La pêche thonière n’est pas épargnée par la réapparition de la piraterie maritime. Comment les différents États concernés souhaitent protéger leur industrie ? Voici ce que Édouard Sill nous propose d’analyser.

La piraterie maritime connaît, depuis quelques années, une résurgence importante dans le golfe d’Aden et l’ouest de l’océan Indien. Au large des côtes somaliennes, les autorités internationales et les entreprises maritimes s’inquiètent des menaces pesant sur le transit annuel des 16 000 navires et des 900 millions de tonnes de marchandises transportées. Face aux menaces d’abordages et de prises d’otage, les armateurs estiment que le contournement de la zone à risque en passant par le cap de Bonne espérance n’est pas rentable car il signifie un surcoût très important en carburant, sans compter les assurances et les primes du personnel navigant. Les assureurs considèrent désormais que la traversée du golfe engendre une assurance « risque de guerre » (RG) au lieu d’un risque ordinaire comme précédemment. Selon un responsable du courtier en assurance Marsh SA en 2009, le taux d’assurance RG est passé de 0,05 % de la valeur du navire à 0,1 %1. L’assurance K&R (Kidnapping et rançon) a ainsi fortement augmenté, à l’instar des sommes demandées par les kidnappeurs même s’il faut relativiser cette croissance faute d’informations précises. Le décompte exact des attaques est lui-même sujet à discussion du fait de la confusion entre menaces et attaques réelles. À l’image des situations urbaines, c’est donc naturellement que le concept d’« insécurité maritime » s’est imposé. Selon le BMI, il y aurait eu 300 attaques en 2009 dont un tiers d’abordages réels, suivie d’une soixantaine de captures. Pour la représentation française à l’ONU, il y aurait eu plutôt 198 tentatives dont « seulement » 37 abordages effectifs 2 . Il existe toutefois une différence majeure entre la piraterie asiatique et somalienne : l’objectif des abordages. Au vol de marchandises dans le détroit de Malacca se substitue désormais une piraterie opportuniste en Somalie qui cible directement les équipages et la possibilité d’obtention d’une rançon à l’avenant de la prise, ce qui signifie également des actions plus rapides et plus violentes 3. Contrairement au cas désormais quasiment circonscrit du détroit de Malacca en Asie du sud-est, cette piraterie a suscité des réponses militaires internationales. L’Union européenne mène depuis le 8 décembre 2008 l’opération militaire maritime Atalanta sous l’égide de la PESD afin de « contribuer à la dissuasion, à la prévention et à la répression des actes de piraterie et de vols à main armée au large des côtes de la Somalie » prolongée d’un an à compter du 13 décembre 2009 4. L’enjeu de la piraterie suscite de plus des préoccupations internationales, le Conseil de Sécurité de l’ONU venant d’adopter une résolution russe demandant la création d’un Tribunal spécial contre la piraterie. Les États-Unis, qui déploient également une Task Force maritime dans la région, souhaitent de leur côté l’instauration de tribunaux flottants.

Dans le vaste débat actuel qui porte sur les solutions appropriées pour éradiquer la piraterie, un secteur d’activité tient une place particulière avec des singularités importantes : la pêche thonière industrielle, essentiellement représentée dans la région par la France et l’Espagne. À distance du rail maritime du Golfe d’Aden et isolés, les thoniers sont régulièrement la cible d’attaques de la part de pirates basés en Somalie qui visent les navires et les équipages plutôt que la cargaison. Un autre type de navire souvent ciblé possède des caractéristiques proches : les yachts de croisière. Ce sont précisément ces derniers qui, en France, ont récemment attiré l’attention des médias et des autorités. D’avril 2008 à avril 2009, trois abordages de yachts français, le Ponant, le Carré d’As et le Tanit ont suscité des débats médiatiques et politiques. En Espagne par contre, ce sont deux affaires concernant des thoniers, le Playa de Bakio en avril et l’Alakrana en octobre 2008, qui provoquèrent les mêmes débats, avec des conclusions toutefois très différentes. D’autres pays connaissent des affaires similaires mais sans pour autant provoquer de débats aussi importants qu’en France et en Espagne 5. Une des explications réside dans le fait que la France et l’Espagne ont un intérêt important dans la région : la pêche thonière, première concernée dans les deux pays par les procédures nouvelles de sécurité (militaire et paramilitaire) choisies pour lutter contre la piraterie, ou plutôt protéger un secteur économique sensible.

La pêche au thon au large de la Somalie : chasse gardée espagnole et française.

L’ouest de l’océan Indien, dans une zone comprise entre les côtes somaliennes et Madagascar, est particulièrement riche en thonidés : 4,6 % des 4 millions de tonnes de thons majeurs pêchés annuellement dans le monde viennent de cette région 6 . La capitale des Seychelles, Victoria sur l’île de Mahé, est le plus grand port de transbordement de la région. Elle accueille plus de 80 % des captures totales effectuées et sert de port d’attache pour la plupart des thoniers étrangers, essentiellement espagnols et français. L’Espagne est le premier consommateur de conserve de thon : 251 000 tonnes en 2002 (moyenne mondiale par an : 0,48 kg/habitant ; Espagne : 2,22 kg/habitant), la France est en troisième place avec 43 0000 tonnes consommées. Avec 65 % de l’activité thonière européenne, l’Espagne est très dépendante de ce secteur qui génère un chiffre d’affaires d’environ 2 milliards d’euros, une valeur ajoutée primaire d’environ 800 millions d’euros et dont dépendent 80 000 à 100 000 emplois directs ou indirects 7 . La flotte thonière française possède dans la région une trentaine de navires répartis en quatre armements et l’Espagne 33 thoniers-senneurs et 21 navires de conditionnement frigorifique, dont seulement 18 battent pavillon espagnol, appartenant aux consortiums Anabac et Opagac 8 . Selon un rapport de la FAO et du Groupe de Travail de Haute Mer de 2005, près de 700 navires étrangers pêchaient illégalement dans les eaux qui bordent 3 000 kilomètres de côtes que la Somalie et les États sécessionnistes riverains ne peuvent actuellement ni contrôler ni exploiter normalement 9 . Le secteur thonier demeure très subventionné par l’Europe, par le biais du Fonds Européen pour la Pêche (FEP), dont le montant annuel s’élève à 4,3 milliards d’euros sur la période 2007-2013 10 . Ainsi, le thonier frigorifique espagnol Alakrana reçu pour sa construction en 2005 une aide européenne de plus de 4 millions d’euros. Cependant, la pêche dans la région connaît une chute importante des captures que les thoniers attribuent principalement aux conséquences directes et indirectes de la piraterie sévissant dans la région.

Les thoniers possèdent des singularités qui en font des cibles plus faciles : ils se situent hors des rails maritimes, pêchent isolément et sont plus simples à intercepter (franc-bords plus bas, vitesse plus réduite et entraves dues aux sennes). Mais ils sont aussi plus rentables avec des équipages issus de pays riches, et plus « justifiables » du fait des accusations de concurrence inégale et de pêche illégale. À ces handicaps, les armateurs et les thoniers ajoutent leur difficulté à adapter les mesures de sécurité internationales à bord et leur fragilité face aux demandes des assureurs. Les consignes de sécurité recommandent de pêcher par paires, ce que font certains thoniers français mais les Espagnols refusent, considérant qu’il s’agit d’une « blague ». Tous restent circonspects sur le recours au canon à eau contre les lance-roquettes des pirates. Tandis que les militaires espagnols soupçonnent les thoniers d’exagérer intentionnellement afin de peser sur les négociations avec les ministères concernés, les pêcheurs admettent que les attaques se résument le plus souvent à la détection d’embarcations suspectes qui entraînent le déroutage du thonier et la perte des prises. Cette menace diffuse continue est également dénoncée en France par les syndicats. Les thoniers n’hésitent pas à exercer leur droit de retrait, comme en septembre 2008, à la suite de plusieurs tentatives d’attaques de la cinquantaine de thoniers français et espagnols qui pêchaient dans cette zone. Ils ont alors décidé de rentrer à leur port d’attache de Mahé « pour protester contre le manque de moyens pour assurer la sécurité » 11 . La prime de risque introduite n’est évidemment pas perçue comme une solution, et tous souhaitent une présence militaire dissuasive sur place.

Publique ou privée : quelle protection militaire ?

Contrairement à une idée reçue, les armateurs et les assureurs maritimes sont majoritairement hostiles au recours au mercenariat pour la sécurisation des flux et activités maritimes. La mise en place des standards de sécurité ISPS 12 et la révision par le comité de sécurité de l’Organisation Maritime Internationale des circulaires de sécurité, accompagnées de recommandations pour les armateurs et les pavillons nationaux, semblent suffire pour la plupart d’entre eux : manœuvres de fuite, caissons blindés embarqués, recours aux canons à eau ou à ondes sonores, etc. Selon la puissante association de tankers Intertanko, les équipages ne doivent pas être armés et : « Le recours à des escortes de compagnies privées doit être évité tant qu’il y aura des questions à propos de leur contrôle qualité, responsabilité légale, assurance, commandement et contrôle 13 . » En France, l’opposition est encore plus affirmée. Anne Sophie Avé, déléguée générale d’Armateurs de France, relève que la présence des mercenaires « ferait monter le niveau de violence de façon exponentielle. Aujourd’hui, les pirates attaquent avec des armes dangereuses, comme des lance-roquettes, mais ils tirent pour faire peur, dans la coque des bateaux, ils ne tirent pas pour tuer. Si, avec ces mêmes armes, ils étaient amenés à répondre à des coups de feu qui viendraient du bord, on aurait des morts de part et d’autre. Nos marins seraient les premières victimes ». Enfin, à la déception de plusieurs entreprises de sécurité françaises, le Premier ministre français M. Fillon a fait savoir le 2 janvier 2009 que le gouvernement n’était pas disposé à donner des autorisations aux sociétés militaires privées (SMP) ou de sécurité pour opérer en mer. Cependant, en 2010, de plus en plus d’opérateurs se tournent vers des SMP. Tout en demeurant une minorité, certains suivent le mouvement initié par le groupe danois Clipper Group qui a pris la décision d’embarquer des ex-marines russes sur ses navires en transit à travers le golfe d’Aden, constituant de ce fait la première reconnaissance publique de recours aux SMP par un transporteur maritime européen. Une exception cependant, la très puissante CMA-CGM française, numéro 3 mondial du transport maritime par conteneurs et dont certains navires, dont le Ponant via une filiale, bénéficient désormais des équipes de protection embarquées (EPE) de l’armée. Cela n’empêche pas son conseiller institutionnel de faire connaître son souhait de voir adaptée la législation anti mercenariat afin de pouvoir embarquer à bord des navires français des gardes armés privés. Il reprend ainsi les vieilles antiennes du mercenariat : il faut instaurer des labels nationaux pour les SMP. Ainsi, M. Saqui de Sannes, général de division en retraite et ex-gouverneur militaire de Marseille, précise qu’il faudrait à cette fin recruter d’anciens militaires français : « Bien formés, ils ont porté des armes toute leur vie, ce ne sont pas des fous furieux 14 . »

Le 1er juillet le gouvernement français instaure le système des EPE basé sur les deux composantes des FORFUSCO (fusiliers marins et commandos de marine) déjà chargées de la protection des navires du Programme Alimentaire Mondial. Désormais, un armateur peut faire la demande d’embarquement d’une EPE, pour un coût de 45 000 euros par bateau et par mois. Orthongel, l’organisation des producteurs de thon congelé de Concarneau, fut l’une des premières à y recourir. La Belgique a fait de même en modifiant son code pénal et sa juridiction en la matière le 30 novembre 2009 avec l’adoption de la Loi relative à la lutte contre la piraterie qui donne aux capitaines de navires et aux militaires des EPE des compétences de police 15 . Les militaires belges embarqués sont issus des bases de Dubaï, Djibouti ou Mombassa et pour un coût de 115 000 euros par bateau. La Hollande étudie également un dispositif similaire. De son côté, la Marine Nationale fait savoir que grâce au dispositif européen Atalanta et les EPE, le nombre des abordages était passé de 30 % à 15 % en un an 16 . Cependant, le recours au privé en France pour la protection des navires est une solution qui continue d’être envisagée par certains armateurs mais aussi par certains politiques comme l’atteste le rapport du député du Finistère Christian Ménard (UMP) devant l’Assemblée Nationale le 30 mars 2010. Si l’encadrement législatif était ainsi modifié, cela reviendrait à rendre caduque la loi de 2003 contre le mercenariat, en imitation des choix actuels de l’Espagne.

La détention durant environ six semaines des 36 membres d’équipage (dont 16 Espagnols) du thonier frigorifique géant Alakrana et leur libération contre 2,7 millions d’euros en novembre 2008 suscita un débat national très important. Pendant ce temps, les thoniers espagnols battant pavillon seychellois profitèrent de leur situation juridique pour contourner les restrictions légales encore en vigueur en Espagne et recoururent cette année-là aux prestations de SMP. Sachant la franche hostilité des armateurs espagnols et basques vis-à-vis des « pistoleros », se pose la question de pressions exercées par les assureurs. La société anglo-saxonne Minimal Risk, qui protégeait déjà des thoniers britanniques, fut engagée par des armateurs basques. Chaque thonier embarquait 4 ex-Gurkhas népalais, équipés d’armes lourdes et pour un coût estimé à 55 000 euros par bateau et par mois. Les armements thoniers ibériques battant pavillon national exigèrent du gouvernement espagnol un système de protection similaire au choix français et l’embarquement de soldats. Les armateurs basques, soutenus par la Confederación Española de Pesca (Cepesca) associée aux deux consortiums thoniers Anabac et Opagac dénoncèrent alors le renoncement de l’État espagnol vis-à-vis de ses responsabilités en matière de défense et firent savoir qu’en cas de refus, ils n’hésiteraient pas à faire appel, selon eux, à des « entreprises de mercenaires qui, sans qualifications professionnelles spécifiques ni discipline militaire, devront défendre contre les pirates la vie de 1 500 employés espagnols 17 . »

Le Parti Nationaliste Basque et la droite espagnole, ravis de pouvoir attaquer le gouvernement central à bon compte, relayèrent la demande des thoniers. Le gouvernement socialiste de M. Zapatero fit immédiatement savoir son hostilité au projet, en s’appuyant sur le coût que représenterait l’embarquement de soldats espagnols en plus du déploiement d’Atalanta, sans compter le manque d’effectif militaire. De plus, le gouvernement se refusait à allouer de l’argent public à la protection d’intérêts privés. Le parlement espagnol se prononça, par 8 voix de différence, contre l’embarquement de militaires espagnols sur les thoniers, en mettant en avant « l’infaisabilité juridique » de la proposition basque. Le gouvernement espagnol recommanda de recourir aux opérateurs privés et, afin de permettre à ses derniers d’accéder à l’équipement nécessaire en armes, modifia la législation sur les armes de guerres. Le décret royal du 30 octobre 2009 autorise désormais l’usage d’armes de guerre, jusqu’à un calibre de 20 mm et prélevées sur les arsenaux de l’armée, par les entreprises privées sous contrat 18 . Des lots de mitrailleuses sont ainsi envoyés par avions par le ministère de la Défense aux thoniers espagnols des Seychelles 19 . Le groupe Albacora, qui fait partie des premiers ayant pris contrat, se dit satisfait d’un choix qui revient selon lui, en toute hypothèse, moins cher que les rançons exigées par les Somaliens. Certains thoniers peuvent être effectivement satisfaits : ils ne payeront que la moitié de la facture, le reste étant parta
gé entre les gouvernements du pays Basque ou de Galicie et l’État Espagnol, sous le prétexte contradictoire que : « la sécurité doit être publique 20 . »

Les sociétés privées de sécurité françaises et espagnoles et la mer.

La mer est le marché de demain des SMP. La société Xe (ex- Blackwater) n’ayant pas obtenu la reconduite de son contrat irakien en avril 2009 a annoncé immédiatement sa reconversion dans la sécurité maritime à grand renfort de publicité 21 . Comme ses concurrentes BARS ou Pistris, elle propose même un navire spécialisé dans la lutte contre la piraterie, pour un coût de 60 000 dollars par jour. Ces sociétés répondent enfin à tous les types de contrats potentiels. La mise en place des Équipes de Protection Embarquées française a suscité des vocations. Certaines entreprises françaises offrant des prestations « d’appui stratégique et opérationnel » comme l’entreprise de sécurité 3-S ou le groupe Geos, commencent à recruter de curieux « spécialistes de la lutte anti piraterie ». Une entreprise française est en la matière extrêmement prolifique, du moins en communication : Secopex. Basée à Carcassonne, elle est enregistrée comme « conseil pour les affaires et autres conseils de gestion ». Elle sait pourtant se diversifier, à l’instar de son collaborateur Robert Dulas, récemment nommé ambassadeur itinérant par la junte militaire nigérienne et ancien conseiller auprès des présidences ivoirienne et centrafricaine 22 . Être déclarée entreprise de sécurité dans un pays n’empêche pas de se présenter comme SMP dans un autre. En France, elles se défendent pourtant d’être à vocation mercenaire, en fustigeant la cible éculée Blackwater et savent adapter leur discours. Sans complexe aucun, un ancien responsable de Secopex disait récemment à propos de la Somalie : « Il y a le phénomène de la piraterie bien sûr, mais aussi le problème du pillage des ressources halieutiques du pays. Aujourd’hui, des bateaux occidentaux ou asiatiques pêchent en toute illégalité dans les eaux somaliennes, ce qui constitue un manque à gagner pour l’État et l’économie littorale 23 . » Selon son propre site internet, Secopex « adhère » à la Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction des mercenaires de 1989. Son président, Pierre Marziali, déclarait ainsi que « contrairement aux autres sociétés françaises sur ce créneau, nous n’avons pas peur de nous afficher car ce que nous faisons n’est pas du mercenariat 24 . » Pourtant sa société propose un stage de formation explicitement intitulée Contractor, « unique en France et en Europe », pour 4 500 euros et a eu l’ingénieuse idée de faire de l’appellation Société Militaire Privée une marque déposée. Le principe est avant tout de gagner la confiance des armateurs et de distiller un discours raisonnable et responsable auprès de clients potentiels encore très frileux. Les sociétés privées françaises précisent toujours que leurs employés sont d’anciens gendarmes ou commandos sans toutefois donner plus de précisions sur les compétences réelles et l’expérience maritime de leurs employés, qui ne peuvent légalement pas être embarqués sur des navires français.

En Espagne, un pas très important vient d’être franchi permettant aux apprenties SMP ibériques de bénéficier de nouvelles possibilités. La première introduction de gardes armés sur un navire espagnol fut pour la protection du navire câbleur Teneo de Telefonica en 2009. La société de sécurité Eulen avait alors été choisie. Le bilan de cette prestation fut considéré alors comme très positif et servit par la suite souvent d’exemple lors de la modification de la législation sur le recours à la sécurité privée et sur les armes de guerre, sans compter la volonté gouvernementale de solliciter directement le secteur privé pour assurer la sécurité des navires de pêche présents dans l’ouest de l’océan Indien. Dès lors, les sociétés de sécurité privée se sont immédiatement adaptées aux nouvelles mesures, bientôt rejointes par de nombreuses nouvelles entreprises. Bien qu’au même moment, en octobre 2009, deux thoniers d’origine basque, l’Artza et l’Iria Flavia, aient réussi à échapper aux pirates malgré l’absence à bord d’armes de guerre, la solution paramilitaire s’est imposée, bien relayée par une intense activité promotionnelle des opérateurs privés. Le directeur de la société de sécurité Asociación Española de Escoltas (ASES) insistait récemment pour que l’équipement militaire embarqué soit revu à la hausse pour pouvoir répliquer aux pirates capables « d’attaquer un navire à 2 kilomètres », ce qui est en totale contradiction avec le but même des abordages 25 . La plupart des sociétés espagnoles ont mis en place des « académies » privées (et payantes) de formation à destination des candidats aux postes de gardes armés. Pour quelques centaines d’euros, ceux-ci se voient remettre un diplôme ad hoc et la possibilité de faire partie des futures équipes sélectionnées pour manier les mitrailleuses équipant désormais les thoniers. Ils reçoivent un entraînement à la manipulation des différentes armes de guerre désormais autorisées, des cours de corps à corps et des cours de navigation, soit un entraînement à l’efficacité contestable en mer. À l’academia valencienne de la société Eulen, 200 personnes se sont présentées en deux jours pour figurer sur les 30 places demandées par les thoniers. Le salaire de 15 000 euros pour trois mois de service a bien sûr suscité de nombreuses vocations. Les journaux locaux espagnols se repaissent des campagnes promotionnelles des apprenties SMP, avec des reportages martiaux tenant parfois plutôt du divertissement ; ASES a su faire la promotion de son academia de Catalogne grâce à un show télévisé organisé pour le dernier jour de sa première promotion de « diplômés ».

Une guerre sans témoin

Lors de la tentative d’abordage du Talenduic, thonier français de la Cobrepêche et de l’armateur CMB, six attaquants somaliens dont l’embarcation avait chaviré ont été recueillis à bord d’un autre thonier venu à la rescousse et pris en charge par l’EPE à bord. Le chavirage s’est produit après une poursuite des embarcations pirates, ce qui pourtant ne rentre ni dans le cadre des protocoles de défense des navires ni dans les attributions d’un thonier 26 . Dans un autre cas, les tirs de sommations n’ont pas suffi : « les pirates sont revenus à la charge trois fois, contraignant ainsi les militaires français à ouvrir le feu sur leurs embarcations, ce qui a finalement mis un terme à cette attaque 27 . » Les équipes à bord n’empêchent pas les attaques, les exemples abondent. Le 4 mars 2010, le thonier Basque Albacan est abordé par un esquif qui, après avoir reçu des tirs de sommation venant des gardes armés à bord, a répliqué au lance-roquettes avant de s’enfuir. Si les dégâts se limitèrent alors à un incendie vite maîtrisé, cela prouve que les menaces repoussées par les armes ne signifient pas forcément moins de risque pour l’équipage. Les informations sur d’éventuelles « bavures » de la part des défenseurs ne sont pas faciles à obtenir, et pour le moment on ne connaît que des cas concernant des militaires nationaux en mission dans la région. Un navire de guerre de la marine indienne, l’INS Tabar, a ainsi envoyé par le fond un chalutier thaïlandais capturé en novembre 2008. 15 marins étaient prisonniers à bord, 14 meurent noyés et un miraculé est retrouvé après 4 jours en mer. Il n’y a pas eu de survivants parmi les pirates somaliens. La marine indienne a tout de même considéré que son navire avait réagi « en état de légitime défense 28 . » Les troupes de l’Union Africaine ont également reconnu avoir envoyé par le fond des bateaux somaliens dont il s’est avéré après les faits qu’il ne s’agissait pas de pirates 29 . Enfin, les commandos britanniques de la Frégate HMS Cumberland ont déclaré avoir tué deux Somaliens « suspectés d’avoir voulu s’attaquer à un navire danois plus tôt dans la journée 30 . » Les pirates abattus en mer entraînent un désir de représailles : un chef de groupe disait ainsi qu’après la mort de trois de ses équipiers, sa prochaine cible ne serait plus de s’emparer d’un navire mais bien de le détruire 31 . Quoi qu’il en soit, pour un somalien, pirate ou non, comme en Afghanistan ou en Irak, la différence entre soldats professionnels et mercenaires est une donnée très relative. Mohamed Abshir Waldo, expert somalien indépendant, relève que « c’est la pêche illégale pratiquée par les navires étrangers qui a entraîné le premier conflit avec les pêcheurs somaliens, quand les étrangers sont venus braconner à l’intérieur des 12 milles marins des eaux territoriales ». Ce que confirme un propriétaire somalien de plusieurs bateaux de pêche : « les navires étrangers se servent des forces navales comme protection et refusent aux locaux le droit de pêcher 32 . » Enfin, aucune statistique ne vient relever un fait pourtant constaté par de nombreux observateurs et reconnu récemment, avec embarras par la justice néerlandaise, après la traduction en justice de présumés pirates : la présence d’adolescents dans les embarcations.

Les ESP-SMP proposent généralement une solution qui paraît de prime abord plutôt inoffensive : un « plan de communication » à destination des pirates (dit : « populations ») afin de limiter les risques d’engagement. Ainsi, selon Secopex, il faut faire savoir dans les villes côtières « par des campagnes d’affichages |indiquant| que les navires battant tel pavillon ont des personnels armés embarqués issus des unités d’élite de l’armée française. Les pirates |sauront| donc à quoi s’en tenir 33 . » Ce plan de communication est en fait loin d’être innocent, il s’agit ni plus ni moins que de créer une sorte de label à destination à la fois des pirates (prévenir qu’il vaut mieux s’attaquer à un navire n’ayant pas de protection affichée), des armateurs (pour ne pas figurer dans la liste des navires considérés comme non défendu) et donc aux assureurs, qui, fatalement, auront tendance à vouloir rajouter cette norme informelle dans leurs contrôles de sécurité et ajouter un malus aux armateurs non protégés. Ce processus a l’avantage de forcer au recours aux SMP mais aussi de conforter un marché d’intermédiaires à destination de ceux qui peuvent payer et dont elles sont les seules bénéficiaires.

Avec l’introduction du statut de « garde armé », on sort des définitions traditionnelles de mercenaire et d’agent de sécurité pour plonger dans une zone floue entre le combattant et le non-combattant, entre soldat et civil. Est ainsi créée une sorte hybride de vigile dont les attributions passives et offensives sont très versatiles. M. Bryant, ancien employé du cabinet juridique new-yorkais Holland & Knight, signale que les recommandations qui sont faites, y compris dans le cas de la pêche en Europe, de recourir aux gardes armés, entraînent les armateurs dans des eaux troubles. Un armateur français, interrogé par le spécialiste français Éric Frécon précise que « si au cours de l’échange de tirs avec les pirates un homme d’équipage marchand français est blessé, l’armateur sera accusé d’avoir, par son action de location d’une société privée, contribué à l’escalade ayant mené au décès du marin. La responsabilité de l’armateur sera clairement engagée 34 . » Dans le cas désormais bien documenté du recours aux opérateurs privés contre la piraterie en Asie du sud-est, l’expérience montre que les gardes armés n’hésitent pas à faire usage de leurs armes. Le directeur d’une entreprise de sécurité maritime déclarait à ce propos : « Exactement comme un flic qui doit défendre sa propre vie, nos gars ne tirent pas pour tuer. C’est le résultat d’une suite d’événements en cascade. Si on peut démolir un moteur, on le fait. On peut aussi tirer dans les genoux. Mais si on est forcé à l’engagement, on le fait pour gagner ». Un autre manager de SMP précisait dans une interview que ses instructions à ses employés pour la protection des yachts de luxe sont : « tirez d’abord, posez des questions après 35 ».

Dangereuses conséquences

Enfin, n’est pas réglé pour autant le problème des disparités entre les législations qui entraînent un recours à la dénationalisation des pavillons maritimes, phénomène appelé « sénégalisation » : les entreprises de pêche créent des sociétés joint-ventures dans des pays proches des zones de pêche, comme dans le cas du Sénégal. À titre d’exemple, l’armateur allemand Komrowski a dénationalisé ses 925 porte-conteneurs afin de pouvoir embarquer des gardes armés sur ses liaisons passant par le Golf d’Aden 36 . Des conséquences à terme dans d’autres mers contre d’autres adversaires ne sont pas exclues. Le 4 juin 2010, les canots de Greenpeace abordent des thoniers pêchant en Méditerranée malgré l’atteinte des quotas. Les marins-pêcheurs réagissent vivement, cherchent à faire chavirer les embarcations des militants et finalement un marin perfore au harpon la jambe d’un jeune activiste. À propos de cet incident, le capitaine du thonier français incriminé déclare : « C’est un acte de piraterie. Greenpeace va à l’encontre des lois et régulations maritimes. Il n’est pas normal que notre pays n’intervienne pas et laisse faire ces actes de piraterie » et conclut sans équivoque : « j’appelle ces gens des pirates somaliens 37 . »

La ministre de l’environnement, de l’agriculture et de la pêche espagnole M. Espinosa l’a admis récemment devant les ministres européens à Bruxelles : il faudra « continuer le renforcement de tous les moyens de sécurité » pour protéger les bateaux dans l’Océan indien 38 . Pas question donc d’harmoniser les législations nationales en Europe pour limiter voire prohiber le recours au mercenariat maritime ni d’imposer un moratoire européen sur les conséquences et répercussions de la surconsommation de viande de thon. Tandis que les thoniers industriels sont peu à peu refoulés des mers européennes, qu’en sera-t-il pour les eaux poissonneuses africaines ? Le refus de faire payer la facture aux consommateurs s’explique par la volonté de rester compétitif face au thon venant du Pacifique Nord (Japon-USA) et Pacifique Sud (USA-Chili-Pérou) : derrière la protection des personnes, il s’agit bien de la protection militarisée non seulement des franchises des assureurs et des biens marchands mais aussi d’un certain mode de vie, du sushi au thon en boîte discount. La réponse espagnole se voulait également « antimilitariste » en refusant le concours de militaires pour la protection d’intérêts privés : dans cette guerre sans soldats, il existe donc un paradoxe : les combattants ne manquent pas mais tous se défendent de l’être et même de mener une guerre tandis que les pirates s’adaptent par mimétisme aux méthodes coercitives employées contre eux. La réponse française des EPE pose elle aussi ses interrogations, à travers l’étude de l’intégration de réservistes issus de la controversée réserve opérationnelle 39 . Fatalement dans le recours aux opérateurs privés, la logique du moins coûteux s’imposera, avec ce que cela implique et à l’instar des externalisations européennes actuelles en matière de défense et des expériences anglo-saxonnes. La réponse aux problèmes somaliens ne peut d’ailleurs être militaire ni même coercitive. À un crime vieux comme la mer, certains ont choisi de répondre en faisant appel à un métier vieux comme la guerre. Pourtant la piraterie n’est pas un phénomène inéluctable comme nous le montre l’Asie du sud-est qui su régler ce problème avant tout par des solutions juridiques et politiques.

Notes

1 R. CARAYOL et M. PAURON « Des pirates qui peuvent rapporter gros » www.jeuneafrique.com/ Article mis en ligne le 18 juin 2010.

2 http://www.franceonu.org/spip.php?a…

3 C. LISS, « Private Security Companies in the Fight Against Piracy » in Asia. Asia Research Centre Working Paper, N°20 juin 2005, p. 1.

4 http://www.defense.gouv.fr/ema/oper…

5 Comme le couple britannique Chandler, capturé en mer en octobre 2009 et toujours pas libéré malgré une rançon divisée par 43.

6 Le listao, prolifique, représente la moitié des prises. Il existe des inquiétudes sur les stocks d’albacore (30 % des prises et vendu plus cher) et de patudos (10 %).

7 « La filière thonière européenne. Bilan économique, perspective et analyse des impacts de la libéralisation des échanges – Rapport final » réalisé par Oceanic developpement Poseidon Aquatic Resource Management Ltd et Megapesca Ldapour la Commission européenne. 2005. p.6.

8 Cobrepeche, Saupiquet, Cmb et Sapmer pour la France et Asociación Nacional de Buques Atunero ; Organización de Productores Asociados de Grandes Atuneros Congeladores pour l’Espagne.

9 Sur la pêche illégale dans la région, voir : J.-S. MORA, « La mer peut remercier les pirates », Politis n°1090, 18-24 février 2010 et les sites des ONG Greenpeace : http://oceans.greenpeace.fr et Grands Écosystèmes Marins d’Agulhas et de Somalie : http://www.asclme.org/fr/somalia.html

10 http://www.fishsec.org/article.asp?…

11 « Un thonier français attaqué par des pirates somaliens », Le Monde du 14 septembre 2008.

12 International Ship and Port Security, dispositif imposé par les USA à la suite des attentats de 2001.

13 « Stands firm over use of armed guards to avert piracy », Lloyd List, 7 juillet 2009.

14 J. GUISNEL « L’armateur français CMA-CGM étudie l’embarquement de gardes armés à bord de ses cargos », Blog Défense ouverte www.Lepoint.fr, 7 décembre 2009.

15 Article 2 du chapitre 2 de la Loi du 30 décembre 2009.

16 J. GUISNEL, 7 décembre 2009, op.cit.

17 http://www.europapress.es/galicia/p…

18 Alinéa 9 du paragraphe c de l’article 1 modifiant l’article 81 du décret royal 2364/1994. L’article 86 modifié spécifie que l’armement réglementaire des vigiles de sécurité est déterminé par le Ministère de l’Intérieur et, en ce qui concerne l’alinéa 9 du paragraphe C de l’article 1 modifiant l’article 81 : les vigiles de sécurité priv
ée pourront porter et utiliser des armes de guerres pour la prestation des services de protection des personnes et des biens, pour prévenir et repousser des attaques, avec les caractéristiques |et| dans les conditions requises déterminées, de manière conjointe, par les Ministères de la Défense et de l’Intérieur
. L’article 2, modifiant le décret royal 137/1993 précise ce qui est entendu par armes de guerre et défini le cadre dans lequel l’usage et l’acquisition de celles-ci peuvent être autorisées exceptionnellement aux entreprises de sécurité privée, jusqu’à un calibre de 20 mn. Traduction de l’auteur.

19 http://www.deia.com/2010/04/09/soci…

20 La Voz de Galicia du 27 octobre 2009 et « Los mercenarios que protejan los atuneros seran semi-funcionarios », El Diario de Burgos du 27 octobre 2009.

21 Aspirant KOUAR (Medhi), Insécurité maritime, entre forces navales et privatisation, Centre d’Enseignement Supérieur de la Marine, 2009. p 37.

22 « Niger : Robert Dulas le retour », Jeune Afrique n°2576 du 23 au 29 mai 2010.

23 http://www.ttu.fr/francais/Articles… 12/04/2010

24 http://www.20minutes.fr/article/182…

25 http://www.europapress.es/internaci…

26 http://www.letelegramme.com/ig/gene…

27 http://www.opex360.com/2009/10/12/d…

28 http://www.20minutes.fr/article/182…

29 http://www.peche-dev.org/spip.php?a…

30 « British commandos kill Somali pirates in showdown at sea », The Guardian du 12 novembre 2008.

31 http://aquaculture-aquablog.blogspo…

32 idem.

33 http://www.meretmarine.com/article….

34 É. FRECON « Lutte contre la piraterie : faut-il faire appel aux sociétés de sécurité privées ? » Echogéo n°10, septembre-novembre 2009.

35 C. LISS, « Southeast Asia’s Maritime Security Dilemma : State or Market ? », Japan Focus, 8 juin 2007. Traduction de l’auteur.

36 « German owners swap flags to protect against pirates » , Lloyd List, 15 juin 2010.

37 http://ocean71.com/fr/avallone-acci…

38 http://www.europapress.es/nacional/…

39 http://lemamouth.blogspot.com/2010/…

Adresse électronique de l’auteur : edouard.sill@gmail.com