C’est le temps long qui a permis à tout le monde d’amener sa pierre. C’est vrai que j’ai vu beaucoup de jeunes sortir de la recherche et des professionnels ont pris la place. C’était intéressant, même si tout le monde ne participe pas de la même manière. C’est vraiment un mélange de l’analyse, des valeurs, entre ce que les jeunes disaient, ce que disaient les chercheurs… Dans mon groupe, il y avait beaucoup de jeunes mineurs, pour qui l’analyse pouvait être un peu plus difficile. Mais c’était contrebalancé parce qu’à l’intérieur de nos groupes, dans les dix territoires, il y avait des jeunes qui étaient engagés politiquement, qui avaient une vision peut-être plus profonde et une analyse plus fine des quartiers, des territoires. Si au départ, il y avait un peu de contrainte, progressivement on s’est laissé plus de liberté. Et je pense que la contrainte de départ était une bonne idée, parce que si on avait mis tout le monde à égalité tout de suite, les jeunes, on ne les aurait pas entendus. C’est-à-dire que moi, je n’aurais pas laissé parler les jeunes de mon quartier !

M. : Qui prenait les décisions – le choix des mots à garder, les formats de restitution – comment ça s’est passé ?

Christine Bellavoine : Il y avait deux pilotes de la recherche, les deux chercheuses Marie-Hélène et Jeanne. Mais tout a été fait de manière collective, avec des drives, des documents partagés, des allers-retours entre tout le monde pour valider collectivement les choses. Il y a eu beaucoup de discussions, et vous avez toutes deux tenu la chose jusqu’au bout, jusqu’à la rédaction. Tous les articles sont plus ou moins co-écrits à deux ou trois et ensuite il fallait accepter que tout le monde corrige tous les articles au cours des multiples allers-retours.

Marianne de Laat : Quand tu dis tout le monde a corrigé, tout le monde, c’est qui ?

Christine Bellavoine : Tous les chercheurs et les professionnels.

Marianne de Laat : Pour être sûre de comprendre : ce que vous appeliez le grand séminaire au départ, où il y avait les chercheurs et les professionnels, c’est ce groupe-là qui a continué à collectivement travailler à assurer cette dynamique collective. Et ensuite, il y avait le deuxième cercle après, constitué des jeunes.

Christine Bellavoine : Oui et après, on a fait lire des textes. Quand on a fait le séminaire d’écriture, les jeunes se sont lus leurs textes et ont apporté après, en petits groupes, des corrections. Ils ont retravaillé ensemble les choses. Mais tout ça était très progressif. C’est-à-dire que c’est tout le monde, mais pas de la même manière. En fonction du rapport à l’écrit, tout le monde n’était pas à l’aise pour aller lire sur le drive. Par contre, se parler du contenu, c’était possible. Par exemple, à Saint-Denis où les jeunes de mon groupe ont très vite lâché la recherche, cela ne nous a pas empêchés, avec Alain Vulbeau, de travailler avec un autre groupe de jeunes sur l’analyse qui avait été faite par les premiers sur le thème « grands / petits ». Donc, même si ce n’est pas les jeunes du début qui ont a validé cette notice, il y avait toujours cette envie de faire ces allers-retours, d’analyser et valider collectivement.

M. : Mamadou a bien résumé toute la complexité du processus qui puisse évoluer dans le temps, où chacun puisse apporter sa contribution et se reconnaître dans la contribution collective, du comment résister au fait que, socialement, culturellement, il y en a qui sont plus à l’aise que d’autres. Quels ont été, dans vos deux projets, les outils pour favoriser la coproduction des connaissances et pas seulement la prise et le partage de la parole ?

Elisabetta Bucolo : Il y a un constat fondamental : les savoirs des personnes en situation de pauvreté sont systématiquement « silenciés », les gens ne sont pas crus, pas entendus. Dans les situations de tensions, de choix difficiles, on se rappelait à ce principe de base. Nous avons beaucoup créé, inventé des méthodes pour que ce savoir soit exprimé, entendu et cru. Le choix des groupes de pairs permet à des gens qui se reconnaissent comme partageant une identité de pouvoir s’exprimer librement, exprimer leurs émotions, leur colère éventuellement, pouvoir passer d’une dimension individuelle à une dimension collective avant de se confronter avec les autres, et donc de stabiliser leur savoir. C’est un peu ce que tu disais, Mamadou : comment on renforce cette parole dans des espaces dédiés avant de pouvoir la confronter aux autres et éviter justement qu’il y ait des formes de prise de pouvoir. L’idée est de créer des safe spaces, dans la tradition féministe.

Par ailleurs, sur chaque thématique, le comité pédagogique a choisi et donné les mêmes documents aux trois groupes de pairs. Les consignes de travail étaient identiques de façon à que tout le monde travaille sur le même support pour préparer la plénière, ce qui a facilité l’égalité en plénière. On a utilisé le théâtre-image, le photolangage. Pendant la période Covid, on a eu un fonctionnement épistolaire : on s’envoyait des lettres entre les groupes avec des questions croisées pour dialoguer, continuer à garder les liens. Quand on arrivait dans les plénières – il y en a eu cinq – chaque groupe avait travaillé de son côté avec ses deux animatrices pour décortiquer la question de recherche, arriver avec des interrogations, des désaccords, etc. Comme les animatrices des groupes étaient dans le comité pédagogique, elles faisaient l’intermédiation avec le comité pédagogique et pouvaient ramener aussi les tensions, les insatisfactions, et il y en avait beaucoup !

Pour nous aussi, la question du temps était importante : le comité pédagogique est chronophage. On se voyait tous les mois, parfois tous les 15 jours, pour adapter nos décisions à ce qui remontait des groupes, pour trouver la méthode d’animation la plus adaptée pour co-produire la recherche. Il fallait raisonner, analyser des données, produire du savoir via une machine relativement rigide mais nécessaire. Cette rigidité nous a été rapproché au départ, mais à la fin les personnes ont reconnu que sans ce cadrage-là, on n’aurait pas autant produit ensemble.

Elsa Piou : Par rapport aux animatrices et animateurs, ce qui était important est qu’iels soient reconnu·es légitimes par leurs groupes. C’est sûr que le comité pédagogique a pris une grande place dans la prise de décision mais il était en lien avec ce que chacun de nos groupes avait pu critiquer ou proposer. On n’avait pas tous le même statut, il fallait donc travailler les rapports de pouvoir. Par exemple il y a eu un moment assez fort pour les praticiennes, quand des personnes qui ont l’expérience de la pauvreté ont pu leur dire : « vous savez, nous, même là où on n’est pas dans des relations de dépendance, vous n’êtes pas nos travailleurs sociaux, et bien même là, on a peur, quand on vient, on a peur de ce que vous représentez ». Les praticiennes se sont dit qu’à partir du moment où il y a cette peur, qu’il y a de tels rapports d’inégalité dans la relation, oui, le groupe de pairs était essentiel ! Cela n’empêche pas qu’à certains moments on a pu avoir des groupes mixtes, mais les étapes non-mixtes étaient absolument nécessaires.

Par exemple dans des moments où on était mélangé pour essayer de coécrire : qui prend le stylo ? Comment on arrive à une coécriture validée par tout le monde et compréhensible, du début à la fin, par tout le monde ? On s’est rendu compte que ce n’était pas si simple, que la bonne volonté et la bienveillance ne suffisaient pas à annuler les rapports de pouvoir. Il y avait besoin d’alternance entre des moments mélangés et des moments en groupe séparé pour débriefer. Avec l’importance de l’animation, dont le rôle est de déjouer certaines formes d’inégalité qui peuvent se produire aussi au sein même du groupe. Donc le groupe de pairs n’est pas la solution magique mais il fait avancer les choses sur les asymétries de pouvoir.

Marie-Hélène Bacqué : Si on met en perspective nos deux recherches, on pourrait considérer que dans la nôtre, les chercheur·ses et les éducateur·trices ont finalement travaillé ensemble avec des groupes de pairs constitués de jeunes, de sorte que le fonctionnement n’était pas si différent.

Marianne de Laat : J’ai l’impression qu’il est quand même différent dans le sens où dans notre recherche, les professionnel·les et les chercheur·ses ont apporté aussi un savoir qu’on a essayé de mettre à égalité. Le défi que nous nous sommes imposé dans l’Espace collaboratif était de le croiser pour ne pas juste juxtaposer trois registres de savoirs mais faire quelque chose de collectif, de commun. La recherche n’était pas sur comment on vit en situation de grande pauvreté mais sur comment faire pour que chaque groupe, dans les plénières, présente un savoir construit à partir d’un corpus, à partir d’une question déjà travaillée, et qu’on puisse continuer ensuite la réflexion ; sur comment ce que disent les chercheur·ses interpelle les personnes en situation de pauvreté, les professionnel·les et vice versa. Je n’ai pas l’impression que dans PopPart l’apport des chercheur·ses et l’apport des professionnel·les était si construit que ça. Il s’agissait plutôt de donner les moyens aux jeunes de dire leur quartier, de dire ce qu’ils avaient à dire.

Marie-Hélène Bacqué : C’était effectivement cela, même si dans l’ouvrage on a choisi ce mélange des voix, mais en effet sans chercher à avoir un texte commun. Le livre est écrit à trois voix, et plus car il n’y a pas une seule voix des jeunes mais plusieurs voix avec des points de vue différents, qui se sont construits dans la discussion. Il y a donc un croisement mais sans que cela doive arriver à un seul point de vue. L’enjeu était de laisser place à tous les points de vue et de les mettre en discussion.

M. : Dans vos deux démarches, il y a une attention particulière au récit individuel et à l’articulation entre l’individuel et le collectif, lequel passe notamment par l’engagement associatif. Vous avez mobilisé plusieurs méthodes issues de l’éducation populaire aider à cette articulation, mais est-ce que ce n’est qu’une question de méthode ?

Jeanne Demoulin : Moi je dirais que c’est aussi une question de convivialité. Ce qui a beaucoup compté est qu’on était un groupe qui s’entendait bien. C’est crucial pour arriver à créer des liens de confiance. On se voyait très régulièrement ! Avec les jeunes c’était pareil, il y avait des repas avec eux, de l’attention à leur temps à eux. On a tissé des relations humaines qui nous amènent à travailler ensemble jusqu’à encore aujourd’hui.

Elisabetta Bucolo : Dans nos résultats, l’une des conditions de mise en œuvre de la coproduction c’est de se donner du temps long et qualitatif. La qualité vient en partie de la convivialité. On discutait pendant les repas. Les personnes arrivaient souvent la veille, une relation s’est construite. La qualité du temps passé ensemble permet de se sentir plus à l’aise dans les espaces plus formels. Ce sont des évidences mais quand on ne le fait pas, on sent que cela a manqué ! Il y a aussi le rôle des associations : s’il n’y avait pas eu ATD Quart Monde et le Centre socio-culturel des Trois Cités, les personnes n’auraient pas eu les temps prévus pour pouvoir se réunir et réfléchir ensemble entre les plénières, assurer la préparation plus chronophage parce que les personnes avaient besoin de temps pour s’approprier les textes, etc. Donc sans ces associations, cela n’aurait pas été possible du tout ! C’est pareil pour vous avec les intermédiaires.

Christine Bellavoine : Je ne pense pas que ce soit du même ordre. Dans notre expérience, il n’y a pas cet engagement militant. Pour les jeunes, il s’agissait d’un engagement personnel. De façon intéressante, à Saint-Denis, le groupe était plus encadré puisqu’il s’agissait de jeunes qui étaient adhérent·es d’une association voulant changer l’image du quartier. Mais, justement, ils ne sont pas restés. Ce qui n’empêche pas qu’il y a eu beaucoup de choses faites à côté du projet. Et cela aussi est intéressant : ces recherches créent un groupe dont chacun.e repart avec des choses qui ont bougé et qui peuvent servir ailleurs.

Mamadou : Quand on fait le premier séminaire, j’étais méfiant : comme vous disiez tout à l’heure on est tout le temps étudié par des petits groupes de chercheurs qui viennent, passent trois jours avec nous, et sortent des choses après, des articles dont on ne voit pas la queue. Sans doute je ne vais pas dans les bonnes bibliothèques, mais après cette petite rencontre, il n’y a plus d’échange. Là c’est autre chose, on construit un partenariat, on travaille sur le long terme, on fait des choses qui n’ont rien à voir avec la recherche mais qui ont un lien avec nos territoires, c’est-à-dire avec nos actions, avec nos engagements. Aujourd’hui encore, je suis en contact régulier avec Olivier Brito, un chercheur de l’équipe. On monte des projets ambitieux sur le territoire, avec les écoles. C’est l’émanation de ce travail de recherche et de la qualité des échanges qu’on a eu !

M. : Ce qui est intéressant du point de vue des apports de la recherche est aussi qu’il n’y a pas tout d’un coup la lumière mais, par contre, une série de choses qui se précisent, par exemple sur les modalités d’engagement des jeunes dans des formes de solidarité. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Marie-Hélène Bacqué : Les maraudes auxquelles les jeunes participent ont lieu à Paris, alors que ce sont des jeunes qui, pour neuf quartiers sur dix, habitent en périphérie. Ils vont dans Paris distribuer des repas à des personnes en difficulté qui sont soit des réfugiés, soit des sans domicile fixe. Les quartiers populaires viennent dans Paris apporter de la solidarité ! Quand on a refait des entretiens sur leur positionnement politique, on a vu des jeunes en grande majorité de gauche voire, qui ont voté LFI aux dernières présidentielles, et qui, en même temps, partagent un registre très entrepreneurial, très macroniste. On a aussi pu aborder avec eux la prégnance du rapport à la religion. C’est un rapport très personnel, très loin de ce qu’on entend dans les médias, mais qui est très fort et qui peut être un des ressorts de logique de solidarité et d’engagement. Sur les rapports entre filles et garçons et les trajectoires, on a aussi vu que beaucoup de filles sont moins enfermées dans le quartier que les garçons. Elles sont confrontées à plusieurs registres de normativité, celle de leur famille, de la religion, de l’école où elles sont plus poussées que leurs frères, ce qui leur ouvre une capacité d’arbitrages. Ces différentes dimensions que j’ai évoquées rapidement fonctionnement de façon articulée. Une des choses que m’apporté cette recherche est d’être mieux à même de les comprendre ensemble ces différentes thématiques, parce que c’est à leur articulation que se construit l’expérience des jeunes. Très souvent, les recherches sur la jeunesse des quartiers populaires restent centrées sur une question ou un public spécifique.

M. : Est-ce que vous voulez compléter sur ce que ces recherches participatives ont apporté comme savoirs ?

Christine Bellavoine : J’aimerais parler de la posture de chercheur quand on travaille de cette manière, qu’on prend au sérieux pas seulement l’expérience vécue mais les mots pour la dire. Là, on a un dispositif ad hoc qui nous enjoint à ne pas être en position de surplomb. Après coup, je me rends compte que Pop-Part m’a apporté encore plus d’attention à ce que disent les gens et à ce que la recherche produit comme imposition. Un exemple : à Saint-Denis on a continué à travailler sur la question des rixes entre jeunes et j’ai participé à la restitution d’une étude commanditée par la mission de prévention des rixes. Une chercheuse faisait toute une synthèse des études sur le sujet devant des professionnel·les de la jeunesse. Iels ont réagi en disant que ce qui les préoccupait est que dans nos quartiers les jeunes sont de plus en plus violents et de plus en plus jeunes. J’entends fréquemment cela dans beaucoup d’antennes de jeunesse et d’associations. Et la sociologue a dit « non, les recherches montrent que c’est faux, les jeunes ne sont pas de plus en plus violents ». Là, j’ai vu tous les collègues se fermer, notre collègue sociologue les avait perdus, en fait elle les avait discrédités…

Il faut peut-être s’interroger sur cette production de savoir qui vont à l’encontre des expériences vécues. Bien sûr il y a moins de violence sur les temps longs mais d’où sortent les données de Saint-Denis ? C’est très compliqué d’avoir des données objectives sur qui participe aux rixes, est-ce que les données sur lesquelles les chercheurs se prononcent sont celles où il y a des morts ?  Je me rends compte que les dispositifs de recherche participative nous enjoignent à être encore plus pointus sur la recherche et d’interroger cette production de savoir au regard des expériences des acteurs qu’ils soient habitants, professionnels, etc. Parce qu’il y a une construction différente des objets de recherche, une compréhension autre des enjeux…

Elsa Piou : Les praticiennes engagées dans l’Espace collaboratif ont pendant tout un temps pensé qu’elles n’étaient pas légitimes, puis, progressivement, elles se sont rendues compte qu’elles amenaient des choses qui faisaient bouger les deux autres groupes. Par exemple, on a visionné une vidéo de Pop-Part quand pour travailler sur les critères de validation des recherches participatives. Le groupe des chercheur·ses a dit : « le pouvoir d’agir des personnes en situation de pauvreté est renforcé ». Les praticiennes ont réagi assez fort en disant non, une recherche participative ça fait bouger le pouvoir d’agir de tous les participant.es y compris les chercheur·ses, ou les praticien·nes ! On a vu la réaction des chercheur·ses qui ont été un peu déstabilisé·es mais qui ont pu rebondir et s’approprier cette idée. Un autre exemple : la question des animateur·trices questionnait beaucoup puisque ces personnes n’ont pas forcément l’expérience de la pauvreté. Les chercheur·es ont dit que les animateurs des groupes des personnes en situation de pauvreté sont un peu comme des papas ou des mamans poules. C’est devenu un objet de réflexion collective qui a poussé les militants d’ATD et les habitants des Trois Cités à se demander : « qu’est-ce qu’on attend des animateurs ? Est-ce que c’est de la protection, est-ce que leur animation limite notre contribution ? ». Cela a amené les personnes à dire que les animateur·trices les protègent dans le sens où iels leur permettent de ne pas dire ce qu’elles ne veulent pas dire, de ne pas entrer dans les détails de leur vie et d’être sur un pied d’égalité avec les autres.

Elisabetta Bucolo : C’est certain qu’on a beaucoup réfléchi sur nos postures. Pour les chercheur·ses, le fait de réaliser le pouvoir que l’on a, d’assumer le fait d’être un acteur dominant a été assez douloureux pour certain·es. Je parle ici du fait de réaliser brutalement, par la parole ou les actes dans ces petits moments qu’Elsa a décrits, d’être renvoyé.e à une situation de pouvoir qu’on croyait avoir mis à distance et qui, du coup, s’impose à nous dans ces interactions. Certain.es sont parti.es, n’ont pas accepté.es le renoncement éventuel à une forme de pouvoir donc c’est quelque chose qui nous a fait bouger, tou.tes ! C’est un résultat qui est du registre de l’évolution des représentations. L’Espace collaboratif a aussi produit des référentiels, des éléments sur lesquels s’appuyer dans les processus de recherches participatives, notamment sur les conditions et repères pour les évaluer. Quelque chose a été stabilisé, on a des preuves qui viennent d’un travail collectif, on le ressent quand on fait les restitutions collectives. On a produit un film9, les Actes des rencontres10, des articles, et chacun dans nos milieux respectifs on restitue sous forme de débats, d’interventions, de co-formations, d’articles de recherche. On a eu des analyses produites en commun qui nous renforcent tou.tes.

M. : Quel est l’objectif de vos recherches participatives ? Est-ce un objectif scientifique de produire de la connaissance plus juste ? Est-ce un objectif politique de transformation des situations, voire de la société, en renforçant le pouvoir d’agir des personnes marginalisées ? Ce sont des recherches chronophages, on peut se demander pourquoi passer quatre ans à prendre tant de temps à discuter…

Jeanne Demoulin : On a publié un article sur le processus de recherche11, sur les manières dont les productions alimentent la recherche et comment la recherche alimente les productions. On a essayé d’examiner cette boucle. Au départ par exemple on avait prévu une plateforme internet collaborative où on mettrait les vidéos des jeunes, puis il y aurait des commentaires, d’autres jeunes pourraient mettre des vidéos et à la fin tout le monde pourrait mettre des vidéos… Il y a en effet eu un travail d’archives mais pas du tout interactif au final, on est passés à autre chose. On s’est dit par contre qu’on produirait un livre qui fonctionnerait en dialogue avec le site internet. Donc il y a des vidéos référencées dans le livre qui sont visibles sur le site. On a ainsi eu plusieurs productions : le documentaire, les articles, etc12. La pièce de théâtre n’était pas prévue au départ, c’est venu quand on s’est posé la question du colloque, comment on allait éviter une succession de présentation de 20 minutes et on a réfléchi autour de cette forme théâtrale pour mettre en scène les textes des jeunes et les podcasts.

On a aussi été sollicités par The Conversation. On a discuté des scénarios avec la journaliste. La commande de notre part était d’avoir un documentaire sur la recherche mais utilisant les rushes qui avait été produits par notre étudiante, pour documenter le processus de la recherche. Or la personne qui a fait le documentaire s’est rappropriée la commande en faisant des interviews avec des personnes disponibles. Au final le documentaire est sa production, c’est son regard sur les jeunes dans leur quartier et les chercheurs dans des chaises dorées ! Cela nous a frappés mais en même temps c’était sa production : au bout d’un moment, l’expérience nous échappe.

Marianne De Laat : A propos des objectifs, est-ce qu’ils sont scientifiques ou politiques, je pense que ce n’est pas si binaire. Pour nous, l’objectif est de contribuer à la lutte contre la pauvreté et les injustices épistémiques. La face politique et la face scientifique sont vraiment les deux faces de la même pièce parce que notre sujet était que la science qui ne prend pas en compte le savoir des personnes exclues, parce qu’elle n’écoute pas les gens concernés, fait forcément des erreurs.

Jeanne Demoulin : Pour moi c’est aussi une articulation. Au moment des révoltes après la mort de Nahel à Nanterre, il se trouve qu’on était à Montréal pour présenter notre recherche. Le collectif des jeunes et des professionnels qui étaient là a décidé de faire une tribune qui a été publiée13. Donc on est passé d’une prise de parole scientifique à une prise de parole politique, ce n’était pas quelque chose qui était attendu ou donné d’avance.

Elisabetta Bucolo : On vu aussi quand on travaillait sur les groupes de pairs. A cette période, il y avait un débat politique sur la non-mixité revendiquée par les syndicats étudiants et critiquée par la droite, disant que c’était du communautarisme. On a essayé d’écrire une tribune mais on n’est pas allés jusqu’à la publier. Mais on s’était bel et bien et senti·es concerné·es politiquement. D’ailleurs, on raisonne en termes d’épistémologie post-pauvreté, laquelle fait écho aux épistémologies féministe et décoloniale : tout ce qu’on produit vise à lutter contre la pauvreté tout en intervenant sur le plan des connaissances.

Elsa Piou : Un mot à propos des formats des productions. Dans le groupe, il y avait un enjeu sur le partage des résultats : quelle forme on allait lui donner ? Au début, on avait l’idée de faire un colloque mais on s’est dit que cela n’allait pas. Comment organiser une rencontre avec d’autres équipes qui associent aussi des praticien·nes, des personnes en expérience de la pauvreté ou de l’exclusion ? On a donc co-construit deux jours de rencontres avec ces équipes de recherches participatives, avec l’idée de mettre en discussion nos résultats. On était 150 personnes, dont une majorité étaient venues en groupes. Il y a eu une appropriation collective de ces deux dimensions, la transformation sociale et la production de connaissances nouvelles. Après ces deux journées, pendant l’année qui a suivi, et cela continue encore aujourd’hui, on a fait de nombreuses présentations de l’Espace collaboratif et de nos résultats, et à chaque fois on essaye d’être le plus possible à trois voix avec des chercheur·ses, des praticiennes et des personnes ayant l’expérience de la pauvreté. L’enjeu n’était pas d’arriver forcément à une coécriture d’article scientifique, mais des productions variées pour faciliter nos présentations et débats dans les trois milieux concernés.

Elisabetta Bucolo : L’idée est que chacun·e selon ses milieux d’appartenance choisisse les supports qui lui semblent les plus adaptés pour restituer les travaux collectifs. Aujourd’hui, il existe des publications scientifiques qu’on n’a pas eu l’exigence de faire à trois voix : on assume le fait que ça puisse être écrit par des chercheur·ses à partir d’analyses communes. Mais il y a aussi les Actes, le film, etc.

Mamadou Diallo : Moi je me pose toujours la question, forcément, de l’influence qu’on peut avoir avec ce type de recherche sur la politique. Je n’ai pas l’impression que l’agenda politique aujourd’hui soit porté sur la science, sur la recherche. C’est dommage parce que quand on fait un travail comme celui-là il y a forcément du changement. Mais les politiques malheureusement ce n’est pas leur sujet ! Toutes les analyses des scientifiques qui ne cessent de contredire les contre-vérités du parti populiste ou même de notre président quand il parle des quartiers ne changent rien : on continue à utiliser les mêmes mots faux pour décrire la jeunesse des quartiers, pour la renvoyer à la violence. Donc on doit continuer à travailler comme ça, en interaction, à mettre en réflexion, pour les gens qui sont là… Et les autres, j’ai presque envie de dire, tant pis pour eux, car nous on s’influence, on fait vivre des territoires, on fait réfléchir et échanger des gens qui ont vécu la parution du livre auquel ils ont contribué comme une transformation sociale ! Quand on est un enfant dans un quartier, imaginez ce que cela veut dire que d’écrire un livre avec des scientifiques. C’est une fierté, une reconnaissance de sa parole et donc c’est politique !

Marianne de Laat : Il y a quand même des fois où la recherche participative a des impacts. Par exemple, suite à une recherche entre l’université d’Oxford et ATD Quart Monde sur les dimensions de la pauvreté, l’INSEE a modifié ses questionnaires vis-à-vis de la population. Ils sont en train d’intégrer la question de la maltraitance institutionnelle dans leur questionnaire. Cela ne va pas révolutionner tout… Mais cela témoigne de la force de ces démarches scientifiques, avec la reconnaissance du Mouvement ATD comme interlocuteur qui mène des actions de terrain mais qui porte aussi un plaidoyer, qui a ses entrées à l’INSEE, à l’OCDE, à la Banque mondiale, à l’ONU qui, parfois, deviennent des portes d’entrées pour que ces recherches soient connues et entendues. Cela fait des fois des petits changements de rapport de force. Je pense qu’il y a une force à mettre ensemble les chercheur·ses et les associations, même les petites associations.

 

DR Espace Collaboratif