Les débats contemporains autour du revenu universel s’articulent le plus souvent autour des enjeux de faisabilité, d’efficacité ou de justice. Mais l’histoire de cette idée a également fait l’objet d’une controverse. Pour celles et ceux qui rejettent la proposition, l’histoire du revenu universel mise en récit par ses partisan·es servirait ni plus ni moins qu’à dissimuler ses origines néolibérales. Un épisode souvent négligé permet toutefois d’apporter un regard plus nuancé : la proposition d’allocation universelle formulée au milieu des années 1980 par le philosophe Philippe Van Parijs et le Collectif Charles Fourier. S’il semble a priori confirmer la critique d’une idée visant à approfondir la marchandisation de l’État social, il illustre en même temps l’autre horizon politique dont le revenu universel est le fruit : celui des aspirations autogestionnaires des années post-68. Entre néolibéralisme et autogestion, une réelle ambivalence apparaît alors, qui continue aujourd’hui à entretenir un flou autour de la proposition.
Les débats récemment suscités par la proposition du revenu universel, ou revenu de base, se sont généralement focalisés sur trois enjeux principaux : sa faisabilité (en particulier la question de son financement), son efficacité (notamment vis-à-vis des objectifs de lutte contre la pauvreté et de retour à l’emploi), et sa justice (avec pour enjeu crucial la question morale et politique du droit à vivre sans travailler). Un quatrième élément a également fait l’objet d’une polémique entre pro- et anti-revenu de base : l’histoire de la proposition et les récits concurrents de son émergence, de sa circulation et des raisons de son succès comme de ses échecs[1]. Si cette histoire mérite que l’on s’y attarde, c’est donc parce qu’elle est l’un des champs sur lesquels se livre la bataille politique entre partisan∙es et détracteur∙ices de la proposition, et parce que son écriture vise presque toujours à faire valoir le bien-fondé de l’alternative proposée ou, au contraire, à la disqualifier.
Pour celles et ceux qui le défendent, faire l’histoire du revenu de base permet ainsi non seulement de conférer à la proposition une épaisseur et un ancrage historique qui lui feraient autrement défaut, mais également d’appuyer son statut d’alternative au système existant[2]. Le narratif est en effet toujours le même : celui d’une vieille idée longtemps méconnue et négligée, apparue avec la double révolution démocratique et industrielle de la fin du XVIIIe siècle, qui aurait cheminé dans les marges de la modernité en faisant épisodiquement surface à chaque fois que des brèches fissuraient quelque peu l’ordre social existant, et qui s’imposerait finalement aujourd’hui comme une évidence face à l’essoufflement des systèmes de protection sociale[3]. Pour ceux et celles qui s’opposent au revenu de base, ces tentatives de reconstruction historique constituent au contraire des inventions rétrospectives dont le seul but est d’ancrer dans le temps long de l’histoire sociale et politique une idée récente et aux origines néolibérales inavouables[4]. D’où les tentatives de construction de contre-récits historiques, pour appuyer la critique d’une proposition qui viserait moins le renforcement qu’une profonde refonte et en particulier une marchandisation de l’État social[5].
Dans cet article, je chercherai toutefois à dépasser ce dualisme polémique en montrant comment l’historicisation d’une telle idée permet en réalité d’en faire ressortir toute l’ambivalence politique. Je m’intéresserai pour cela à un épisode souvent négligé et pourtant décisif par ses implications politiques et pour la manière dont le revenu de base s’est diffusé ces dernières décennies : la proposition d’allocation universelle formulée au milieu des années 1980 en Belgique, par le philosophe Philippe Van Parijs et le Collectif Charles Fourier[6]. Je montrerai pourquoi on peut y voir un événement fondateur, si ce n’est même l’acte de naissance de la proposition telle que nous la connaissons aujourd’hui ; pourquoi cette hypothèse porte en même temps une forte charge polémique et s’inscrit plutôt dans le sillage des contre-récits critiques de l’histoire du revenu de base ; et comment cette polémique peut être dépassée pour présenter un regard certes critique mais nuancé sur les conditions historiques d’émergence du revenu de base et sur les ambiguïtés qui accompagnent encore aujourd’hui sa promotion.
Louvain-la-Neuve, 1986 : acte de naissance d’une idée globale
Si elle demeure une référence incontournable en Belgique, la proposition du Collectif Charles Fourier est quasiment inconnue ailleurs, y compris en France où elle a pourtant suscité de nombreuses discussions dans les années 1980-1990[7]. Il s’agit pourtant d’un événement qui dépasse très largement les frontières du débat public belge.
Au tournant des années 1982 et 1983, le philosophe Philippe Van Parijs, jeune universitaire alors impliqué dans la création de l’antenne locale du parti écologiste belge francophone Écolo à Louvain-la-Neuve, rédige une note qui est présentée à la commission socio-économique du nouveau parti[8]. La proposition est ensuite retravaillée au sein d’un groupe de travail baptisé Collectif Charles Fourier, qui remporte en 1984 le prix « Agora-travail » de la Fondation Roi Baudouin pour son scénario d’allocation universelle. L’obtention de ce prix rend financièrement possible l’organisation d’un colloque, qui se tient à Louvain-la-Neuve du 4 au 6 septembre 1986 et rassemble pour la première fois les différents partisan×es européen×nes d’une idée se présentant alors encore sous une grande diversité de formes et de noms. « Agréablement surpris de se découvrir si nombreux à être intéressés par une idée qu’ils pensaient être pratiquement seuls à défendre dans leur coin »[9], les participant×es du colloque décident à l’issue de ce rendez-vous de poursuivre leurs échanges et de coordonner leurs actions en créant un réseau international : le Basic Income European Network (BIEN), qui devient en 2004 le Basic Income Earth Network pour acter la globalisation des plaidoyers pour le revenu de base.
Le prix décerné au Collectif Charles Fourier pour son scénario d’allocation universelle est donc directement à l’origine de la fondation de l’organisation qui demeure encore aujourd’hui le principal acteur de la promotion globale du revenu de base. Le BIEN fait office d’agent de liaison entre les multiples réseaux militants nationaux – tels que, par exemple, le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB) – et coordonne des actions de plaidoyer à l’échelle internationale en assurant un travail de communication militante et de valorisation de la recherche. On pourrait sans doute relativiser la portée de cet événement en soulignant que ce rassemblement international des forces militantes n’a été possible que parce que la proposition cheminait déjà depuis plusieurs années dans différents contextes. Des débats avaient en effet déjà lieu dans différents pays européens, en particulier au Pays-Bas et au Royaume Uni[10], mais aussi en France où l’économiste Yoland Bresson avait commencé à publier ses réflexions sur la « valeur temps » et le « revenu d’existence »[11], et où, de son côté, André Gorz avait lui aussi proposé un système de garantie du revenu qui, si elle n’était pas encore inconditionnelle, ouvrait la voie à la dissociation du travail et du revenu[12]. Mais comme le rappellent justement Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, ces discussions demeuraient embryonnaires et se limitaient à des « développements nationaux isolés, complètements indépendants et s’ignorant largement les uns des autres »[13]. Le scénario du Collectif Charles Fourier marque donc ni plus ni moins que le point de départ de la globalisation et de l’unification des plaidoyers pour le revenu de base.
L’allocation universelle comme offensive néolibérale ?
Mais alors, pourquoi celles et ceux qui le défendent omettent-ils le plus souvent de mentionner le scénario du Collectif Fourier ? Et lorsqu’ils le font, à l’instar de Van Parijs et Vanderborght, pourquoi n’en présentent-ils pas le contenu ? Précisément car ce contenu ne semble à première vue que desservir leur cause. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’en citer les premières lignes :
Supprimez les indemnités de chômage, les pensions légales, le minimex[14], les allocations familiales, les abattements et crédits d’impôts pour personnes à charge, les bourses d’études, les cadres spéciaux temporaires et les troisièmes circuits de travail[15], l’aide de l’État aux entreprises en difficulté. Mais versez chaque mois à chaque citoyen une somme suffisante pour couvrir les besoins fondamentaux d’un individu vivant seul. Versez-la lui qu’il travaille ou qu’il ne travaille pas, qu’il soit pauvre ou qu’il soit riche, qu’il habite seul, avec sa famille, en concubinage ou en communauté, qu’il ait ou non travaillé dans le passé. Ne modulez le montant versé qu’en fonction de l’âge et du degré (éventuel) d’invalidité. Et financez l’ensemble par un impôt progressif sur les autres revenus de chaque individu. Parallèlement, dérégulez le marché du travail. Abolissez toute législation imposant un salaire minimum ou une durée maximum de travail. Éliminez tous les obstacles administratifs au travail à temps partiel. Abaissez l’âge auquel prend fin la scolarité obligatoire. Supprimez l’obligation de prendre sa retraite à un âge déterminé. Faites tout cela. Et puis observez ce qui se passe.[16]
Pour ceux et celles qui, à gauche, rejettent le revenu de base, un tel extrait est accablant. Il apporte la démonstration du « rapport intime » que l’idée entretiendrait « avec l’émergence du néolibéralisme ». On tiendrait là la preuve irréfutable qu’elle « n’a pu émerger que par la remise en cause des institutions de protection sociale d’après-guerre et du projet social qu’elles portaient »[17]. De fait, l’introduction d’une allocation universelle apparaît ici comme consubstantiellement liée au démantèlement des institutions de l’État social, comprise dans leur double dimension protective et régulatrice[18]. Pour beaucoup, ce projet de détricotage fait par conséquent office de tare originelle et indélébile, au point que sa simple mention semble parfois valoir argument.
Un tel positionnement critique pose toutefois question. Non pas que l’émergence du revenu de base n’ait strictement rien à voir, d’une manière ou d’une autre, avec celle des idéologies néolibérales. Le Collectif Fourier élabore ainsi son scénario dans le contexte politique du tournant néolibéral en Belgique, initié par le gouvernement de coalition Martens-Gol entre sociaux-chrétiens et libéraux[19]. Mais son exhumation comme pièce à conviction fait cependant face à différents écueils. Le premier est la tendance à négliger l’ampleur de la littérature non seulement militante mais aussi académique qui a été consacrée au revenu de base depuis lors[20]. À suivre ses critiques les plus farouches, on tiendrait là l’essence véritable de la proposition : sa vérité immuable, dissimulée derrière les ornements progressistes qui lui auraient ensuite été ajoutés. C’est le cas notamment du sociologue belge Mateo Alaluf, opposant de la première heure au revenu de base, et qui dans un ouvrage publié en 2014 s’appuie encore sur le texte du Collectif Fourier comme source principale pour appuyer sa critique. À le suivre, il ne serait pas nécessaire de prendre en considération les développements ultérieurs des partisan×es du revenu de base, dans la mesure où ils et elles se seraient uniquement « contentés de reformuler leur idée, en éliminant les aspérités trop libertariennes, comme la suppression de la scolarité obligatoire et des protections sociales ou encore la dérégulation complète du marché de l’emploi par la suppression du droit du travail ». En dépit de ce ripolinage, l’idée aurait donc « traversé les années en demeurant pareille à elle-même ».[21]
Il n’est pas inintéressant de noter que l’auteur se livre à certaines exagérations, comme si le texte du Collectif Fourier n’était lui-même pas suffisamment drastique. De l’original au commentaire, on passe par exemple de l’abaissement de l’âge auquel prend fin la scolarité obligatoire à la suppression de toute forme de scolarité obligatoire. Loin de n’être qu’un point de détail, il y a là une bonne illustration de la difficulté qu’ont souvent les différentes parties à débattre honnêtement. Quoiqu’il en soit, une telle objection me semble paradoxalement à la fois particulièrement pertinente et en même temps parfaitement intenable. Pour le comprendre, il faut mettre le doigt sur une difficulté à laquelle font face les critiques du revenu de base, et qui explique pourquoi le scénario du Collectif Fourier leur apparaît comme un témoignage décisif des origines néolibérales de la proposition.
L’immense majorité de ses défenseur∙es, en particulier dans l’espace francophone, voient leur proposition comme un complément au système de protection sociale, comme une manière de le renforcer tout en l’orientant vers un horizon alternatif, moins productiviste et qui se détacherait progressivement de la norme du travail-emploi[22]. Pour celles et ceux qui le rejettent en affirmant qu’il y a là au contraire une menace d’affaiblissement, voire de démantèlement de ce système de protection, il est par conséquent nécessaire d’apporter la preuve que la défense du revenu de base est au mieux naïve (sur sa faisabilité économique notamment), au pire mensongère. C’est précisément ce que viendrait révéler le texte du Collectif Fourier : il fournirait un aveu inespéré de l’objectif inavouable qui se cache derrière la promotion du revenu de base. Mais ce raisonnement en forme de « on-vous-l’avait-bien-dit » n’en apparaît pas moins forcé, et revient à essentialiser une version donnée d’une idée au mépris de sa diversité historique et politique.
Pire, une telle approche du problème ne permet en réalité pas de saisir adéquatement les caractéristiques supposément néolibérales de la proposition. C’est là le deuxième écueil que l’on peut pointer du doigt : la focalisation emphatique sur le volet « suppression » du scénario d’allocation universelle invisibilise ce qui, dans le reste de l’argumentaire, demeurera identique une fois que le revenu de base sera défendu dans une logique non plus de substitution mais de complément à l’État social.
La continuité paradoxale d’un plaidoyer
Pour le comprendre, il est toutefois nécessaire de ne pas se contenter – comme le font le plus souvent les détracteur×ices du revenu de base – de ne citer que les premières lignes du texte. Que se passerait-il donc, d’après le Collectif Fourier, une fois le scénario réalisé ?
Première conséquence : nous verrions la pauvreté vaincue par l’universalité de la distribution. En faisant « table rase » de « [l’]écheveau de démarches » nécessaires pour faire valoir son droit, on réduirait de manière « drastique » non seulement le « coût administratif » de la lutte contre la pauvreté mais aussi le « coût psychologique » induit par la conditionnalité des prestations et « [l’]humiliant droit de regard sur [la] vie privée » des allocataires qui l’accompagne.
Deuxième conséquence : l’allocation universelle abolirait le chômage. D’une part, parce que le versement d’une « allocation inconditionnelle » (et donc cumulable avec des revenus d’activité) supprimerait le « piège du chômage » : le retour à l’emploi serait quoiqu’il arrive payant. D’autre part, parce qu’on créerait là en même temps une « incitation » inverse, « pour ceux qui travaillaient beaucoup, à se dessaisir d’une partie de leur emploi » et à travailler moins. Le chômage serait donc aboli non seulement parce que, le système d’assurance chômage étant supprimé, la « notion même » aurait « perdu son sens », mais aussi parce que chacun participerait désormais « à des degrés très divers à un travail rémunéré beaucoup largement partagé qu’antérieurement ». L’allocation universelle ferait autrement dit office de « technique douce de partage du travail ».
Troisième conséquence enfin : la possibilité de choisir de travailler ou non. L’allocation universelle, insistent les auteurs du Collectif, n’est en effet pas uniquement une affaire de « distribution » : en assurant à chaque personne la « liberté réelle (…) de ne pas travailler », elle bouleverserait jusqu’à « la nature même du travail ». Pour commencer, les emplois « ennuyeux », « dangereux » ou « pénibles » ne trouveraient plus preneur×euses et les employeur×euses seraient par conséquent incité×es soit à rendre « plus attrayantes » les conditions de travail, soit à « automatiser » la production, si bien que seules persisteraient les « tâches ingrates » ne pouvant être « ni supprimées, ni améliorées ». Mais elles seraient alors « très bien payées ». Ensuite, « l’emploi alternatif » serait mécaniquement « encouragé » : les « besoins fondamentaux étant de toute façon couverts », il serait possible de créer des emplois peu rentables (et donc faiblement rémunérés) mais personnellement enrichissants, ce qui ne manquerait pas d’affecter « le contenu du travail ». Enfin, il y aurait là un double moyen de restructurer le « travail domestique ». D’une part, en touchant aux « rapports de domination » de la « sphère domestique » : l’allocation universelle étant versée de manière strictement individuelle, elle ne pourrait « que signifier un transfert de pouvoir, massif et permanent, au détriment des hommes et au profit des femmes ». D’autre part, en redistribuant massivement le « temps libre » à la fois pour les actifs qui en manquent et pour les inactifs qui le subissent. Le texte mérite ici d’être cité un peu plus longuement :
En transformant tout ce « loisir » imposé en un loisir mieux partagé et choisi par chacun, l’introduction de l’allocation universelle en permet une utilisation beaucoup plus créatrice. Finie la division de la société entre une catégorie qui n’a pas le temps de prendre des initiatives dans la sphère « autonome », et une autre qui n’en a pas le cœur. L’allocation universelle permet désormais de prendre le temps quand on en a le cœur – que ce soit en travaillant à temps partiel ou en interrompant sa carrière, que ce soit pour s’occuper de ses enfants, pour reprendre des études, pour s’engager corps et âme dans une activité bénévole ou pour se consacrer sans réserve à son potager.
Ce qui apparait le plus frappant pour un×e lecteur×ice contemporain×e, c’est d’abord de constater que si les moyens radicaux initialement envisagés par le Collectif Fourier ont par la suite été amendés, la mécanique de l’argumentation est quant à elle demeurée la même. C’est bien comme un « instrument de lutte conjointe contre la pauvreté et contre le chômage », comme une « technique souple de partage du travail[23] » et comme un moyen de « redistribuer des possibilités de choix[24] » tout en assurant « la sécurité économique des plus vulnérables[25] » que les militant×es du revenu de base en général et Van Parijs et Vanderborght en particulier ont continué à défendre leur proposition. Et c’est bien autour de l’idéal d’une liberté réelle de choix que les deux auteurs ont continué à défendre la désirabilité de leur proposition au plan normatif.
Quelles que soient ses limites, l’objection formulée par Alaluf met donc en même temps le doigt sur un élément crucial. De fait, la comparaison du scénario d’allocation universelle avec les plaidoyers ultérieurs pour le revenu de base fait apparaître que si les moyens ont changé, les fins demeurent quant à elles identiques. Pour autant, il n’y a pas là selon moi une raison de céder à la (dis)qualification pure et simple du revenu de base comme idée néolibérale. Loin de la condamner, la continuité paradoxale de l’argumentaire fait au contraire ressortir toute l’ambiguïté de la proposition[26]. Ou pour le dire autrement, c’est au cœur même de cet argumentaire que l’ambivalence politique du revenu de base se donne à voir.
Une critique libertaire de l’État-providence
Le scénario du Collectif Fourier illustre à quel point l’émergence du revenu de base dans le débat public européen est indissociable du diagnostic de « crise de l’État-providence »[27] posé à partir de la fin des années 1970, c’est-à-dire non seulement du ralentissement de la croissance et de l’apparition d’un chômage de masse, mais aussi et peut-être surtout de la construction de la pauvreté et de l’exclusion en tant que problèmes publics. En Belgique comme en France, c’est en effet la formulation d’une « nouvelle question sociale »[28], celle de la dualisation entre inclus et exclus, qui a créé un contexte au sein duquel le revenu de base a progressivement trouvé un écho dans le débat public[29]. Comme l’a montré Frédéric Viguier, l’autonomisation progressive de la « cause des pauvres » en France a entraîné dans le tournant des années 1980 un « basculement des efforts réformistes depuis la régulation du salariat vers l’amélioration de l’assistance », avec pour principal objectif de « transformer les exclus en individus autonomes ».[30]
À bien des égards, le scénario du Collectif Fourier est par conséquent trop radical y compris du point de vue de la transformation néolibérale de l’État social, qui s’est principalement matérialisée par un double mouvement de fiscalisation (remplacement de la cotisation par l’impôt) et d’activation de la protection sociale (renforcement des conditions d’accès aux prestations sociales). Comme le rappelle Daniel Zamora, l’offensive néolibérale n’a pas tellement consisté à dépenser moins, mais à dépenser autrement : « La « révolution » néolibérale se caractérise moins par un déclin des dépenses que par une réorientation de leurs finalités, […] [dans une direction] favorable au marché et à l’investissement privé, réticente à la démarchandisation. »[31] Dans cette perspective, c’est la requalification du revenu de base comme complément visant à s’insérer dans le système de protection existant qui pourrait paradoxalement être interprétée comme un approfondissement du tournant néolibéral dans la mesure où elle s’inscrit directement dans le prolongement de ces politiques de fiscalisation et d’activation du marché du travail. Toute la difficulté est alors de situer politiquement la prétention, par ailleurs sincère – n’en déplaise à certain×es détracteur×ices qui n’y voient qu’une position cynique –, de ses théoricien×nes à contribuer à l’avènement d’un « État social actif émancipateur[32] » qui offrirait aux individus des supports d’activation tout en leur garantissant une réelle liberté de choix, lorsque l’activation néolibérale se caractérise au contraire par la contrainte qu’elle impose aux bénéficiaires[33]. Ou pour le dire encore autrement, l’ambivalence politique du revenu de base tient finalement à la conviction que c’est paradoxalement en garantissant à chacun×e la possibilité matérielle de choisir de ne pas travailler que l’on parviendra à réaliser de manière à la fois plus efficace et plus juste l’objectif d’activation de la protection sociale.
C’est pourquoi un autre regard sur la « crise de l’État-providence » transparaît également du texte du Collectif Fourier : celui qui, partant d’une critique de la division du travail et de l’aliénation dans la société salariale, en est venu à postuler l’épuisement de « l’utopie de la société du travail » et à revendiquer l’ouverture et la multiplication d’espaces pour l’autonomie hors du travail[34]. Pour cette raison, le scénario d’allocation universelle du Collectif Fourier résonnait alors aussi avec les aspirations autogestionnaires et anti-étatistes de la deuxième gauche, et avec l’horizon d’une société où, comme l’appelait alors de ses vœux le groupe Échange et projets emmené par Jacques Delors, « le temps libre l’emportera sur le temps contraint » et « la créativité, la convivialité, l’esthétique [et] le jeu (…) sur les valeurs d’efficacité et de rentabilité liées au travail ».[35]
C’est là, sans doute, la principale raison pour laquelle, s’il se déclare dans un premier temps en « conflit politique » avec le Collectif Fourier, André Gorz salue en même temps leur « grand mérite » d’avoir cherché à « offrir une solution libertaire » au problème du chômage et à la nécessité « d’assurer la survie des personnes de plus en plus nombreuses auxquelles l’économie n’a plus d’emploi salarié à offrir ».[36] Van Parijs, de son côté, ne va pas aussi loin que Gorz et ne défend pas, comme finit par le faire ce dernier, un « Exode »[37] hors de la société du travail. Mais c’est en revanche bien à la conception gorzienne de la « sphère autonome[38] » qu’il en appelle pour justifier l’allocation universelle. Activités autonomes qu’il définit comme des activités « productives » au sens où elles contribuent « à la création de biens et de services » (tondre « sa pelouse » ou organiser « une fête de rue »), mais « dont le produit n’est ni vendu sur le marché ni commandé par une autorité publique ». Bien compris, explique Van Parijs, un revenu de base ne serait ainsi « rien d’autre qu’une subvention à la sphère autonome par ponction sur le produit de la sphère hétéronome ».[39]
Dans cette optique, la proposition d’allocation universelle peut même être vue comme un prolongement radical de ce que Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret avaient nommé quelques années plus tôt une « nouvelle culture politique », critique du « social-étatisme » porté par la gauche marxiste et orientée vers une auto-organisation décentralisée de la « société civile »[40]. En donnant à ceux qui le souhaitent les moyens « [d’]accepter un salaire sensiblement plus bas » mais « dans une entreprise autogérée », soutenait ainsi le Collectif Fourier, elle ferait en sorte que « l’autogestion » soit « systématiquement encouragée », sans pour autant passer par « une politique délibérée de subsidiation par les pouvoir publics, avec tous les risques de distorsions, de pressions, d’arbitraire, que pareil recours impliquerait »[41].
Conclusion : un héritage à double tranchant
Au final, l’ambivalence persistante du projet de revenu de base tient au fait qu’il est né d’une critique de l’État social empruntant simultanément au credo néolibéral et à l’espoir d’une réorganisation autogestionnaire de la société. Si le contexte d’élaboration du scénario d’allocation universelle était marqué par les mesures austéritaires et dérégulationnistes du gouvernement Martens-Gol, il l’était également par des expériences telles que le succès du Balai Libéré : reprise en autogestion de leur entreprise par les nettoyeuses de l’Université catholique de Louvain, qui dura de 1975 à 1989.[42] De ce point de vue, le texte du collectif Fourier constitue un témoignage rétrospectivement surprenant de la manière dont les deux perspectives néolibérale et autogestionnaire ont pu, pendant un temps, sembler compatibles. De ce moment où, suivant les catégories proposées par Nancy Fraser, l’horizon de l’émancipation a pu paraître moins menacé par les forces du marché que par celles de la bureaucratie étatique gouvernant le système de protection sociale[43]. Alors que la deuxième gauche s’apprêtait à entrer dans ce que Pierre Rosanvallon a lui-même rétrospectivement diagnostiqué comme un « enlisement » face à la cristallisation néolibérale des aspirations libertaires qui travaillaient la société, le Collectif Fourier cherchait en quelque sorte à prolonger « l’exaltation et la ferveur »[44] des années post-68 en entretenant ce que l’on pourrait nommer un enthousiasme dérégulationniste : célébrant une liberté individuelle débarrassée des pesanteurs contreproductives de l’État et suffisamment armée pour se réaliser au besoin à travers le jeu du marché, tout en cherchant au moins en partie à le dépasser. Si cette orientation a finalement été recouverte ou digérée par l’hégémonie néolibérale, elle n’en comportait pas moins une dimension authentiquement progressiste et émancipatrice.
Dans cette perspective, la réorientation du scénario initial vers un projet de renforcement et non plus de substitution à l’État social était nécessaire à la crédibilité – par ailleurs loin d’être évidente – du projet à gauche. Mais elle a en même temps eu pour effet de refouler les aspirations libertaires qui conféraient alors à l’idée une radicalité qui lui fait aujourd’hui de plus en plus défaut, à mesure que ses partisan×es s’attachent, à juste titre, à faire la preuve du sérieux et de la faisabilité de leur proposition. De ce point de vue, la position d’André Gorz apparaît peut-être finalement comme la plus cohérente : se ralliant à la fin des années 1990 au principe de l’inconditionnalité auquel il s’était longtemps opposé, il ne défendra pas pour autant le revenu de base comme une politique fiscale et redistributive, lui préférant une approche décentralisée et ascendante, passant notamment par des monnaies locales et des systèmes d’échanges locaux[45]. Alors que le débat sur le revenu de base s’est progressivement éteint ces dernières années, c’est peut-être aujourd’hui plutôt une proposition telle que la Sécurité sociale de l’alimentation qui incarne désormais le mieux l’horizon d’une alternative anti-bureaucratique, anti-productiviste et autogestionnaire à un État central qui apparaît au moins autant comme un frein, voire un obstacle, que comme un acteur incontournable de la nécessaire bifurcation sociale-écologique de nos sociétés[46].
Notes
[1] Peter Sloman et al. (dir.), Universal Basic Income in Historical Perspective, Londres, Palgrave Macmillan, 2021.
[2] Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale, trad. fr. Marc-Antoine Authier, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2019, p. 91-120.
[3] Timothée Duverger, L’invention du revenu de base. La fabrique d’une utopie démocratique, Lormont, Le Bord de l’Eau, coll. « L’Histoire des brèches », 2018.
[4] Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Montréal, Lux, 2016.
[5] Anton Jäger et Daniel Zamora, Welfare for Markets. A Global History of Basic Income, Chicago, The University of Chicago Press, 2023.
[6] Collectif Charles Fourier, « L’allocation universelle », La Revue nouvelle, vol. 81, 1985.
[7] Alain Caillé (dir.), Du revenu social : au-delà de l’aide, la citoyenneté ?, Bulletin du MAUSS, no 23, 1987.
[8] Benoît Lechat, ÉCOLO, la démocratie comme projet. Tome 1 : 1970-1986, du fédéralisme à l’écologie, Namur, Etopia, 2014, p. 291-299.
[9] Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel, op. cit., p. 164.
[10] Malcolm Torry, Basic Income : A History, Cheltenham, Edward Elgar, 2021.
[11] Yoland Bresson, L’Après-salariat. Une nouvelle approche de l’économie, Paris, Economica, 1984.
[12] André Gorz, Les chemins du paradis. L’agonie du capital, Paris, Galilée, 1983.
[13] Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel, op. cit.
[14] Équivalent du RMI, mis en place en Belgique dès 1974.
[15] Dispositif de création d’emplois subsidiés dans le secteur non-marchand, comparable à celui des emplois aidés en France.
[16] Collectif Charles Fourier, « L’allocation universelle », Bulletin du M.A.U.S.S., n° 23, 1987, p. 11.
[17] Daniel Zamora, « Histoire et genèse d’une idée néolibérale », in Contre l’allocation universelle, op. cit., p. 14.
[18] Édouard Delruelle, Philosophie de l’État social. Civilité et dissensus au XXIe siècle, Paris, Kimé, 2020.
[19] Damien Piron et Zoé Evrard, Le(s) néolibéralisme(s) en Belgique. Cadre macroéconomique, applications sectorielles et formes de résistance, Louvain-la-Neuve, Éditions Academia, 2023.
[20] Pour un large tour d’horizon, voir Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel, op. cit.
[21] Mateo Alaluf, L’Allocation universelle. Nouveau label de précarité, Mons, Couleur livres, 2014, p. 27.
[22] Mouvement Français pour un Revenu de Base, Pour un revenu de base universel. Vers une société du choix, Paris, Éditions du Détour, 2017.
[23] Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, L’Allocation universelle, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005, p. 49, 61.
[24] Philippe Van Parijs, « Le revenu universel, une proposition radicale pour le XXIe siècle », in Guillaume Allègre et Philippe Van Parijs (dir.), Pour ou contre le revenu universel ?, Paris, La vie des idées–PUF, 2018, p. 88.
[25] Yannick Vanderborght, « La France sur la voie d’un « Revenu minimum inconditionnel » ? », Mouvements, no 15-16, 2001, p. 160.
[26] Marc-Antoine Sabaté, « Ambivalence d’une « alternative radicale » : le revenu de base entre démarchandisation et (re)marchandisation du travail », Raisons Politiques, no 90, 2023, p. 83-103.
[27] Pierre Rosanvallon, La crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 1981.
[28] Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 1995.
[29] Daniel Zamora Vargas, De l’égalité à la pauvreté. Une socio-histoire de l’assistance en Belgique (1895-2015), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. « Sociologie et anthropologie », 2017 ; Marc-Antoine Sabaté, « Activating the Unemployed or Liberating the Employed? Universal Basic Income in the French Welfare Reform Debate », in Universal Basic Income in Historical Perspective, op. cit., p. 151-180.
[30] Frédéric Viguier, La cause des pauvres en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
[31] Daniel Zamora, « Histoire et genèse d’une idée néolibérale », op. cit.
[32] Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel, op. cit.
[33] Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre, Paris, Raisons d’Agir, coll. « Cours et travaux », 2021.
[34] Jürgen Habermas, « La crise de l’État-providence et l’épuisement des énergies utopiques », in Écrits politiques. Culture, droit, histoire, trad. fr. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Flammarion, 1999, p. 139-167.
[35] Échange et projets, La révolution du temps choisi, Paris, Albin Michel, 1980, p. 107, cité par André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, p. 93.
[36] André Gorz, « Allocation universelle : version de droite et version de gauche », Bulletin du MAUSS, no 23, 1987, p. 31.
[37] André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Paris, Galilée, 1997.
[38] André Gorz, Métamorphoses du travail, op. cit.
[39] Philippe Van Parijs, « De la sphère autonome à l’allocation universelle », in Christophe Fourel (dir.), André Gorz. Un penseur pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2012, p. 168-172.
[40] Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Seuil, 1977.
[41] Collectif Charles Fourier, « L’allocation universelle », art. cité.
[42] Nicolas Verschueren, « Une utopie ouvrière à l’aube de la société post-industrielle. Le « Balai Liberé » et les expériences d’autogestion en Belgique », Histoire@Politique, no 42, 2020.
[43] Nancy Fraser, « Un triple mouvement ? Penser un projet politique face à la crise après Polanyi », Agone, no 60, 2016, p. 119-136.
[44] Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique (1968-2018), Paris, Seuil, 2018, p. 15.
[45] Entretien avec Antonella Corsani, Propos recueillis par Emmanuel Dessendier, « Pour un revenu d’existence distributif. À partir d’André Gorz », EcoRev’, no 45, 2017, p. 95-103.
[46] L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2021.

