Le projet de loi renforçant l’interdiction de l’avortement en Pologne a été rejetée par le parlement polonais le 6 octobre 2016, après plusieurs jours de manifestations (à Paris notamment), réunies par le slogan #czarnyprotest (#manifnoire). S’agit-il pourtant vraiment d’une victoire des libérales.aux ?

Cet automne 2016 en Pologne, plusieurs milliers de femmes ont manifesté contre le projet de loi visant à interdire toute forme d’interruption de grossesse, la loi en vigueur étant déjà très restrictive en matière d’IVG. Le projet de loi, accepté pour une première lecture au Parlement, a été ensuite rejeté (notons qu’un autre projet de loi défendant le droit à l’avortement sans indication médicale ou sociale n’a pas réussi à passer cette première étape législative et a été écarté du débat). La télévision publique, dont les instances dirigeantes ont été remplacées en 2015 quand le nouveau gouvernement conservateur est arrivé au pouvoir, a mis en avant la « manipulation des protestations des femmes » : elles pensent manifester contre l’interdiction de l’avortement, alors qu’en réalité elles manifestent contre autre chose, ignorant les enjeux réels de leurs propres actions, affirmait le journal télévisé. Il ajoutait que c’était les personnalités politiques de l’opposition, même si elles n’étaient pas à l’origine des protestations, qui profiteraient de ce mouvement.

Ce message marque la spécificité du paysage politique polonais actuel : pour les médias officiels, ce n’est pas le parti au pouvoir (Droit et Justice, PiS) qui commet des erreurs ; ce sont ses ennemis qui sans cesse œuvrent contre lui. Le PiS entretient depuis plusieurs années, tout particulièrement depuis l‘accident de l’avion présidentiel en 2010 (dans lequel a péri le président d’alors, Lech Kaczyński, frère de l’actuel dirigeant du PiS), un discours victimaire, donnant à ses électrices.eurs le sentiment d’être menacé.e.s par des pouvoirs qui leur échappent, manipulés par les réseaux cachés qui trouvent leurs racines parmi les membres de l’ancien parti unique (désagrégé en 1990). Toute forme de protestation est dénoncée comme un « sujet de diversion », car la seule vraie question est celle de protéger la Pologne contre ses ennemis, aussi bien extérieurs qu’intérieurs. Ce sentiment de paranoïa est nourri en premier lieu par Internet, qui a été le berceau de personnalités politiques nouvelles et de jeunes journalistes, et aussi par la presse, dont les principaux titres ont débuté comme des sites Web conservateurs.

C‘est d’ailleurs moins le programme ultraconservateur du PiS que son langage qui a été jugé inacceptable. Et c’est bien celui-ci qui semble avoir été l’objet principal de la révolte des femmes. Langage incarné notamment par le ministre des Affaires étrangères Witold Waszczykowski, qui s’est ainsi exprimé dès le 3 octobre 2016 sur les ondes de la radio RFM : « Si elles veulent s’amuser, qu’elles s’amusent, si elles pensent que la Pologne n’est pas confrontée aujourd’hui à des problèmes plus importants. »

Le « compromis » autour de l’avortement

La loi polonaise actuelle est le résultat d’un « compromis » atteint en 1993 entre l’Église et les pouvoirs en place. Elle rend possible l’avortement dans le cas d’une malformation du fœtus, d’une menace pour la vie ou pour la santé de la femme ou si un viol est à l’origine de la grossesse. La notion de « compromis » pour décrire cette loi est apparue sous la plume de ceux qui, dans les années suivantes, s’opposaient à toute tentative de la libéraliser : « Le compromis a été atteint, respectons-le. » Or il ne s’agissait pas d’un compromis, mais bel et bien d’une victoire de l’option défendant la prohibition de l’avortement. En soi, cette victoire n’est pas problématique : le premier Parlement librement élu après la chute du régime vote une loi exprimant les opinions de celles et ceux qui représentent les électrices.eurs. Une démarche démocratique qui, par sa nature, provoque des frustrations, mais qui demeure légitime. L’origine du malaise actuel est liée précisément au moment où cette loi a commencé à être présentée comme étant une offrande, un signe de bonne volonté des conservateurs, et toute tentative de la contester à être interprétée comme une atteinte à l’intégrité de la nation.

Pendant plus de deux décennies, la gauche polonaise classique n’a guère réussi à se faire entendre : non seulement elle n’a pas su construire de discours convaincants sur les questions sociétales (pas plus que sur les questions sociales d’ailleurs), mais étant donné les origines de ses membres fondateurs, elle a été constamment critiquée pour ses liens avec l’ancien parti prosoviétique. La nouvelle gauche, indépendante, existe depuis moins de deux ans et a été à l’origine du mouvement « ManifNoire » de septembre et d’octobre 2016 : c’est le parti Razem (Ensemble), mais son influence reste limitée.

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2016, l’année absurde

L’histoire de l’affaire actuelle est assez simple. Au printemps 2016, quelques évêques ont écrit une lettre, lue dans les églises à travers le pays, qui appelait à modifier la loi relative à l’avortement. Les premières manifestations contre cette étonnante tentative de l’Église de changer la législation ont eu lieu en mai 2016. Puis est apparue une initiative citoyenne, « Stop à l’avortement » : épaulée par un groupe de juristes conservatrices.eurs, elle a élaboré un projet de loi encore plus restrictif que la loi actuelle, interdisant toute forme d’avortement (à l’exception de la situation où la vie de la mère est en danger). Ayant recueilli suffisamment de signatures, le projet a pu être présenté au Parlement et le législateur a dû prendre position. Il a donc décidé, après une première lecture, de lui ouvrir la voie d’un vote régulier.

Deux jours après la grève du « lundi noir », le 3 octobre 2016, la commission de justice et des droits humains du Parlement (Komisja Sprawiedliwości i Praw Człowieka, où le PiS a la majorité absolue) s’est exprimée contre le nouveau projet de loi interdisant l’avortement dans quasiment toutes les circonstances, y compris l’interruption médicale de grossesse (IMG). Et le 6 octobre, le Parlement (où le PiS a également la majorité absolue) l’a effectivement rejeté : 352 députés ont voté contre, 58 pour et 18 se sont abstenus. Lors du débat préliminaire, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer à la fois le langage utilisé dans la discussion et les inexactitudes factuelles concernant les aspects techniques de l’IMG. L’ancienne Première ministre Ewa Kopacz a demandé en particulier de cesser de parler des médecins comme d’ « assassins » et des infirmières comme celles qui suivent aveuglément leurs ordres.

Est-il surprenant que le parti conservateur ait voté contre ce projet de loi ? Faut-il y voir une victoire de celles et ceux qui ont manifesté en Pologne et partout dans le monde en septembre et octobre 2016 ? Certain.e.s député.e.s du PiS ont suggéré avoir pris en compte les positions exprimées lors des manifestations. Les choses sont pourtant plus compliquées. L’actuel chef du PiS, Jaroslaw Kaczyński, a plusieurs fois déclaré, depuis des décennies, être en faveur du « compromis », et il n’a jamais laissé son parti aller trop loin avec des propositions de loi plus restrictives que la loi en vigueur. D’où cette double interrogation : aurait-il perdu une partie de son autorité ? Ou bien toute cette affaire n’aurait-elle été qu’un mouvement stratégique contrôlé visant à faire apparaître le PiS comme un parti « centriste conservateur » ? Pour l’instant, tout indique que c’est bien le cas, la manœuvre ayant permis à la fois de légitimer l’expression publique des extrémistes, tout en donnant aux libérales.aux l’impression d’avoir été entendu.e.s.

Le 6 octobre, lors du vote de la loi, Jarosław Kaczyński a ainsi souligné le « respect qu’il doit aux auteurs du projet de loi ». Mais il a ajouté que les réactions de la société à la proposition de loi montrait que celle-ci ne pouvait être que nuisible : si la loi passait, elle provoquerait davantage de réactions et le résultat final serait contraire à celui escompté. Cela signifie que Kaczyński, de façon cohérente, défend pour l’instant le « compromis » de 1993, car il sait que l’ouverture véritable du débat autour de l’avortement pourrait conduire à la libéralisation de la loi.

Cette préservation du statu quo n’est donc certainement pas une victoire des courants libéraux et progressistes en Pologne. Pour « consoler » les perdants, le PiS s’est en effet déjà engagé à sponsoriser des projets éducatifs proposés par les supporteurs de la proposition de loi, après avoir supprimé quelques mois plus tôt le remboursement des frais médicaux de fécondation in vitro. L’apparente victoire des libéraux, accueillie avec enthousiasme par la presse étrangère, va contribuer en revanche à faire oublier les maladresses des dirigeants du PiS dans leurs réformes hautement controversées, comme celle du Tribunal constitutionnel et celle des médias, fièrement « répolonisés » au début de 2016.

Il est aujourd’hui difficile d’apprécier si la relative indifférence de Kaczyński au sujet de l’avortement, qu’il considère de fait comme un sujet annexe, est ou non partagée par l’ensemble de ses collaborateurs, notamment parce que la discussion ne semble pas close du côté du PiS. Ainsi, l’ancienne juge du Tribunal constitutionnel et députée du PiS, Krystyna Pawłowicz, a annoncé au moment du vote un autre projet : celui d’un nouveau « compromis », qui ajouterait à la législation actuelle une interdiction supplémentaire, celle d’interruption médicale de la grossesse, qualifiée d’« eugénique », dans le cas de fœtus atteints de graves anomalies.

Que s’est-il passé ?

La proposition de loi prohibant totalement l’avortement ne reflète donc pas l’opinion majoritaire des membres du PiS : elle est surtout une initiative de ses franges radicales, dont la présence est de longue date constante dans le paysage politique polonais. Tant que Jaroslaw Kaczyński restera à la tête du parti, l’obsession principale de ses dirigeants restera la lutte contre les vestiges, réels ou imaginaires, de l’ancien régime communiste. La permanence de ce prisme fait que tous les autres débats politiques et sociaux, comme celui sur l’avortement, ne sont que des prétextes à instrumentaliser dans le processus visant à la conservation du pouvoir pour continuer son travail de justicier. Cette focalisation sur un sujet unique renforce les divisions entre « nous » et « eux », « patriotes » et « traitres », avec une petite place pour les « idiots utiles » qui, malgré une bonne volonté initiale, œuvreraient sans le savoir à la défense des intérêts des « traitres ».

Le débat polonais de l’automne 2016 sur la prohibition totale de l’avortement a été une illustration de ce processus : les membres du PiS n’ont guère pris position dans les discussions, si ce n’est pour dénoncer un « faux problème » qui viserait à en cacher d’autres, plus essentiels. Les femmes qui manifestaient ont été dénigrées comme étant les victimes de manipulations, incapables de voir les vrais enjeux. La misogynie semble en l’espèce évidente. Mais il faut la lire aussi à travers le prisme du gouffre croissant dans la politique polonaise qui fait de l’opposant légitime dans le débat démocratique un ennemi à la fois dangereux et irresponsable, qu’il faut humilier tout en en construisant une image menaçante. L’histoire a manifestement appris aux Polonais.es, peut-être de façon un peu trop répétitive, qu’ils devaient lutter contre des ennemis, mais elle ne leur a pas indiqué comment construire un projet politique positif.